Publié par Pierre-André Taguieff le 22 mars 2012
 
Réflexions sur la tuerie antijuive de Toulouse – Entretien avec Pierre-André Taguieff (réalisé le 20 mars 2012)
 
1) Pourquoi agresse-t-on les Juifs? 
 
Pierre-André Taguieff. C’est le triste héritage de siècles d’une haine visant spécifiquement le peuple juif, une haine mêlée de crainte et parfois d’envie ou de jalousie, nourrie ou légitimée par des arguments théologico-religieux, économico-financiers, anti-religieux (au siècle des Lumières), pseudo-scientifiques (la « doctrine des races » au XIXe siècle), et enfin politiques, de l’antisémitisme nationaliste de la fin du XIXe siècle européen à l’antisionisme radical de la fin du XXe. Les Juifs sont perçus par ceux qui les haïssent comme aussi redoutables que vulnérables. Cette perception ambivalente entretient et renforce la haine antijuive. D’où ce mélange de lâcheté (s’attaquer à des passants, à des enfants ou des écoliers sans défense) et de ressentiment (la rage née d’un sentiment d’impuissance devant la satanique sur-puissance juive, inévitablement occulte). 
 
2) Comment comprendre que perdure l'antisémitisme malgré l'Histoire? 
 
PAT. Ce qui caractérise la judéophobie dans l’Histoire, c’est d’abord qu’elle est « la haine la plus longue » (Robert Wistrich), ensuite qu’elle n’a cessé de prendre des formes nouvelles, de s’adapter à l’esprit du temps, de trouver de nouveaux alibis, d’inventer des justifications inédites.  Peu importe aux antijuifs le caractère contradictoire des griefs : les Juifs sont en même temps et indifféremment accusés d’être trop « communautaires » ou « identitaires » (trop religieux, « solidaires » entre eux, nationalistes, sionistes, etc.) et trop cosmopolites (nomades, internationalistes, etc.). Léon Poliakov rappelait que « les Juifs ont de tout temps stimulé l’imagination des peuples environnants, suscité des mythes, le plus souvent malveillants, une désinformation au sens large du terme », et « aucun autre groupe humain ne fut entouré, tout au long de son histoire, d’un tel tissu de légendes et superstitions ».  
 
3) S'agit-il, comme le disent des jeunes gens d'une école juive ce matin (20 mars 2012),  "de jalousie qui se transforme en haine"? 
 
PAT. Il y a bien de la jalousie, alimentée par divers stéréotypes, dont celui du « Juif riche », celui du Juif puissant dans la finance, la politique, les médias. D’où le raisonnement-type qu’on rencontre dans certains entretiens semi-directifs avec des « jeunes » marginalisés : « Si nous sommes malheureux, pauvres, exclus, sans travail, c’est de leur faute ». Les Juifs sont accusés de prendre toutes les places (les bonnes), d’occuper tous les postes désirables. S’ajoute l’accusation de la « solidarité juive » : « Ils se tiennent entre eux ». Les antijuifs convaincus voient les Juifs comme une espèce de franc-maçonnerie ethnique, pratiquant le népotisme à tous les niveaux, dans tous les domaines. « Ils sont partout », « Ils ont le pouvoir », « Ils nous manipulent » : thèmes d’accusation fantasmatiques exprimant un paranoïa socialement banalisée. Dans le jeu des passions antijuives, le ressentiment mène la danse : une haine accompagnée d’un sentiment d’impuissance, qui ne cesse de l’aiguiser comme de l’aiguillonner. La jalousie sociale en est la traduction courante. Mais il faut creuser plus profondément. L’essentiel sur la question a été exposé par Elias Canetti en 1960 : « Ils ont suscité l’admiration parce qu’ils existent encore. […] Il leur avait été donné le maximum de temps pour disparaître sans traces, et pourtant ils existent aujourd’hui plus que jamais. » Comment peut-on encore être juif ? C’est la question qui taraude toujours l’esprit des ennemis des Juifs. Voués à être encore longtemps exaspérés, au point peut-être de finir par être désespérés. Ce serait une excellente nouvelle !
 
4) Quelles sont les ressorts de l'antisémitisme contemporain ?
 
