Publié par Michel Gurfinkiel le 7 février 2013

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Le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy rend leurs droits aux descendants des juifs bannis d’Espagne au XVe siècle. Une mesure que les musulmans tiennent pour « discriminatoire » à leur égard.

« Je jure fidélité à la Constitution et au Roi » : moyennant ce serment, un million et demi de « Sépharades », lointains descendants de Juifs ibériques bannis à la fin du Moyen-Age, pourraient acquérir la nationalité espagnole moderne – même s’ils résident à l’étranger. La mesure, esquissée dès le début du XXe siècle, était inscrite dans la loi depuis 1988. Le gouvernement socialiste de Jose Luis Zapatero en avait restreint la portée en 2004 : les impétrants devaient avoir préalablement résidé dans le pays pendant deux ans au moins. Le cabinet conservateur de Mariano Rajoy vient de rétablir le texte originel.

Derrière ces tergiversations, une question : les textes en faveur des Sépharades constituent-ils une « Loi du Retour » ou un acte de « repentance » ? Selon la première interprétation, qui a longtemps prévalu, l’Espagne rétablirait dans ses droits une population qui n’aurait jamais cessé d’être hispanique. Selon la seconde, à laquelle le gouvernement Zapatero semble s’être rallié, l’Espagne moderne se bornerait à réparer des dols autrefois infligés à une communauté. Ce qui ouvrirait la voie à des mesures analogues envers une autre communauté : les descendants, réels ou supposés, des musulmans ou convertis d’origine musulmane, qui avaient quitté l’Espagne après la Reconquête, ou en avaient été chassés.

Les Juifs ont fait partie du monde ibérique – qualifié en hébreu de « Sepharad », d’après une source biblique – pendant mille cinq cents ans au moins, de l’époque romaine à la fin du Moyen-Age. Et pendant huit cents ans, du VIIIe siècle au XVe – un double Age d’Or, sous domination musulmane puis chrétienne – , ils avaient même constitué l’une des élites du pays, en dépit de diverses restrictions et de persécutions occasionnelles. Les Juifs étaient rabbins, philosophes, poètes, mais aussi traducteurs, médecins, ingénieurs, financiers, et même généraux ou ministres. Mieux : ils avaient été les créateurs d’une littérature de qualité en langue vernaculaire, alors que les autres lettrés s’en tenaient au latin ou à l’arabe.

Mais en 1492, les Rois catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, somment les Juifs de choisir entre la conversion au christianisme et l’exil : c’est le « décret de l’Alhambra ». Hasards mystérieux de l’histoire : la date-limite est fixée au 1er août. Ce qui correspond, cette année-là, au jeûne juif du 9 du mois d’av, anniversaire de la destruction de Jérusalem. Mais aussi au départ de Christophe Colomb et de ses trois caravelles vers « les Indes »…

On compte alors un peu plus de deux cent mille Juifs professant ouvertement leur religion dans les deux royaumes espagnols, sur une population totale de plus de six millions d’âmes. Cinquante ou soixante mille se convertissent. Cent soixante mille quittent le pays. D’abord réfugiés en Italie, en Afrique du Nord et dans l’Empire ottoman, ils s’établissent ensuite aux Pays-Bas, en France, en Angleterre, aux Amériques. Mais ils n’oublient pas pour autant leurs origines, leurs lignages, leurs patronymes (de Mendez à Toledo, de Sévilla à Catalan, en passant par Franco ou Castro), leur culture – et leur langue. Ils restent d’ailleurs souvent en contact avec leurs cousins convertis restés en Espagne, ou installés au Portugal voisin. Notamment pour affaires.

Dès le début du XVIIe siècle, le comte-duc d’Olivares – le Richelieu espagnol – tient compte de cette fidélité et de la survivance d’une « Espagne juive » par delà les frontières : il envisage de rappeler les Sépharades « pour rétablir les finances du Royaume ». Il y renonce devant l’opposition d’une partie de l’Eglise et de la Cour. Mais l’idée continue à cheminer dans de nombreux milieux.

