Publié par Dreuz Info le 10 septembre 2009


Pierre-André TAGUIEFF   –  
Dans Mein Kampf,
où il ne craint pas d’exhiber ses hantises et ses phobies, Hitler expose un véritable programme de domination du monde, qu’il explicite et justifie jusque dans ses aspects les plus machiavéliques et conspirationnistes. Il prétend se situer, à l’instar des théoriciens pangermanistes, au niveau de la Weltpolitik. Son « combat » est avant tout un combat contre les Juifs, contre ceux qu’il perçoit comme une puissance occulte mondiale, la « juiverie internationale » (internationale Judentum). Son antisémitisme s’est radicalisé au cours de la rédaction de son livre, prenant une dimension apocalyptique. Le 29 juillet 1924, devant l’un de ses visiteurs à la prison de Landsberg, Hitler reconnaît à la fois la centralité et la radicalisation de son combat contre les Juifs : « J’ai changé ma façon de voir sur la manière de lutter contre la juiverie [Judentum]. J’ai reconnu que jusqu’ici j’avais été beaucoup trop doux ! En écrivant mon livre, j’en suis arrivé à reconnaître qu’à l’avenir il faudra employer les méthodes de lutte les plus dures pour nous imposer avec succès. Je suis convaincu que c’est une question de vie ou de mort non seulement pour notre peuple mais pour tous les peuples. Car Juda est la peste universelle [Weltpest]. » Mais ce programme d’action repose sur un socle idéologique, où l’on rencontre une certaine interprétation de l’histoire du monde et une vision géopolitique des forces en présence. La conception du monde qu’il expose dans Mein Kampf d’une façon systématique, et quasiment définitive, est organisée autour de quatre grands axes, qui montrent qu’à défaut d’idées personnelles, l’autodidacte éclectique et fanatique a une manière personnelle de combiner divers héritages intellectuels.

1. Le principe de la race :  fondements d’une conception raciste de l’Histoire

En premier lieu, on rencontre dans Mein Kampf une vision naturaliste de l’histoire fondée sur le postulat du déterminisme racial, la position d’une hiérarchie des races où l’Aryen (la « race aryenne ») occupe le sommet (« L’Aryen est le Prométhée de l’humanité »), la conviction que la lutte des races constitue le moteur de l’Histoire et le seul facteur du « progrès » dans la mesure où la victoire revient aux races supérieures (« Le combat est toujours le moyen de développer la santé et la force de résistance de l’espèce et, par suite, la condition préalable de ses progrès »), l’expression d’une nostalgie de l’âge d’or de l’Europe incarné par la Grèce antique et l’Empire romain, et une intellectualisation de la hantise du métissage, le mélange des races étant accusé d’être la cause profonde de toute décadence, conformément à une interprétation grossièrement simplifiée de la thèse centrale de Gobineau – lequel voyait bien plutôt dans le métissage un processus ambivalent : moteur de l’Histoire et cause de toute décadence dans l’Histoire. Hitler élabore sa doctrine raciale en variant indéfiniment sur la métaphore du « sang », faisant l’éloge du « sang pur » et condamnant absolument le mélange des « sangs », c’est-à-dire des races : « C’est dans le sang, seul, que réside la force ou la faiblesse de l’homme. (…) Les peuples qui renoncent à maintenir la pureté de leur race renoncent, du même coup, à l’unité de leur âme dans toutes ses manifestations. (…) La question de race n’est pas seulement la clef de l’histoire du monde, c’est celle de la culture humaine. (…) L’histoire établit avec une effroyable évidence que, lorsque l’Aryen a mélangé son sang avec celui de peuples inférieurs, le résultat de ce métissage a été la ruine du peuple civilisateur. »  Cette vision naturaliste repose sur le postulat que la différence et l’inégalité des races humaines est non seulement un fait naturel, mais un fait providentiel, comme le Führer l’affirmera dans son discours prononcé en 1933 au congrès du NSDAP à Nuremberg : « Parce que les races humaines voulues différentes par la Providence n’ont point reçu la même charge culturelle, il sera décisif pour leur conduite et leur formation de vie de savoir, en les croisant, lesquelles des parties pourront établir comme valables dans les divers domaines de la lutte pour l’existence la conception qui leur est naturelle. » D’où un relativisme racial radical, impliquant une conception polylogiste de l’espèce humaine : « Toutes les philosophies rencontrées dans l’histoire ne sont compréhensibles que par rapport aux buts et aux conceptions de vie de certaines races. (…) Une idéologie qui pour un peuple est par naissance, son expression vitale la plus naturelle peut signifier pour un autre de caractère étranger une lourde menace et même sa fin. (…) Chaque race agit pour le maintien de son existence par les forces et les valeurs dont elle est naturellement douée. » Mais, contrairement à la vision pessimiste de l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), Hitler est convaincu qu’une politique raciale, interdisant strictement les mélanges entre « races » – plus exactement entre la « race aryenne » et les autres -, et favorisant la fécondité des meilleurs représentants de la race supérieure, peut stopper le processus de « dégénérescence ». C’est de Chamberlain qu’il tient l’idée que la « race pure », donc à ses yeux « supérieure », est à fabriquer par des méthodes sélectionnistes. L’eugénisme (baptisé « hygiène raciale » par Alfred Ploetz en 1895) doit permettre de corriger la dégradation génétique des peuples supérieurs. Mais Hitler n’en insiste pas moins sur la « conservation de l’existence raciale de l’homme », impliquant la préservation des races humaines : tel est le rôle qu’il attribue à l’État « völkisch ». Dans son discours du 29 avril 1937 à l’Ordensburg de Vogelsang, Hitler s’applique à définir le Führerstaat national-socialiste, en reprenant la vision de l’État exposée dans Mein Kampf : « Nous, nationaux-socialistes, (…) nous disons que l’État (…) n’a de sens qu’à partir du moment où son ultime mission est à nouveau de maintenir la nationalité [Volkstum] vivante. Il doit être là non seulement pour assurer la vie de la nation [Volk], mais surtout pour en conserver vivante l’essence, pour protéger le sang de la nation. »  Cet impératif de conservation raciale est pour ainsi dire corrigé par un autre impératif dérivant de l’inégalité entre les races : celui de la sélection, conformément au « principe aristocratique de la nature ». Mais l’impératif catégorique du racisme hitlérien, fondamentalement mixophobe, a pour contenu la défense de la « pureté de la race ». Mû par la hantise de la « souillure du sang » que produirait le métissage entre Juifs et Allemands, Hitler n’invente rien en la matière. Il ne fait que recueillir l’héritage des idéologues expressément racistes du nationalisme allemand völkisch, dont Theodor Fritschétait l’un des chefs de file. Parmi les « Dix commandements de l’autodéfense légale » énoncés par Fritsch en 1887 dans son Catéchisme des antisémites, on en trouvait deux qui appelaient à préserver la pureté raciale :  « Tu garderas ton sang pur. Considère comme un crime de souiller la noble lignée aryenne de ton peuple en la mêlant à celle des Juifs. Car tu dois savoir que le sang juif est éternel, impose son empreinte sur le corps et sur l’âme depuis les générations les plus reculées. Tu n’auras pas de relations sociales avec le Juif. Évite tout contact, tout rapprochement avec le Juif, tiens-le à distance de toi et de ta famille, particulièrement de tes filles, de crainte que leur corps et leur âme n’encourent quelque outrage. »  Ce programme d’interdits raciaux-sexuels sera repris par les législateurs nazis, pour aboutir aux lois de Nuremberg (1935).  