PAT. Ils dérivent de plusieurs facteurs, liés d’une part à des héritages ou des traditions (les restes du vieil antijudaïsme chrétien, le réveil ou la réinvention de la judéophobie musulmane sous l’impulsion de l’islamisme, etc.), et, d’autre part, au contexte international, où le conflit israélo-palestinien, et plus largement israélo-arabe, remplit une fonction symbolique sans équivalent. Israël joue en permanence le rôle du diable, mis en scène par un discours de propagande mondialement relayé. En outre, le jumelage de l’anti-américanisme rabique (élargi en anti-occidentalisme) et de l’antisionisme radical se rencontre autant dans les mouvances de la nouvelle extrême gauche « antimondialiste » que dans celles de l’islamisme, qu’il s’agisse des Frères musulmans en costume-cravate, des salafistes ou des jihadistes avérés, sans parler des inquiétants illuminés à l’iranienne. Ces derniers ont agrémenté leur antisionisme d’État d’emprunts du discours négationniste, honorant Faurisson et Dieudonné. Rappelons au passage que le négationnisme est fondé sur l’accusation de mensonge visant « les sionistes », c’est-à-dire les Juifs (à l’exception des inévitables Juifs antijuifs, ou « alterjuifs », qui, pour des raisons diverses,  épousent la cause des ennemis des Juifs). « Les Juifs sont les grands maîtres du mensonge » : cette formule de Schopenhaueur était particulièrement appréciée par Hitler, qui la cite dans Mein Kampf. Ceux qui accusent les Juifs d’avoir forgé le « mensonge d’Auschwitz », d’avoir donc inventé le « bobard » de leur extermination par les nazis, reprennent à leur compte cette accusation, stade suprême de la diffamation d’un peuple tout entier.  Sur le plan idéologique, la principale nouveauté identifiable depuis environ trois décennies est la suivante : qu’elle soit portée par les « antimondialistes » radicaux ou par les islamistes, la judéophobie fait désormais couple avec l’occidentalophobie, ou l’hespérophobie.  En 1998, définissant le jihad mondial, Ben Laden avait formalisé cette vision manichéenne en désignant l’ennemi absolu de l’Islam comme « l’alliance judéo-croisée ». Le 23 février 1998, le journal londonien Al-Quds al-Arabi publiait la « Déclaration » ou la charte fondatrice du « Front islamique mondial pour le jihad contre les Juifs et les Croisés ».  « Les Croisés », ici, c’est l’Occident, chrétien et déchristianisé.  
 
5) Dans quelle classe sociale est-il, cet antisémitisme?
 
PAT. Le vieil antisémitisme politico-religieux à la française survit dans les classes moyennes et supérieures (pour aller vite), qui prennent soin cependant d’euphémiser leur discours (d’où le peu de visibilité de la judéophobie des élites dans l’espace public). L’antisionisme radical, postulant que tout Juif est un sioniste (serait-il caché ou honteux) et visant la destruction de l’État juif, est observable dans tous les milieux sociaux, mais il s’exprime surtout, avec une forte intensité polémique, dans certaines mouvances de l’extrême droite et de l’extrême gauche, et bien sûr dans certaines populations issues de l’immigration et spatialement ségréguées,  particulièrement soumises à l’endoctrinement et à la propagande islamistes.   
 
6) et géographiquement, où se situe t-il? 
 
PAT. Il est impossible de répondre en quelques mots. On ne peut émettre que des hypothèses risquant de traduire de simples opinions ou des rumeurs. Les études sérieuses manquent à cet égard. Vraisemblablement parce que les nécessaires recherches sur la question n’ont pas été ou ne seraient pas financées. 
 
7) Êtes-vous satisfaits de la façon dont les responsables politiques ont réagi? 
 
PAT. Pour les deux premières journées, les candidats à l’élection présidentielle ont dans l’ensemble évité d’instrumentaliser politiquement la tuerie, et ce, quelles que soient leurs raisons.  Il y a cependant des exceptions, en particulier François Bayrou.  Celui-ci, oubliant la modération requise par sa posture « centriste »,  a osé, le jour même du massacre, ressortir pour l’occasion la pseudo-explication « climatologique », faisant d’abord allusion au « climat qui se dégrade »,  au « climat d’intolérance sans cesse croissant », puis désignant les responsables indirects de la tuerie, ceux qui feraient « flamber les passions », ou joueraient à « attiser les haines ». C’est là livrer en pâture la figure d’un coupable qu’on n’a pas besoin de nommer : le grand rival de tous les rivaux. C’est là une version actualisée de la théorie pétainiste du « vent mauvais », qui explique tout et rien, comme « l’esprit du temps ». D’autres dénoncent, selon les formules convenues d’un antiracisme figé, la « montée du racisme et de l’intolérance » ;  d’autres encore, décidés à en découdre avec leurs chers fantômes ennemis, « les fascistes ». On hésite entre deux interprétations : s’agit-il d’un simple aveuglement lié à une épaisse paresse intellectuelle, ou d’une stratégie de diversion, consistant à désigner de fausses pistes ou des cibles imaginaires, à savoir ces abstractions que sont « l’intolérance » ou « le racisme » ? Dans tous les cas, on brouille ainsi la figure des vrais responsables et des vrais coupables, on dilue l’acte criminel dans une multiplicité de causes générales. 
 