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Lors de la rédaction de la première constitution espagnole, en 1811-1813, quelques députés libéraux proposent à l’Assemblée nationale de Cadix de rétablir la liberté de religion et donc de permettre la réinstallation de Juifs dans le pays. Quarante ans plus tard, sous la reine Isabelle II, les Cortès, où les libéraux sont désormais majoritaires, votent une première loi dans ce sens : quelques communautés se constituent immédiatement à Madrid, à Barcelone, et dans d’autres villes. Elles se composent de Sépharades venus d’Europe occidentale. Mais aussi du Maroc du Nord, où l’Espagne établit une éphémère tête de pont dès 1860, puis un protectorat en 1911.

A partir des années 1880, les initiatives en faveur du « Retour des Séfardis » se multiplient. Le comte de Rascon, ambassadeur en Turquie, lance un appel dans ce sens en 1881. Un centre pour l’immigration juive est créé à Madrid en 1886. En 1887, les Cortes garantissent « les droits, les biens et la liberté de conscience » des Juifs revenus dans le pays.

La campagne s’accélère au début du XXe siècle. Sous l’impulsion de la droite conservatrice et nationaliste. L’Espagne vient en effet d’atteindre son nadir géopolitique : vaincue par les Etats-Unis en 1898, elle a perdu ses dernières colonies, Cuba mais aussi les Philippines. Elle cherche à se « réinventer » autour à travers un « Empire spirituel », l’Hispanité, qui réunirait tous les pays et toutes les communautés de culture espagnole. Dans ce nouveau contexte, la fidélité des Sépharades prend valeur de symbole et d’exemple.

Angel Pulido, un sénateur catholique, est le principal propagandiste du « philosephardisme » ainsi entendu. Il a découvert les communautés juives hispaniques au cours d’un voyage dans les Balkans. En 1905, il publie un livre-manifeste, Espanols sin patria y la raza sefardi (« Les Espagnols sans patrie et la race sépharade ») que lisent toutes les milieux cultivés, tant à droite qu’à gauche. En 1910, il fonde l’Alliance hispano-hébraïque, dont le roi Alphonse XIII accepte la présidence d’honneur. Sous son influence, un premier décret, en 1916, autorise les Sépharades étrangers à demander un titre de voyage espagnol. En 1924, le dictateur militaire Miguel Primo de Rivera, publie un second décret, plus large, qui facilite l’obtention de passeports, et donc l’immigration. Parmi les bénéficiaires de ces mesures, un juif turc, Isaac Carasso, qui fonde Danone à Barcelone dès 1919…

Le jeune général Francisco Franco est marqué lui aussi par les campagnes d’opinion d’Angel Pulido. Il sait que son patronyme indique une éventuelle origine juive ; et plus encore celui de sa mère : Bahamonde. Héros de la guerre du Rif – la lutte contre une révolte berbère -, gouverneur de facto du Maroc espagnol en 1925, le jeune général sympathise avec les juifs locaux. Ceux-ci s’en souviennent en 1936, quand il revient au Maroc pour prendre le commandement de la « croisade » nationaliste contre une République passée à l’extrême-gauche. Ils le soutiennent financièrement, mais surtout médiatiquement, en témoignant en sa faveur auprès de la presse anglaise et américaine.

Maître de l’Espagne à partir de 1939, Franco louvoie diplomatiquement entre Hitler et les démocraties tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Mais il refuse, même à un moment où le IIIe Reich semble victorieux, de mettre en place une politique antisémite. Il protège « ses » juifs marocains, mais ordonne également à ses diplomates d’appliquer les décrets de 1916 et 1924 dans les pays européens occupés par l’Allemagne : ce qui permet à plusieurs milliers de Sépharades, notamment dans les Balkans, en Hongrie et en France, d’échapper à la déportation. Par ailleurs, aucun fugitif juif arrivé en Espagne, sépharade ou non, n’est refoulé. Un bureau secret de l’organisation juive américaine Joint, chargé de faire parvenir une aide financière aux réseaux qui cachent des enfants juifs en Europe, notamment en France, fonctionne à Barcelone avec l’accord personnel du caudillo.