Cet élitisme racialiste est jumelé chez Hitler avec une conception élitiste de l’Histoire, qui attribue aux personnalités exceptionnelles et providentielles un rôle déterminant. Parmi les « grands hommes » de l’Histoire, Hitler mentionne Luther, Frédéric le Grand et Wagner, trois grandes figures germaniques. Traitant des élites dirigeantes, Houston Stewart Chamberlain citait Luther : « Dieu régit le monde par l’intermédiaire de héros et de personnes excellentes en petit nombre. » Hitler écrit en écho, en sécularisant cette vision providentialiste : « L’histoire du monde est faite par les minorités, chaque fois que les minorités de nombre incarnent la majorité de la volonté et de la décision. » Cette conception élitiste, en politique, implique le rejet de la démocratie fondée sur le pouvoir de la masse : au principe de majorité, Hitler veut substituer le « principe de la personnalité ». Loin de miser sur le nombre pour accomplir la « révolution », Hitler attend tout des « minorités historiques » qui font « tourner la roue de l’Histoire ». Cette conception de la génialité n’est nullement exclusive de la vision raciste du monde. Pour Hitler comme pour Chamberlain, le génie émane du fond de la race : « Le génie (…) sommeille en des centaines et des milliers de consciences – et il y rêve, et il y agit – avant que l’être d’élection s’atteste élu entre tous les autres. (…) L’art du génie présuppose une abondante diffusion de génialité artistique ; Richard Wagner l’a remarqué : dans les ½uvres créatrices de l’art se manifeste “e;une force collective, répartie en des individualités multiples et diverses”e;. »  Dans son discours du 29 avril 1937, Hitler réaffirme le primat de la « personnalité », et attribue tout « progrès » à des individus de génie : « La pensée ne vit pas dans les masses. (…) Si tout progrès humain représente une réalisation supérieure à la précédente, préexistante, on comprend bien qu’il faut que quelqu’un l’ait initié. Or ce quelqu’un qui l’a initié est le porteur de la pensée et non pas la grande masse qui le suit. Il est le pionnier et non pas ce qui a suivi. (…) Le Führerstaat n’a aucune raison de redouter le génie, c’est toute la différence avec la démocratie. »

2. La doctrine expansionniste de l’« espace vital » :  la « lutte pour l’existence »

En second lieu, Hitler présente dans Mein Kampf un plan de politique étrangère de type impérialiste et d’inspiration pangermaniste visant l’expansion territoriale de l’Allemagne, centré sur l’acquisition d’un « espace vital » (Lebensraum) à l’Est et fondé sur les principes d’un darwinisme social sommaire, où la « lutte pour l’existence » explique et justifie tout. Dans cette vision géopolitique, on reconnaît l’influence des pionniers de la géopolitique allemande, Friedrich Ratzel (1844-1904) et Karl Haushofer (1869-1946), qui s’ajoute à celle des idéologues pangermanistes Ernst Hasse (1846-1908), le premier président de l’Alldeutscher Verband (Ligue pangermaniste) – créée à son initiative en 1894 -, et Heinrich Class (1868-1953), son deuxième président (à partir de 1908), sans oublier le général Erich Ludendorff (1865-1937), s’inspirant tous des thèses du darwinisme social impérialiste. Dans ses premiers discours comme dans Mein Kampf, Hitler paraît parfois plagier certains textes des idéologues völkisch du pangermanisme, qu’il s’agisse de Hasse ou de Class. En 1906, dans Deutsche Grenzpolitik (« Politique d’extension des frontières allemandes »), Hasse écrit :  « Nous nous en tiendrons à une affirmation de principe. Ce principe est très simple. Il consiste dans la nécessité, commune à tous les êtres vivants, de se procurer le plus d’espace possible pour leur activité. (…) Mais si notre domaine de colonisation ne peut coïncider avec nos frontières politiques, l’égoïsme sain de la race nous commande de planter nos poteaux-frontières dans le territoire étranger (…), plutôt que de rester sans nécessité en deçà des limites du domaine colonisé par nous. (…) Les frontières présentes de l’Empire allemand sont, comme toutes les choses humaines, sujettes à changement. Si nous sommes un peuple qui croit à son avenir et qui veut subsister, en concurrence avec les autres grands peuples civilisés du globe, nous ne devons pas souffrir qu’on restreigne en aucune façon l’espace nécessaire à notre développement, tant comme race que comme État. Toute modification apportée à nos frontières doit donc se chiffrer par un agrandissement. »  De la même manière, lorsque Hitler affirme : « L’Allemagne sera une puissance mondiale, ou bien elle ne sera pas », il ne fait que reprendre à son compte l’objectif assigné en 1845 par Friedrich List (1789-1846) aux Allemands, à savoir le gouvernement du monde, en raison de leurs qualités raciales supérieures : « La race germanique, cela ne fait aucun doute, a été désignée par la Providence, à cause de sa nature et de son caractère même, pour résoudre ce grand problème : diriger les affaires du monde entier, civiliser les pays sauvages et barbares et peupler ceux qui sont encore inhabités. » En 1854, dans Pro populo Germanico, un autre prophète du nationalisme germanique, Ernst-Moritt Arndt (1769-1860), traitant de la supériorité du peuple allemand, affirmait : « L’Allemand belliqueux, entreprenant et résolu a été créé pour coopérer à la domination mondiale et avant tout pour établir chez lui une forte unité nationale. »  Comme l’a justement fait remarquer Louis Dumont, ce qui est pour Hitler la « vérité ultime de la vie humaine », c’est la lutte de tous contre tous, qui se traduit par la lutte pour la vie, pour le pouvoir ou la domination, pour l’intérêt. La grande loi de la nature, la « loi éternelle » à laquelle n’échappent pas les hommes, c’est la loi du plus fort. Hitler fait donc sienne la thèse centrale du darwinisme social, qu’il expose d’une façon saisissante dans un discours prononcé le 5 février 1928 à Kulmbach :  « L’idée du combat est aussi vieille que la vie elle-même, car la vie se perpétue grâce à la mort en combat d’autres êtres vivants (…). Dans ce combat, les