8 ) Quelles sont les dernières traces d'antisémitisme que vous avez repérées dernièrement dans la société française, en politique, dans une oeuvre de cinéma, une oeuvre littéraire, une exposition ? 
 
PAT. Ce qui m’a le plus choqué ces dernières années, dans le monde culturel, ce sont les déclarations sur les Juifs faites en 2006 par Jean-Luc Godard, et ce, en raison même de l’admiration qu’on peut porter au cinéaste. Rappelons ces propos à la fois odieux et confus, rapportés par Alain Fleischer qui raconte qu’en commentant les attentats-suicides commis par des Palestiniens en Israël, l’antisioniste déclaré qu’est Godard a déclaré devant son ami et interlocuteur Jean Narboni, ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma :
« Les attentats-suicide des Palestiniens, pour parvenir à faire exister un État palestinien, ressemblent, en fin de compte, à ce que firent les Juifs, en se laissant conduire comme des moutons et exterminer dans les chambres à gaz, se sacrifiant ainsi pour parvenir à faire exister l’État d’Israël. »
La cause palestinienne est devenue le grand alibi des nouveaux ennemis, avoués ou non, des Juifs.  Et ce, de l’extrême gauche occidentale à l’islamisme radical dans toutes ses variantes. 
 
9) Quelle signification accorder au meurtre d'enfants dans l'histoire de l'antisémitisme? 
 
PAT. L’une des principales accusations antijuives apparues au Moyen Âge (vers le milieu du XIIe siècle) est celle du meurtre rituel d’enfants chrétiens par des Juifs. Ce thème d’accusation est parfaitement chimérique, mais constitue un puissant moyen de diabolisation des Juifs, en leur attribuant une cruauté sanguinaire traduite par une prétendue tradition religieuse. Or, cette pratique sanguinaire attribuée sans fondement aux Juifs est devenue, par un terrible retournement, un modèle normatif de l’action antijuive impliquant des violences physiques. L’assassinat d’enfants israéliens par des « combattants »-terroristes palestiniens en témoigne.  Rappelons seulement l’abominable tuerie commise par deux jeunes Palestiniens,  dont les victimes furent les membres d’une famille juive vivant en Israël. Cinq membres de la famille Fogel ont ainsi été tués sauvagement à l’arme blanche dans la nuit du 11 au 12 mars 2011 : Oudi, 36 ans, Ruth, 35 ans, et leurs enfants Yoav, 11 ans, Elad, 4 ans et Hadas, 3 mois. Il ne faut pas oublier les exploits des terroristes « antisionistes » qui, tel le Libanais Samir Kuntar, membre du Front de Libération de la Palestine (FLP), peuvent assassiner froidement des enfants juifs sans être pour autant stigmatisés dans les grands médias, voire en étant glorifiés pour leurs actes « héroïques » de « résistance ». Dans la nuit du 22 avril 1979, à la tête d’un commando venant de débarquer à Nahariya, le grand « résistant » Kuntar s’attaque à la famille Haran : après avoir blessé le père, Danny (28 ans), d’une balle dans le dos, il l’achève en le noyant, puis s’en prend à sa petite fille de quatre ans, Einat Haran, qu’il assomme à coups de crosse avant de lui fracasser le crâne sur un rocher, à coups de pierre. Libéré en juillet 2008 des prisons israéliennes, avec quatre autres terroristes (membres du Hezbollah), en échange des corps d’Eldad Reguev et d’Ehud Goldwasser (tués par le Hezbollah deux ans auparavant), Kuntar, revêtu du treillis du Hezbollah, a été accueilli en héros national au Liban, dont le gouvernement a interrompu toutes les activités pour fêter son arrivée, et salué comme un « combattant héroïque » par l’Autorité palestinienne. Mythologisation féérique du meurtre terroriste, du moment que les victimes sont des « sionistes », même âgés de trois mois ou de 4 ans. 
 
