Publié par Guy Millière le 5 septembre 2012

Il fut un temps où je prenais Martin Wolf pour un économiste sérieux. Ce temps est révolu.

Je m’en doutais quand j’ai vu sa signature apparaître dans le journal Le Monde. Le lire m’en a apporté la confirmation. Elle m’a montré aussi qu’il rejoignait le camp de l’imposture. Qu’il cite un homme comme David Stockman est concevable. N’importe qui peut citer n’importe qui d’autre. Il y a bien des gens qui prennent aujourd’hui encore Karl Marx et John Maynard Keynes pour des penseurs sérieux. Mais qu’il qualifie David Stockman de conservateur est dépasser les bornes en les renversant au passage. David Stockman est un homme qui a travaillé pour Ronald Reagan à la Maison Blanche, et qui a tenu un discours donné pendant quatre ans, avant de tenir un discours situé à l’exact inverse du précédent, et de partir mener une carrière de spéculateur à Wall Street : c’est son droit, je n’ai rien contre la spéculation, mais j’espère pour lui et pour ceux qui lui ont confié leur argent qu’il a été plus lucide qu’il ne l’a été en écrivant un livre minable contre Reagan (il aurait été opprimé et aurait beaucoup souffert dans son petit bureau de la West Wing, pauvre chou), parlant d’échec de la révolution reaganienne, en l’année 1985 (The Triumph of Politics: Why the Reagan Revolution Failed).

Les années Reagan, 1981-1989, ont vu la plus longue période de croissance des Etats-Unis au cours du vingtième siècle, avec un taux de croissance frôlant ou dépassant les quatre pour cent. Elles ont vu les Etats-Unis ajouter à leur PIB l’équivalent du PIB de l’Allemagne fédérale à l’époque, créer environ vingt millions d’emplois, et connaître une mutation économique vers des secteurs qui se sont créés à l’époque, micro-informatique, biotechnologies, ingénierie génétique. Ces années restent dans l’histoire économique du pays comme les sept années fastes.

Robert L. Bartley, du Wall Street Journal, a écrit un ivre donnant les détails et s’appelant, précisément, The Seven Fat Years. Si tous les échecs ressemblaient à celui de Reagan, le monde se porterait infiniment mieux. Reagan reste la référence majeure des conservateurs américains et est considéré comme l’un des plus grands Présidents de l’histoire des Etats Unis.

C’est donc un homme qui, avec une infinie lucidité, a prédit l’échec de Reagan et est apparemment resté sur ses positions, et un homme totalement désavoué par les conservateurs aux Etats-Unis, que Martin Wolf décrit comme un conservateur, et même comme un « vrai conservateur ». On croit rêver. On ne rêve pas. Et on rêve si peu qu’on trouve plus tard sous la plume de Martin Wolf le nom d’un autre homme d’une absolue lucidité et tout aussi instable que David Stockman, Bruce Bartlett. Peut-être parce qu’on ne lui a pas proposé de poste dans le secteur privé, Bartlett lui, a travaillé pour Reagan pendant l’ensemble de la présidence de celui-ci, puis pour George H. W. Bush. Il a publié en 2009 un livre dans lequel il fait son outing : il était en réalité keynesien, et comme le titre l’indique (The New American Economy: The Failure of Reaganomics and a New Way Forward), il considère les années Reagan comme un échec. Ce qui rend son cas plus grave encore que celui de Stockman, puisqu’il déclare l’échec après que le succès soit devenu manifeste et serve largement de référence. On ne rêve pas, non.

Et quand on lit, cela s’aggrave considérablement. La description que Martin Wolf donne de l’économie de l’offre (supply side economics) est si débile que je ne l’admettrais pas d’un étudiant de première année à l’université s’il notait cela dans sa copie.

C’est tout juste si Martin Wolf n’écrit pas que Reagan a rendu les riches plus riches et les pauvres plus pauvres comme un vulgaire gauchiste bas de plafond et sans lampadaire : l’économie de l’offre consisterait donc, dit-il, à baisser les impôts des entrepreneurs plus riches au nom du fait que ce sont (les guillemets sont de Wolf) des « créateurs de richesse » (vraiment, comment peut-on oser imaginer que des entrepreneurs plus riches puissent créer de la richesse : c’est insensé, non ? Si vous ne trouvez pas cela insensé, recopiez moi cent fois le Petit livre rouge). Wolf continue sa description en ajoutant que l’économie de l’offre implique de couper les dépenses concernant les pauvres, et se préoccuper enfin, de la baisse des déficits.

Si Wolf avait étudié l’économie de l’offre autrement qu’en lisant Stockman et Bartlett, qui sont aussi compétents pour expliquer l’économie de l’offre que je le suis pour expliquer les techniques de fabrication des spaghetti, et s’il avait lu Robert L. Bartley, Jude Wanniski ou Arthur Laffer qui, eux, ont l’avantage (un avantage très mince de nos jours, je sais) de savoir de quoi ils parlent, il aurait pu discerner que l’économie de l’offre repose sur l’idée qu’il importe de laisser les entrepreneurs entreprendre, de créer un contexte aussi favorable que possible pour cela, de favoriser, en baissant les impôts, les investissements et le capital risque sans lequel, par définition, nombre de risques ne sont pas pris, et nombre d’entreprises ne voient pas le jour ; de considérer que la croissance qui en résulte débouche sur des créations d’emplois, qui font baisser le nombre de pauvres et de chômeurs, ce qui permet de baisser les dépenses dites « sociales », ce qui peut s’accompagner de politiques d’incitation à sortir de la position d’assisté permanent (ce qui, dans l’économie de l’offre, s’appelle passage du welfare au workfare).
Le cercle vertueux ainsi enclenché doit permettre, effectivement, une baisse des déficits, quand bien même ceux-ci se creusent dans une phase transitoire.