plus forts et les plus adroits l’emportent sur les plus faibles et les moins adroits. Le combat est le père de toutes choses. Ce n’est pas grâce aux principes d’humanité que l’homme peut vivre ou se maintenir au-dessus du monde animal, mais uniquement par la lutte la plus brutale. Si vous ne luttez pas pour la vie, la vie ne sera jamais gagnée. »  Deux mois plus tard, dans un discours prononcé le 2 avril 1928 à Chemnitz, Hitler reformule ainsi ce postulat : « Tous les buts que l’homme a atteints, il les a atteints grâce à son originalité d’abord, à sa brutalité ensuite. » Le principe de la lutte à mort s’oppose aux « principes d’humanité » comme la réalité à la fiction. Hitler fonde sur les principes de la lutte pour la vie et de la survie des « plus forts » (assimilés aux « meilleurs »), par la sélection naturelle continuant selon lui de fonctionner dans l’ordre social, la sélection des élites ainsi que la conservation de la « pureté » de la substance raciale d’un peuple. Cette conservation implique le rejet absolu du métissage, rejet qui lui-même dérive d’une loi de la nature, Hitler assimilant le respect des frontières entre espèces animales au respect des frontières entre races humaines. Ce « naturalisme absolu » revient à nier l’histoire, remplacée à la fois par le mythe (la lutte des races) et le culte de la violence. D’où cette redéfinition du « droit de vivre » : « Que celui qui veut vivre combatte donc ! Celui qui se refuse à lutter dans ce monde où la loi est une lutte incessante ne mérite pas de vivre. » Dans le discours « sur la doctrine national-socialiste » qu’il prononce lors du Congrès de son parti à Nuremberg, en septembre 1935, Hitler résume ainsi la conception sociale-darwiniste de la politique qu’il s’était forgée à l’époque de Mein Kampf :  « Le but originel et naturel de tout idéal, de toute institution d’un peuple ne peut (…) être que de conserver saine et pure la substance corporelle et morale qu’il a reçue de Dieu. De ce principe reconnu découle le critère de tous les phénomènes de la vie d’un peuple, pour décider de leur légitimité, c’est-à-dire pour juger s’ils servent à la conservation du peuple ou s’ils menacent de lui nuire ou même de l’anéantir. La lutte pour la vie étant ainsi établie, notre seul devoir est de découvrir et d’assurer les conditions propres à réaliser cette conservation. Si le Parti national-socialiste veut justifier sa fin, il faut d’abord qu’il assure à la direction politique de la nation cette élite qui, dans presque tous les domaines de la vie, résulte spontanément de la sélection naturelle et joue le rôle dirigeant. »  Cette vision de la politique comme géopolitique et biopolitique implique de réduire l’État à un instrument de la conservation et de la croissance d’un peuple-race. En relativisant l’importance de l’État, contre la tradition philosophico-juridique fondée par Hegel, Hitler reprend à son compte l’héritage d’un idéologue du pangermanisme comme Ernst Hasse, qui résumait ainsi sa perspective : « Le peuple est la seule chose qui conserve une consistance dans le développement d’une évolution millénaire. Tout le reste n’est que situation transitoire. Comme réceptacles des peuples, les États vont et viennent. Quant aux constitutions des États et à l’organisation de la société, elles sont encore plus passagères. L’unique chose durable qui traverse toutes les transformations, c’est le peuple. »  Récusant explicitement et avec virulence l’individualisme libéral ou « bourgeois », Hitler pense néanmoins les « races » comme des individus collectifs en concurrence les uns avec les autres. Il demeure ainsi sous l’emprise des schèmes de la pensée individualiste moderne. En dénonçant comme des abstractions corrélatives l’« individu » de la société bourgeoise et l’« humanité » de l’idéologie communiste, Hitler peut ériger la Volksgemeinschaft en fondement absolu de l’ordre politique. Dans un discours prononcé en 1937 au Reichstag,  il se montre fort clair sur la question : « La poutre maîtresse du programme national-socialiste est d’abolir le concept libéral de l’individu comme le concept marxiste de l’humanité, et de leur substituer celui de la communauté du Volk, enracinée dans son sol et unie par les chaînes d’un même sang. » C’est dans cette perspective que le mot « socialisme » prend un nouveau sens, celui que lui donne la « biologie raciale » des théoriciens de l’« hygiène raciale » et la politique de la race qui en constitue l’application. Le généticien eugéniste Fritz Lenz, dans un article appelant à un « renouveau de l’éthique », paru en 1917, opposait le « socialisme », en tant que régime politique propre à cimenter l’unité « organique » du « peuple allemand », et s’accordant ainsi aux objectifs de l’« hygiène raciale », à la démocratie libérale, privilégiant les droits de l’individu : « La pensée sociale doit être développée, mais plutôt dans le sens organique-social qu’individuel-social. Le socialisme ne doit pas avoir pour objectif suprême les individus, mais la race. La vocation de l’État n’est pas de se préoccuper des droits des individus mais d’être au service de la vie de la race [dass er dem Leben der Rasse diene]. Tous les droits doivent contribuer à cet objectif, et s’y soumettre. »  C’est dans la version brutale du darwinisme social définie dans Mein Kampf qu’Hitler puisera les arguments justifiant les exterminations de masse des populations civiles « ennemies » qu’il ordonnera personnellement dès l’été 1939. Dans son discours prononcé le 22 août 1939 devant ses généraux réunis à l’Obersalzberg, peu avant l’invasion de la Pologne, Hitler justifie par le besoin de Lebensraum l’extrême violence dont l’armée allemande doit faire preuve vis-à-vis de la population polonaise, et, n’hésitant pas à se donner pour modèle Gengis Khan, engage ses généraux à ordonner de massacrer en masse les civils polonais.  « Notre force tient à notre rapidité et notre brutalité. Gengis Khan a condamné à mort des millions de femmes et d’enfants, en toute conscience et d’un c½ur léger. L’histoire ne se souvient que du grand fondateur d’État. Je me moque de ce que dit la faible civilisation ouest-européenne à mon propos. J’ai donné un ordre – et je fusillerai quiconque formulera une seule critique : l’objectif de la guerre ne sera pas d’atteindre une ligne donnée mais d’anéantir physiquement l’adversaire. C’est pourquoi j’ai disposé – pour l’instant seulement à l’Est – mes unités à tête de mort ; elles ont reçu l’ordre de mettre à mort sans merci et sans pitié beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants d’ascendance et de langue polonaises. C’est la seule manière pour nous de conquérir l’espace vital dont nous aurons besoin. Qui parle encore, aujourd’hui, de l’anéantissement des Arméniens ? ».  La Pologne fut bien pour les nazis, selon la volonté du Führer, le laboratoire de la « solution finale ». 