Après la guerre, Franco est snobé par le premier gouvernement d’Israël, à direction socialiste, qui voit en lui un ancien « allié d’Hitler ». Il en conçoit du dépit, et aligne la politique étrangère espagnole sur le monde arabe. Mais il persiste à se garder de tout antisémitisme. L’historien britannique Stanley Payne, qui lui a consacré une biographie exhaustive, relève qu’il a publié de nombreux éditoriaux dans divers journaux, jusque dans les années 1960 : on n’y relève aucune attaque contre les Juifs, alors que les accusations contre les francs-maçons y sont fréquentes, pour ne pas dire obsessionnelles.

En 1968, Franco tient d’ailleurs à abroger officiellement le décret de l’Alhambra, et donc à rendre de manière irrévocable leur « hispanité » aux Sépharades. Une leçon qu’entendent, après sa mort, ses partisans les plus « durs » : Blas Pinar, le chef du parti néofranquiste Fuerza Nueva, n’a cessé de manifester un vif respect pour le judaïsme hispanique. Certains franquistes extrémistes, soucieux de combiner l’attitude du caudillo avec leurs préjugés, en ont été réduits à échafauder une théorie des « deux judaïsmes » : les Ashkenazes (Juifs centre et est-européens) liés au communisme, les Sépharades conservateurs…

Sous Juan Carlos, monarque constitutionnel, le philoséphardisme varie en fonction des élections. Felipe Gonzalez, socialiste modéré, est à l’origine de la loi de 1988. Il veille aussi à établir des relations diplomatiques avec Israël. A l’occasion du cinquième centenaire de l’expulsion, en 1992, le roi rappelle solennellement que les Sépharades sont à nouveau « chez eux en Espagne ». Jose Maria Aznar, premier ministre conservateur de choc de 1996 à 2004, ne cache pas, jusqu’à ce jour, son engagement pour le peuple juif et Israël : « Israël, c’est l’Occident… Israël, c’est nous ».

Mais Zapatero, issu de la gauche socialiste, est insensible à ces arguments. Il n’ose pas remettre en question les décrets de 1916 et 1924, l’abrogation de 1968, la loi de 1988. Mais il cherche à les « déjudaïser ». La politique du « retour » devrait, selon lui, être étendue aux musulmans chassés par la Reconquista, même s’ils n’ont jamais parlé espagnol, ni cherché à conserver un quelconque héritage espagnol. En revenant au texte de 1988, Rajoy valide à nouveau l’argumentation patriotique, par opposition à une idéologie de repentance.

Cela ne pouvait que susciter des réactions indignées dans le monde musulman. Le journaliste marocain Ahmed Ben-Salh El-Salhi a observé le 3 décembre que cette « décision… est un cas flagrant d’inégalité et de discrimination… une injustice et une immoralité absolues qui devraient être condamnées par la communauté internationale… » Selon la presse arabe, on compterait aujourd’hui 5 millions de descendants musulmans expulsés d’Espagne après la Reconquête. La plupart utiliseraient une « loi du Retour » pour immigrer en Espagne, alors que la plupart des Sépharades, vivant aujourd’hui en Israël ou dans les pays occidentaux, n’iraient pas au-delà d’une « renaturalisation symbolique ». On compte déjà plus d’un million de musulmans en Espagne. Mais moins de cinquante mille Juifs.

L’Espagne n’est pas le seul pays où des « Lois du Retour » sont en vigueur. Israël, ouvert à tous les Juifs du monde, et aux non-Juifs qui auraient pu être persécutés ou inquiétés en raison d’un lien avec le peuple juif, est un cas classique. L’Allemagne aussi, ouverte à tous les germanophones du monde, y compris les juifs est-européens de tradition yiddish. En France, des « Lois du Retour » ont existé autrefois en faveur des Alsaciens-Lorrains (jusqu’en 1918) ou des descendants des Huguenots (jusqu’en 1938). Des législations du même type existent en Pologne, dans les pays baltes, en Russie, en Hongrie, en Turquie.

Détail : si la France promulguait une « Loi du Retour » pour les Juifs expulsés en 1396 par Charles VI, le roi fou, elle gagnerait plus de 13 millions de nouveaux citoyens. Presque tous les juifs ashkénazes sont en effet, d’une façon ou d’une autre, originaires de la France médiévale… En fait foi leur rituel synagogal : le Rituel de Vitry, composé en Champagne au XIe siècle.

© Michel Gurfinkiel

L’article peut être consulté sur le blog de Michel Gurfinkiel

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