10) Au symbolisme de l'école juive? Car ce n'est pas la première fois et beaucoup d'écoles juives ont été visées ces trente dernières années
 
PAT. Synagogues et écoles juives sont des cibles privilégiées, comme si l’identité juive, hors d’Israël, était pleinement symbolisée par sa dimension religieuse, impliquant une appartenance forte. Les lieux culturels juifs non religieux, comme les salles de réunion ou de spectacle, sont moins souvent  visés.  
 
11) Qu'est-ce qui sépare cet attentat d'autres attentats antisémites? A-t-on raison de le comparer à celui de la rue Copernic ?
 
PAT. Ce qui distingue cet acte antijuif meurtrier, c’est l’inscription dans une série apparente, et en particulier le couplage (qui reste à interpréter) avec l’assassinat des trois militaires. La volonté de tuer des Juifs en tant que Juifs et la détermination (impliquant une préparation, éventuellement une stratégie) sont les deux points communs entre l’attentat terroriste du 3 octobre 1980 (Copernic), celui du 9 août 1982 (rue des Rosiers) et celui du 19 mars 2012 (Toulouse). 
 
12) « Il faut parler de cette affaire pendant des mois et des mois car il faut que tout le monde sache qu’on veut la mort des Juifs », disent certains membres de la communauté juive. Que leur répondriez-vous ?
 
PAT. Il faut en effet éviter le silence prudent, tactique, qui ressemble à de la complicité, à travers l’évitement ou l’étouffement de la réalité d’un imaginaire social où le désir vague d’éliminer les Juifs est bien présent. Le problème, c’est de préciser la référence du « on ». Les Juifs n’ont jamais eu autant de raisons de lancer à leurs ennemis, comme Golda Meir naguère aux dirigeants palestiniens rêvant d’un « israélicide » : « Je comprends bien que vous voulez nous rayer de la carte, seulement ne vous attendez pas à ce que nous vous aidions à atteindre ce but. » 
 
13) On entend ici ou là, à l’inverse, dire que le rapatriement des corps en Israël risquerait de nourrir l'antisémitisme. Qu’est-ce que ces commentaires vous inspirent ? 
 
PAT. Il est vrai que ce transfert des corps en Israël, pourtant parfaitement compréhensible, peut renforcer le stéréotype du Juif « étranger par nature », pseudo-français, ou réactiver le grief de « double allégeance ».  Ces craintes peuvent être sincères. Mais de tels commentaires peuvent aussi exprimer indirectement des sentiments antijuifs, hypocritement travestis en désir d’éviter les réactions antisémites. Comme si tout ce qui touchait Israël était producteur de stigmate. Pourquoi en avoir peur, en les intériorisant, en risquant ainsi de les relayer, voire de les justifier ? 
 
14) Nicole Yardeni, qui préside le CRIF en Midi-Pyrénées, et qui a vu les images de la tuerie, a déclaré : « être l'objet de la haine quand on est juif, c'est quelque chose qu'on apprend quand on est petit ». Confirmez-vous, et comment on apprend cela à un petit garçon ou à une petite fille ?
 
PAT. Être en permanence accusé de connivence ou de complicité avec les « sionistes » assimilés à des « racistes » vivant dans un État pratiquant « l’apartheid » et se comportant « comme des nazis » à l’égard des Palestiniens présentés comme de pures « victimes », par des discours de propagande complaisamment diffusés par les médias, cela donne aux enfants juifs de la Diaspora le sentiment d’être des cibles potentielles. La honteuse campagne de boycottage multidimensionnel d’Israël va dans le même sens : chaque enfant juif peut se sentir lui-même socialement boycottable, ou susceptible d’être désigné comme suspect par tel ou tel commandos d’« Indignés » violents, dotés d’une bonne conscience en béton armé. D’où une anxiété liée à la conviction d’être exposé à la stigmatisation ou à l’agression physique.  
 
15) Quelles réflexions vous inspire le fait que le tueur aurait porté une caméra autour du cou ? Quelle étrange « plus-value » vient ajouter l’image du crime antisémite au crime antisémite ? 
 
PAT. Il ne s’agit que d’un témoignage, qu’il faudrait pouvoir recouper par d’autres. Si cela se fait, rien que de bien connu : tout acte terroriste s’accompagne d’un projet de mise en spectacle de l’opération effectuée. Tuer des humains traités en symboles, c’est déjà de la propagande.  
 
© Pierre-André Taguieff
Article paru dans Le Point, 22 mars 2012-03-21 (avec quelques coupes)

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