3. La lutte à mort contre la « juiverie internationale »

En troisième lieu, on trouve dans Mein Kampf le programme d’une lutte finale contre la « juiverie internationale » (internationale Judentum, syntagme mal traduit par « judaïsme international »), définie comme l’ennemi absolu aux multiples visages, de la « finance cosmopolite » au « bolchevisme juif », ou « judéo-bolchevisme », incarnation d’une puissance occulte mondiale. Le mythe du complot juif mondial entre en syncrétisme avec la vision raciste-aryaniste du monde, pour donner son contenu au dualisme manichéen qui structure la vision hitlérienne du monde. Les Juifs sont fantasmés comme la plus grande menace pesant sur l’identité de la « race aryenne », donc sur « la civilisation », si l’on croit, comme l’affirme Hitler dans le premier tome (1925) de Mein Kampf, que « l’Aryen », qui représente « le type primitif [Urtyp] de ce que nous entendons sous le nom d'”e;homme”e; », est « le Prométhée de l’humanité » et qu’il a « créé la civilisation ».  L’ennemi juif est défini par Hitler comme ennemi absolu dans le cadre d’une vision conspirationniste étayée par le célèbre faux antijuif, les Protocoles des Sages de Sion, qu’il connaissait depuis le début des années 1920. Ce faux d’origine franco-russe, qui deviendra rapidement un best-seller international, fut transmis au début de 1919 en Allemagne par des émigrés russes  (Fedor V. Vinberg, Piotr N. Chabelski-Bork) et baltes (Max-Erwin von Scheubner-Richter, Alfred Rosenberg). Il fut lu par Hitler en 1920, dans sa première traduction allemande, réalisée par Gottfried zur Beek (pseudonyme de Ludwig Müller, dit Müller von Hausen, fondateur de l’Alliance contre l’arrogance de la juiverie en 1912, puis membre du Germanenorden) et publiée sous le titre Die Geheimnisse der Weisen von Zion (« Les Secrets des Sages de Sion »). C’est sous l’influence de ces émigrés antibolcheviks – en particulier Rosenberg et Scheubner-Richter, qui mêlaient dans leur discours l’antimaçonnisme à l’antisémitisme -, s’ajoutant à celle qu’exerçait sur lui Dietrich Eckart, qu’Hitler interprète de façon apocalyptique la révolution bolchevique comme une preuve de la conspiration juive mondiale, sa preuve à la fois la plus récente et la plus flagrante. En 1920, Eckart stigmatisait la Russie soviétique comme « la dictature d’égorgeurs de chrétiens sous l’égide du rédempteur juif Lénine et de son Élie, Trotski-Bronstein », et affirmait qu’à ses yeux, la meilleure solution de la « question juive » serait d’embarquer tous les Juifs dans un train et de déverser ce chargement dans la mer Rouge. C’est à Eckart que les nazis vont emprunter leur cri de guerre : « Deutschland, erwache ! » (« Allemagne, réveille-toi ! »).  Lancée par le général Erich Ludendorff, la légende du coup de poignard dans le dos, censée expliquer la défaite allemande et la « désastreuse » paix de Versailles, parut fournir une nouvelle preuve historique de la réalisation du programme de domination juive mondiale censé avoir été révélé par les Protocoles des Sages de Sion. Cette légende, fondée sur le stéréotype du Juif « destructeur des nations » et des « empires », fut aussitôt reprise par la quasi-totalité des milieux de l’extrême droite allemande qui, traumatisés par la révolution de novembre 1918 qu’ils supposaient à direction juive, s’appliquaient à disculper le militarisme prussien en imputant aux Juifs la responsabilité principale des malheurs de l’Allemagne. Le général prussien Friedrich von Bernhardi (1849-1930), chef de file du bellicisme allemand d’avant-guerre, reprend à son compte la légende dans un ouvrage paru en 1922 : Deutschlands Heldenkampf 1914-1918 (« Le Combat héroïque de l’Allemagne, 1914-1923 »). Le journaliste et essayiste néo-conservateur Hans Blüher (1888-1955) – connu comme historien du mouvement des Wandervögel -, dans un opuscule également paru en 1922 : Secessio Judaica, considère l’accusation comme irréfutable, en ce qu’elle est en parfait accord avec la conviction qu’a le peuple allemand de la culpabilité des Juifs dans le dénigrement du prussianisme. Dans un livre paru en 1921, Kriegführung und Politik (« Conduite de la guerre et politique »), Ludendorff accuse expressément les Juifs d’avoir voulu la défaite de l’Allemagne et s’efforce d’expliquer pourquoi les hauts dirigeants du peuple juif se sont engagés contre l’Allemagne :  « Le directoire [Oberleitung] du peuple juif a soutenu les efforts de la France et de l’Angleterre, peut-être a-t-il même guidé la politique de ces deux pays. Il a considéré la guerre mondiale imminente comme le moyen d’atteindre ses objectifs politiques et économiques : acquérir un territoire ayant le statut d’un État en Palestine, faire reconnaître l’existence du peuple juif ; procurer aux Juifs d’Europe et d’Amérique une position de suprématie, au-dessus des Étatset à la tête des capitalismes. Dans le cadre de la réalisation de ce programme, les Juifs, en Allemagne, aspiraient à une position identique à celle qu’ils détenaient dans les pays qui s’étaient déjà livrés à eux. Pour cela, le peuple juif avait besoin de la défaite allemande. »  Cette accusation visant les Juifs comme principaux responsables de la défaite de l’Allemagne sera intégrée par Hitler dans nombre de ses discours, où elle jouera le rôle d’une justification d’un type de prophétie-menace dont le démagogue fera un usage récurrent, comme dans le discours du 30 novembre 1919 à Hersbruck : « Les temps viendront où les coupables de l’effondrement de l’Allemagne perdront l’envie de rire. Ils seront saisis d’angoisse. Qu’ils sachent que le juge arrive. » Dans le deuxième tome de Mein Kampf, Hitler réitère et précise sa prophétie sur le châtiment des « criminels de Novembre » : « Un jour, un tribunal national allemand aura à juger et à faire exécuter quelques dizaines de milliers d’organisateurs responsables de la trahison de Novembre et de tout ce qui s’y rapporte. » Lesdits « criminels » sont d’abord et avant tout les Juifs. Le 21 janvier 1939, Hitler déclare au ministre des Affaires étrangères tchèque Frantisek Chvalkovsky : « Nous allons détruire les Juifs. Ils n’auront pas l’occasion de recommencer ce qu’ils ont fait le 9 novembre 1918. Le jour du règlement de comptes est arrivé. » Lancée deux ans et demi avant l’invasion de l’URSS et la montée aux extrêmes – dans les actes comme dans la vision mythique – de la lutte contre le « judéo-bolchevisme », on peut voir dans cette « prophétie » l’un des indices de la « primauté de l’idéologie », justifiant qu’on puisse parler d’une « croisade » hitlérienne, à l’instar de l’historienne Lorna Waddington. Mais une « croisade » visant exclusivement l’extermination de l’ennemi, sans laisser la moindre place à la conversion ou au ralliement. Une guerre idéologique génocidaire dont l’antisémitisme « apocalyptique » hitlérien (Wistrich) aura constitué la première illustration historique.  L’indéniable fixation sur la figure répulsive du « bolchevisme juif » ou du « judéo-bolchevisme », qu’on rencontre dans les discours d’Hitler à partir de 1920, dans Mein Kampf et, pour finir, dans les déclarations faites entre l’été 1941 et le printemps 1945, a pu faire croire à certains historiens, marxisants ou non, que les Juifs étaient haïs en tant que bolcheviques. Il y a là une lourde erreur d’interprétation, qui constitue le fil conducteur de l’étude d’Arno J. Mayer,  La « Solution finale » dans l’histoire (1988). Pour Hitler, si les bolcheviques étaient intrinsèquement haïssables, ils l’étaient d’autant plus qu’ils étaient supposés juifs. Tel était l’objet de la haine absolue et abstraite du Führer : les bolcheviques en tant que Juifs. Selon le même principe mythopolitique, si, aux yeux d’Hitler, la « finance juive internationale » était absolument haïssable, elle l’était en tant que juive, ou comme manifestation particulière de la satanique « juiverie internationale ».  Hitler s’inspire aussi d’une littérature antisémite völkisch alors largement répandue qui stigmatise le Juif comme « parasite », en recourant notamment à des métaphores bio-médicales qui permettent de construire le type répulsif du Juif-bacille. Dans Mein Kampf, « le Juif » est opposé à « l’Aryen », d’une façon manichéenne, comme le type du parasite destructeur à celui du créateur de civilisation, ou encore comme le principe satanique au principe divin. Non seulement, pour Hitler, un Juif ne pouvait pas être un citoyen allemand, mais il ne pouvait pas non plus être un artiste ou un écrivain allemand. Ces convictions nationalistes-racistes, Hitler les avait reçues non seulement de Wagner ou de Chamberlain, mais aussi de tous les essayistes qui, à la fin du XIXe siècle, avaient varié sur le thème « L’Allemagne aux Allemands », tels Paul de Lagarde (1827-1891), le prophète de la renaissance germanique, postulant que « les Juifs en tant que Juifs sont un fléau pour tous les peuples de l’Europe », ou Julius Langbehn (1851-1907), le fameux auteur de Rembrandt als Erzieher (« Rembrandt éducateur »), qui soutenait qu’« un Juif peut tout aussi peu devenir un Allemand qu’une prune peut devenir une pomme ». Cette thèse rejoignait les diatribes de Richard Wagner contre les Juifs coupables de « judaïser » la culture allemande. Le jeune Wagner, dans son fameux essai Le Judaïsme dans la musique (Das Judentum in der Musik), publié sous pseudonyme dans la Neue Zeitschrift für Musik de Leipzig les 3 et 6 septembre 1850, puis sous son nom en 1869, avait dénoncé avec virulence l’émancipation des Juifs comme instrument de leur domination dans le monde moderne. Dans ses écrits et ses déclarations publiques, à partir de 1850, Wagner a beaucoup fait pour diffuser la thèse selon laquelle l’influence juive dans la culture européenne était essentiellement négative, et qu’il fallait de toute urgence lutter contre le processus de « judaïsation (Verjudung) de l’art moderne ». Ainsi, dans « Qu’est-ce qui est allemand ? » (1879), Wagner dénonçait les Juifs comme des faussaires dangereux pour l’identité allemande : « Les Juifs [tiennent] le travail intellectuel allemand entre leurs mains. Nous pouvons ainsi constater un odieux travestissement de l’esprit allemand, présenté aujourd’hui à ce peuple comme étant sa prétendue ressemblance. Il est à craindre qu’avant longtemps la nation prenne ce simulacre pour le reflet de son image. Alors, quelques-unes des plus belles dispositions de la race humaine s’éteindraient, peut-être à tout jamais. » Dans son essai de 1881, « Connais-toi toi-même », Wagner dénonçait une nouvelle fois « le Juif » comme le « démon plastique de la décadence [Verfall] de l’humanité, qui triomphe avec assurance » – expression particulièrement prisée par Alfred Rosenberg et Joseph Goebbels -, et concevait la décadence comme le règne de l’abstraction généralisée, effet d’une perte du « sentiment cosmique » et d’une disparition des attitudes désintéressées, chassées par ce qu’il appelait en 1849, dans son essai L’¼uvre d’art de l’avenir, la puissance de « l’utilitarisme judéo-oriental ». Rauschning est assurément crédible lorsqu’il fait dire à Hitler : « Quiconque désire comprendre le national-socialisme doit d’abord connaître Richard Wagner. »  Quant à l’écrivain antisémite et historien völkisch de la littérature Adolf Bartels (1862-1945), qui postulait qu’« un Juif ne peut pas être un écrivain allemand », il fut reconnu comme un maître et honoré en tant que tel sous le Troisième Reich, et Hitler lui-même tint à lui rendre visite à Weimar en 1926. En 1910, Bartels définissait le postulat raciste de son approche de la littérature allemande en ces termes : « Celui qui de nos jours, en histoire littéraire, évince la question juive, celui qui ne distingue pas d’une manière absolument claire entre un esprit allemand sain et l’esprit juif, international et malsain, celui-là ne se détourne pas simplement de son devoir à l’égard du peuple allemand, il commet un crime contre lui. »  Face à « l’idéalisme » propre à l’Aryen se profile donc, au regard d’Hitler, la menace du « parasite » juif, du « bacille » ou du « virus juif », selon un jeu de métaphores pathologisantes empruntées notamment à Wilhelm Bölsche (1861-1939), l’un des représentants du « darwinisme social » à l’allemande, situé dans le sillage de Ernst Haeckel, et auteur d’un livre intitulé Vom Bazillus zum Affenmenschen. Naturwissenschaftliche Plauderein (« Du bacille à l’homme-singe. Causerie scientifique »), paru en 1899. Cette représentation du Juif comme expression d’une forme de vie inférieure constituera pour les nazis une puissante rationalisation hygiéniste de l’élimination des Juifs : face à la « vermine juive », il va de soi qu’il faut prendre des mesures d’hygiène, « désinfecter », « nettoyer », « épurer ».  