L’économie de l’offre sous Reagan a produit les résultats que j’ai énoncés plus haut.

Elle a donc fait baisser le nombre des pauvres et des chômeurs. Elle a conduit au plein emploi et à une réinvention de l’économie américaine. Elle n’a pas conduit à une baisse des déficits, car Reagan n’a pas obtenu du Congrès une baisse les dépenses (les déficits se sont creusés sous Reagan pour cette raison). Les sept années fastes ont été interrompues par Bush père, qui a décidé d’augmenter les impôts (il devait trop écouter Bruce Bartlett) , et cassé la croissance. Clinton a été élu en promettant de renouer avec les principes reaganiens, ce qu’il a fait pleinement à partir de 1994, et, sous Clinton, les déficits se sont comblés (c’est aussi sous Clinton que, sous l’impulsion de Newt Gingrich, le workfare s’est mis en place).

Wolf incrimine, cela va de soi, George W. Bush pour avoir à nouveau creusé les déficits et l’accuse d’avoir mené des guerres non financées et d’avoir baissé un peu davantage les impôts (dans le monde selon Martin Wolf, il n’y a eu aucune attaque terroriste de l’ordre d’une déclaration de guerre contre les Etats-Unis, et al Qaida est sans doute une organisation très sympathique et très humanitaire. Dans son esprit, Saddam Hussein était un brave type débonnaire, et il aurait fallu, après le 11 septembre 2001, augmenter les impôts pour ajouter une dose de récession à la catastrophe : quelle intelligence !). Il accuse George W. Bush d’être à l’origine de la crise de 2008: il n’a jamais entendu parler des subprime et du Community Reinvestment Act, il n’a jamais entendu parler des pressions exercées sur le secteur bancaire par Acorn pour qu’il démultiplie les prêts subprime, il n’a jamais entendu dire que Bush avait été face à un Congrès dominé par les démocrates à partir de 2006. Il doit abuser des films de Michael Moore jusqu’à l’overdose – et çà y est, l’overdose est arrivée).

De plus en plus fort, comme on dit au cirque : Wolf dit que le « stimulus » conçu par Obama, Reid et Pelosi (le triangle gauchiste infernal) était insuffisant. Huit cents milliards de dollars dilapidés pour rien, ce n’était donc qu’une bagatelle : Wolf aurait sans doute voulu deux ou trois fois plus, ce qui aurait fait des heureux chez les constructeurs de routes qui ne se construisent pas, chez les fabricants de panneaux solaires qui ne se fabriquent pas et chez les syndicalistes qui ne travaillent pas. C’est vrai que, plutôt qu’avoir une dette de seize trillions de dollars, les Etats Unis auraient ainsi pu allègrement s’approcher de la barre des vingt trillions.

Vient enfin le numéro final, le clou du spectacle : Wolf accuse Ryan d’avoir saboté le plan de réduction du déficit Simpson Bowles, sans rentrer dans les détails bien sûr (cela ruinerait les effets et on verrait que Wolf est un truqueur fatigué, s’il disait que Ryan a refusé le plan Simpson Bowles, parce que celui-ci prévoyait des augmentations d’impôts et aucune restructuration des dépenses sociales, pourtant au cœur du déficit).

La conclusion suit : le projet économique Romney-Ryan n’est pas sérieux selon Wolf, puisqu’il prévoit, pour remédier à la stagnation économique aux Etats-Unis, de recourir à des solutions directement inspirés de l’économie de l’offre. Prétendre trouver inspiration dans des solutions qui, après les années Carter, avaient fait connaître aux Etats Unis un renouveau économique sans précédents, ce serait, dit Wolf, complètement idiot. Lire Stockman et Bartlett, c’est par contre très intelligent. Continuer les politiques menées par Obama, avec le succès extraordinaire que l’on constate, ce serait plus intelligent encore.

Bien sûr, Wolf n’imagine pas un instant que favoriser les investissements privés pourrait permettre un retour à une croissance forte, et il n’imagine pas non plus qu’une croissance forte élargirait l’assiette fiscale, ce qui accroîtrait les recettes du gouvernement et ferait baisser les dépenses sociales, même sans réformes de celles-ci (et Romney et Ryan prévoient de les réformer) : pour Wolf, les sept années fastes n’ont jamais eu lieu. Wolf pense aussi, entre autres, que dans les années à venir, il faudrait toujours autant d’argent pour les aides alimentaires ( c’est logique : les créations d’emplois n’existeraient pas selon lui, puisque selon lui il n’y a eu aucun emploi créé sous Reagan). Je pourrais entrer dans d’autres détails, mais il y a tant d’inepties chez Wolf que je me lasse.

Il fut un temps où je prenais Martin Wolf pour un économiste sérieux. Ce temps est révolu, oui. Martin Wolfe rejoint le clan de l’analphabétisme économique. Si j’étais abonné au Financial Times, je résilierais mon abonnement : se faire fourguer en fraude ce genre de marchandise, non merci. Si j’étais au Monde, j’embaucherais Martin Wolf, et je conseillerais même à celui-ci d’écrire pour Le Monde Diplomatique, le magazine qui trouve des qualités à Hugo Chavez et au régime castriste.

Reproduction autorisée et vivement encouragée, avec la mention suivante et le lien ci dessous :
© Guy Millière pour www.Dreuz.info

PS David Stockman n’a pas été un spéculateur lucide : il a perdu beaucoup d’argent en 2007, été accusé de fraude, et a dirigé une entreprise appelée Collins & Aikman avant d’en être mis à la porte en 2005.

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