Mais le Juif est aussi un principe de corruption, d’infection ou d’« empoisonnement du sang », qui hante l’imaginaire hitlérien. Les rapports sexuels que les Juifs peuvent avoir avec les Aryens constituent un « péché contre le sang », selon l’expression banalisée par le titre du célèbre roman de l’écrivain völkisch Artur Dinter (1876-1948) : Die Sünde wider das Blut, paru en décembre 1917. Dans un discours prononcé le 2 février 1922, Hitler demande la peine de mort pour « tout Juif pris avec une fille blonde ». Évoquant son séjour à Vienne, ville « cosmopolite » à ses yeux, symbolisant le « chaos ethnique » (ce qu’il appellera en 1928, dans le Second Livre,la « bouillie de races », Rassenbrei), Hitler écrit : « Et au milieu de tous ces gens : cette éternelle bactérie de l’humanité, des Juifs, encore et toujours des Juifs. Cette ville tentaculaire me faisait l’effet d’incarner “e;le péché contre le sang”e;. » La présence des Juifs au milieu des peuples aryens représente une menace de « souillure raciale », de « profanation de la race » (Rassenschande). Dès lors, l’élimination du principe du Mal, le Juif, constitue la voie de la rédemption de l’humanité aryenne.

4. La « purification » et l’amélioration de la « race » : l’« hygiène raciale » au programme

En quatrième lieu, Hitler expose dans Mein Kampf l’utopie d’une politique de « purification » et de « régénération » relevant de l’« hygiène raciale », programme à la fois raciste et eugéniste visant à éliminer, dans la population considérée, les éléments jugés « dégénérés » ou « inférieurs » (eugénique dite « négative ») et à favoriser la multiplication des éléments « racialement sains » ou « supérieurs » (eugénique dite « positive »). Cette biopolitique raciste suppose une vision instrumentale de l’État : « L’État n’est pas un but, mais un moyen. Il est bien la condition préalable mise à la formation d’une civilisation humaine de valeur supérieure, mais il n’en est pas la cause directe. Celle-ci réside exclusivement dans l’existence d’une race apte à la civilisation. » Lecteur enthousiaste du célèbre traité d’hérédité humaine et d’« hygiène de la race » publié en 1921 par les généticiens Erwin Baur, Eugen Fischer et Fritz Lenz : Grundriss der menschlichen Erblichkeitslehre und Rassenhygiene, en deux volumes (t. 1 : Menschliche Erblichkeitslehre ; t. 2 : Menschliche Auslese und Rassenhygiene), Hitler prône publiquement, au début du deuxième chapitre (« Années d’études et de souffrances à Vienne ») du tome I de Mein Kampf, le meurtre des enfants handicapés, dans un passage où il fait référence aux rejetons « dégénérés » des familles ouvrières misérables qu’il avait observées à Vienne durant sa jeunesse : « Anéantir avec une décision brutale les rejetons non améliorables. » Dans le deuxième chapitre (« L’État ») du tome II, Hitler préconise clairement la stérilisation des porteurs de « tares » et de maladies héréditaires, et justifie longuement les mesures d’eugénique négative censées corriger l’impératif nataliste qu’il défend par ailleurs en tant que nationaliste allemand :  « L’État raciste [völkische Staat] (…) devra faire de la race le centre de la vie de la communauté ; veiller à ce qu’elle reste pure ; déclarer que l’enfant est le bien le plus précieux. Il devra prendre soin que, seul, l’individu sain procrée des enfants ; il dira qu’il n’y a qu’un acte honteux : mettre au monde des enfants quand on est maladif et qu’on a des tares, et que l’acte le plus honorable est alors d’y renoncer. Inversement, il professera que refuser à la nation des enfants robustes est un acte répréhensible. L’État doit (…) déclarer que tout individu notoirement malade ou atteint de tares héréditaires, donc transmissibles à ses rejetons, n’a pas le droit de se reproduire et il doit lui en enlever matériellement la faculté. (…). Celui qui n’est pas sain, physiquement et moralement, et par conséquent n’a pas de valeur au point de vue social, ne doit pas perpétuer ses maux dans le corps de ses enfants. (…) On se préoccupera tout naturellement de développer la valeur de ce qui constitue la moelle la plus précieuse de la race et d’augmenter sa fécondité pour qu’enfin toute la nation participe à ce bien suprême : une race obtenue selon les règles de l’eugénisme. »  Chez les théoriciens racio-eugénistes, dont s’inspire Hitler en 1924-1925, la notion de « race » sort des classifications de l’anthropologie physique pour se redéfinir comme l’effet d’une action volontaire dont l’instrument principal est la sélection des procréateurs. L’idée eugéniste de la race voulue rompt avec l’imaginaire gobinien de la race perdue. « La race n’est pas un phénomène primitif, elle est produite » (« Rasse ist nicht ein Urphänomen, sondern sie wird erzeugt »), affirme Houston Stewart Chamberlain en 1899 dans son ouvrage le plus célèbre, les Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts (littéralement : « Les Fondements du XIXe siècle »). En 1921, le généticien eugéniste Lenz, dans le célèbre traité de génétique humaine et d’hygiène raciale qu’il a co-signé avec Baur et Fischer, pose le problème de la race à la manière de Chamberlain : « Au début de toute chose se trouve le mythe. (…) Oui, la race est un mythe, c’est moins une réalité du monde expérimental qu’un idéal à atteindre. »  Au début d’octobre 1923, un mois avant le putsch manqué de Munich, Hitler, en admirateur du théoricien aryaniste et eugéniste, gendre de Wagner et wagnérien éminent, qu’était Chamberlain, avait rendu visite à ce dernier à Bayreuth. Le 7 octobre, Chamberlain lui adresse une lettre où, en prophète reconnu du germanisme, il adoube le jeune agitateur :  « En vérité, vous n’êtes pas un fanatique, comme vous m’aviez été décrit ; je voudrais plutôt vous définir comme le contraire du fanatique. Le fanatique excite les esprits ; vous échauffez les c½urs. Le fanatique veut persuader ; vous voulez convaincre, seulement convaincre – et c’est pourquoi vous réussissez (…). De hautes tâches vous attendent ; mais, malgré votre force de volonté, je ne vous prends pas pour un homme de violence (…). Il y a une violence qui vient du chaos et qui y mène, et il y a une violence dont l’essence est de former le cosmos (…). C’est en cette signification cosmique que je vous range parmi les hommes qui construisent et non parmi les violents (…). Rien ne sera atteint tant que subsistera le système parlementaire (…). Je tiens son règne pour le plus grand malheur qui puisse advenir à un peuple (…). Ma foi dans le Germanisme n’a pas vacillé un seul jour ; mais mon espoir, je l’avoue, était descendu au plus bas du reflux. D’un seul coup, vous avez transformé mon état d’âme. Qu’au moment de sa plus grande détresse l’Allemagne se donne un Hitler, cela prouve sa vitalité (…). Que Dieu vous protège !  »  Cette lettre, caution donnée à Hitler par une personnalité de réputation internationale, fut largement diffusée et exploitée par la propagande nazie. Chamberlain adhéra au parti national-socialiste et, en 1924, salua Hitler dans l’organe du NSDAP, le Völkischer Beobachter, comme l’homme destiné par Dieu à conduire et à diriger le peuple allemand. En 1925, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Chamberlain, le Völkischer Beobachter célébra le principal ouvrage du maître, Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts, comme « l’Évangile du mouvement national-socialiste ». Il n’est pas sans signification qu’Alfred Rosenberg, dans un livre sur Chamberlain paru quelques mois après la mort de ce dernier (janvier 1927), l’ait célébré comme « le prophète et le fondateur de l’avenir germanique ».  On retrouvera ces quatre grandes orientations idéologiques, définies par Hitler en 1924-1925, dans la politique nazie de 1933 à 1945 : racisme (ou national-racisme), darwinisme social impérialiste (ou nationalisme expansionniste), antisémitisme apocalyptique (inséparable d’un anticommunisme radical) et eugénisme (plus précisément, un eugénisme d’État, impliquant un contrôle systématique et coercitif de la procréation). La quadripartition de la doctrine hitlérienne, telle qu’elle est exposée dans Mein Kampf, semble s’être reflétée dans la politique du Troisième Reich, qui fut donc une politique idéologique, conforme à une conception du monde ou à une « philosophie » qui lui préexistait. Il y a là un fait observable qui ne laisse pas d’être surprenant : le fait que les grandes lignes d’une doctrine politique se soient comme réalisées dans l’histoire, alors que la marche ordinaire de celle-ci offre le spectacle d’une suite non cohérente d’effets pervers, les programmes politiques ou les utopies sociales ne se réalisant que sur le mode de l’inversion, de la perversion ou de la distorsion. Le fait que ce programme politique dérivant de dogmes idéologiques ait pu trouver une réalisation effective, grâce à la conjonction spécifique d’une violence coercitive et d’un consensus créé par un puissant appareil de propagande et d’endoctrinement, ce fait est inintelligible sans poser comme facteur déterminant l’emprise polymorphe du personnage central, Hitler. Ce dernier, loin de se contenter de satisfaire, comme tout homme politique ordinaire, sa soif de pouvoir, a voulu transformer le monde selon ses idéaux, aussi monstrueux qu’ils aient été. En quoi il a bien été un « révolutionnaire », ainsi que l’a montré John Lukacs dans son essai de 1997 : The Hitler of History. Osons suggérer un rapprochement : Mein Kampf aurait pu être titré, à l’instar du livre de Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire. Il y a en effet autant de postures révolutionnaires que de grandes idéologies politiques : s’il existe des révolutionnaires jacobins, communistes et anarchistes, il existe aussi des révolutionnaires anticommunistes, nationalistes, fascistes et racistes. Au mot d’ordre communiste « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » fait écho le mot d’ordre raciste « Racistes de tous les pays, unissez-vous ! », qui prendra sens avec l’ouverture de la Waffen-SS, fin 1942, aux combattants d’origine non germanique.  Concernant le programme d’eugénique raciale exposé par Mein Kampf, il faut noter que sa mise en ½uvre a été immédiate : de 1933 à 1935, le Troisième Reich s’est donné une législation inspirée à la fois par l’eugénique négative et par une judéophobie raciste centrée sur la mise à l’écart des Juifs d’Allemagne. Dans un premier temps, la biopolitique nazie, en tant que « biologie appliquée », s’est traduite, aussitôt après la prise du pouvoir, d’abord par une législation eugéniste (1933-1934), puis par la promulgation de lois expressément racistes (les « Lois de Nuremberg », 1935). Ces lois discriminatoires ont été appliquées sans tarder. La  loi pour la « prévention d’une descendance héréditairement malade » fut adoptée le 14 juillet 1933 et entra en application le 1er janvier 1934. Il s’agit d’une loi proprement eugéniste dans laquelle on ne trouve pas trace de racisme ni d’antisémitisme, contrairement aux « Lois de Nuremberg ». En 1934, deux lois d’inspiration eugénique furent adoptées, qui vont constituer la base légale de la stérilisation de plus de 350 000 personnes : la loi limitant la procréation chez les malades héréditaires, et la loi contre les criminels irrécupérables et dangereux. Le 15 septembre 1935 furent votées à Nuremberg par le Parlement, lors du septième Congrès du Parti national-socialiste (10-16 septembre), deux lois, dites « de Nuremberg », visant à réaliser l’épuration raciale de la population allemande : la loi définissant la citoyenneté et, surtout, la « Loi pour la protection du sang et de l’honneur allemands », loi discriminatoire et ségrégationniste interdisant « les mariages entre Juifs et ressortissants de l’État de sang allemand ou apparenté » (art. 1). Cette loi interdisait le mariage et les rapports sexuels entre « Juifs » et « Aryens », tout en distinguant, parmi les « Aryens », les « Allemands » et ceux de « race apparentée ». L’orientation générale de cette politique où l’eugénisme était mis au service d’objectifs à la fois productivistes, collectivistes et racistes, allant de la ségrégation et la stérilisation à l’extermination, fut la recherche d’une « solution finale des problèmes sociaux » (Norbert Frei), qui prenait tout son sens dans le cadre d’un vaste projet de « régénération » ou de « rénovation nationale ». L’eugénique dite « positive » (favoriser la procréation chez les individus supposés porteurs d’une « bonne hérédité ») a pris figure, sous le Troisième Reich, avec le projet Lebensborn (« source de vie », « printemps de la vie »), projet de « régénération raciale » mis en application par Himmler à partir de 1936. Dans la perspective néo-païenne d’Himmler, il s’agissait d’ouvrir la voie au remplacement final du mariage chrétien par des normes morales et des cérémonies s’inspirant de l’hygiène raciale « nordique ». Le Reichsführer-SS, dont le programme d’action était de pratiquer « l’élevage humain » afin de « rendre sa pureté à la race germanique », définissait ainsi ses objectifs eugénico-racistes devant un groupe d’officiers de marine : « Je me suis fixé la mission d’obtenir, par une sélection basée sur l’apparence physique et par un effort continu, par un tri brutal effectué sans aucune sentimentalité humaine, et par l’éradication du faible et de l’inapte, l’émergence d’une nouvelle race germanique. »  La politique nazie pouvait ainsi se présenter et se célébrer comme une science appliquée. Et la plupart des scientifiques de renom restés en Allemagne applaudissaient. En 1934, le plus célèbre des généticiens allemands, Eugen Fischer, enthousiasmé par l’adoption des premières lois eugénistes, ne marchandait pas ses éloges : « Pour la première fois dans l’histoire mondiale, le Führer Adolf Hitler met en pratique les découvertes concernant les fondements biologiques des peuples – la race, l’hérédité, la sélection. Ce n’est pas par hasard que cela se produit en Allemagne : la science allemande donne aux politiciens les outils nécessaires. » En 1935, alors qu’il n’avait pas encore rallié le parti national-socialiste, le généticien Otmar von Verschuer, l’étoile montante de la biologie allemande, glorifiait à son tour l’action « pionnière » d’Hitler : « Le Führer du Reich allemand [a été le] premier homme d’État à avoir fait des connaissances de biologie de l’hérédité [Erbbiologie] et d’hygiène raciale un principe directeur de la conduite de l’État. »  L’eugénique dite « négative » (décourager ou empêcher la procréation chez les individus jugés porteurs de défauts ou de maladies héréditaires) a pris la forme radicale d’une entreprise d’extermination des handicapés et des malades mentaux, travestie en actions de « compassion » ou de « charité » envers les « malades ». Cette campagne dite « d’euthanasie », lancée dans le plus grand secret en octobre 1939 – dénommée Aktion T4 d’après l’emplacement de son bureau spécial, situé au 4 de la Tiergartenstraße -, fut interrompue, grâce aux protestations de hautes autorités ecclésiastiques, le 28 août 1941. Le discours eugéniste (lui-même euphémisé par le recours au terme « euthanasie ») a ainsi longtemps servi à masquer la réalité de la politique nazie d’élimination de la « vie sans valeur » (« unwertes Leben ») : d’abord mise à part et à l’écart, puis extermination des individus « sans valeur de vie ». Lorsque le secret de la politique d’extermination a été percé, et son langage codé décrypté, le massacre a dû être interrompu par les hauts dirigeants nazis. Même dans le cadre d’un État totalitaire, l’accès d’une information dissimulée à l’espace public (aussi réduit soit-il) suffit à exercer une pression symbolique. On sait que les choses se sont passées tout autrement dans le cas de la « Solution finale de la question juive », qui, le « terrifiant secret » ayant été plutôt bien gardé, a pu être réalisée sans rencontrer d’obstacles insurmontables. Hitler s’en félicitera le 2 avril 1945 : « Le fait d’avoir éliminé les Juifs d’Allemagne et de l’Europe centrale demeurera un titre de reconnaissance durable à l’égard du national-socialisme. » Le philosophe et théologien juif Richard L. Rubenstein, dans son bel essai paru en 1968, The Religious Imagination, ne cachera pas la leçon pessimiste qu’il a tirée de ses réflexions sur Auschwitz : « Les Allemands ont gagné la seule guerre qui comptait vraiment pour eux : la guerre contre les Juifs. En outre, ils ont enseigné au monde que, grâce à la technologie humaine, le génocide psychologique, moral et physique est chose possible. (…) Toute action menée à bien incite à la répétition. La menace du génocide ne s’effacera plus. » Ce que nous a appris la Shoah, c’est en effet qu’un génocide peut se réduire à « une série de problèmes techniques à résoudre ». Terrible leçon, qui n’offre ni consolation, ni raison de ne point désespérer.

Fin de la seconde et avant-dernière partie.

Pierre-André TAGUIEFF

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