Publié par Dreuz Info le 16 février 2015

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La parution du long article de Jean Birnbaum sur « Houellebecq et le spectre du califat » et les événements en France m’ont amené à une réponse.

La voici.

Olivier Véron,
Les provinciales

Dans « Houellebecq et le spectre du califat[1] » Jean Birnbaum reconnaît l’importance de Bat Ye’or non seulement pour donner une assise historique au roman Soumission*, mais pour tous ceux qui ont osé mettre en cause les instances politiques dans la gigantesque tentative d’acclimatation de l’islam en Europe, et alors que celle-ci vient de donner un signe de régression sanglant. Il voit bien que « Houellebecq dit quelque chose » sur l’islam et que « son discours n’a guère à voir avec un éloge de cette religion », tandis que le pays (dans la fable) est « voué à passer sous l’emprise musulmane ». Dans un organe de presse qui comme un baromètre est capable de fixer presque officiellement ce qu’il est permis de dire, il faut avouer que cela signale une avancée assez considérable dans le débat public. C’est encore un peu tôt pour modifier la réponse à la fameuse question posée en 2002 par Jean-Claude Milner, Existe-t-il une vie intellectuelle en France[2] ? – mais gageons que ce n’est pas seulement la déconfiture de la presse « de centre gauche » (comme dit Houellebecq) et des partis de gouvernement, le succès incoercible de Zemmour, Finkielkraut ou Le Pen, ni le sang dérangeant à nouveau l’idylle tant désirée avec l’umma qui expliquent ce réveil assez brutal de l’intelligence d’un peuple, mais une authentique réminiscence des responsabilités qui sont les leurs dans le for intérieur de quelques « maîtres de la fonction parlante[3] ». À force ils se rappellent que « c’est du sang juif » et pas seulement qui se trouve sur l’autel des sacrifices humains apparemment exigés pour maintenir l’avenir d’une illusion[4].

C’est avec une sorte de discrétion que le romancier donne ses sources (Chesterton dont les paysages et les visions rythment le roman est signalé à la volée[5]) et comme d’autres journalistes attentifs, il fallut que le responsable du Monde des Livres remarque que dans Soumission, le nom de Bat Ye’or était écrit une fois : « À l’opposé de l’ancienne lignée islamophile, Houellebecq reprend à son compte une vision hostile et beaucoup plus récente. Quiconque en est familier reconnaîtra ici les mots-clés et les arguments d’une littérature politique désormais très répandue, et dont la figure phare est explicitement citée par l’écrivain. » « Figure phare », Bat Ye’or voit ainsi négligemment assimiler l’austère et rigoureux travail d’une vie à la « littérature politique » qu’il a pu inspirer.Anticipant à peine elle a certes « décrit les peuples du Vieux continent comme les nouveaux dhimmis d’une Europe contemporaine rebaptisée “Eurabia”, abdiquant ses racines chrétiennes et livrant ses juifs pour mieux complaire à ses maîtres musulmans[6] », mais c’est après avoir passé trente ans avant le onze septembre à étudier en historienne la condition des Juifs et des chrétiens sous l’islam[7]. Or Jean Birnbaum et ses confrères voudraient (faire) croire qu’elle n’est qu’une propagandiste – une « communicante » – et qu’elle aurait elle-même forgé et répandu dans le courant des « mots-clés »,des « arguments », des « expressions » et la « formule[8] », le « concept[9] », le « néologisme[10] » permettant de « rebaptiser » l’Europe. Cette semaine-là les journaux parlèrent à son propos d’« élucubrations[11] », de « thèses abracadabrantes[12] », de « fantasmes[13] », de « hantises[14] », Pierre Assouline lui concéda des « prémonitions[15] ». Ils oublièrent que ce n’est pas elle qui a fabriqué la situation historique, et lorsqu’elle la décrit cela ne relève pas d’abord de la sacro-sainte liberté d’expression, mais de la rude tradition d’investigation historique qui constitue notre héritage gréco-hébraïque[16]. Ils répètent l’erreur qui consiste à croire ou à prétendre que la connaissance est la cause des maux qu’elle énumère, et que Bat Ye’or aurait imaginé ou inventé le mot « Eurabia » pour désigner cette politique incroyable qu’exposent le roman de Houellebecq et Le Monde désormais. Quel chemin ! depuis l’article publié en 2002 dans une modeste revue, « Le dialogue euro-arabe et la naissance d’Eurabia[17] », où Bat Ye’or revenait sur ce mot inventé par la très officielle et efficace Association Parlementaire pour la Coopération Euro-Arabe (APCEA) de l’Union européenne :« Eurabia est le titre d’une publication éditée [en 1975] par le Comité Européen de Coordination des Associations d’Amitié avec le Monde arabe » – et c’est aussi le nom dont s’affubla ce Comité lui-même dessinant « la nécessité d’une entente politique entre l’Europe et le monde arabe comme base aux accords économiques[18] ». Fondée en 1974 par le député britannique Christopher Mayhew et le député français Raymond Offroy, présidée par un ancien du Foreign Office, Robert Swann, l’APCEA comptait 350 membres au début des années quatre-vingt et 650 en 1994 traversant « dans sa totalité l’échiquier poli­tique européen[19] ». Ce n’est pas une invention romanesque, mais la base de ce qui deviendra « le Dialogue Euro-Arabe ».

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« Vu le caractère discret de son travail, qui s’effectue en grande partie dans les couloirs des assemblées, il est souvent difficile d’attribuer clairement à l’association tel ou tel succès », expliquait la brochure publiée par l’APCEA à l’occasion de son vingtième anniversaire (1994) et qui présentait son action. « Cependant, si on relit certains communiqués publiés à l’issue de réunions de son Comité Exécutif ou à l’occasion de l’une ou l’autre visite en les replaçant dans leur contexte historique, on peut se rendre compte à tout le moins qu’elle joue constamment un rôle d’avant-garde[20] ». L’APCEA donnait ensuite quelques exemples pour illustrer cette approche qui définit à peu près, « à tout le moins » la méthode adoptée par Bat Ye’or elle-même pour décrire les développements du Dialogue Euro-Arabe.

Il ne faut donc pas négliger ce fait : Cassandre juive Bat Ye’or n’invente rien. Un de ses accusateurs, un chargé de mission auprès du conseiller international de la mairie de Paris, Camus Jean-Yves, caricaturiste pas très comique de Charlie Hebdo qui se présente comme « spécialiste », s’employait il y a trois ans à déblayer partout « la peur d’Eurabia » ravivée par les horreurs d’Anders Breivik. Dans un article du journal du soir[21] il dénonçait l’« idéologie », la « construction intellectuelle », la « théorie », la « notion », le « concept », et même l’« obsession » d’Eurabia et présentait ce mot comme un « néologisme forgé en 2006 par l’essayiste Bat Ye’or ». Le tueur d’Utoya aurait puisé dans ce conte une part de son délire funeste[22], « manichéen », tandis que quelques années plus tard les tueurs des amis de Camus n’auraient plus rien à voir avec quatorze siècles d’Islam. « Je ne partageais pas toutes les orientations de Charlie Hebdo, révélait Camus le 9 janvier dernier, en particulier la critique de la religion que je ne considère pas comme une aliénation, puisque je suis moi-même juif pratiquant. J’estimais certaines caricatures inutiles, mais c’est leur droit, c’est le langage de la satire. Elle n’épargnait personne. C’est irrespectueux, irrévérencieux. Mais s’il y avait eu un seul islamophobe, je n’aurais pas continué[23] ». À présent le dernier tabou français est connu, qui sert aussi de sauf-conduit et pourrait incliner (comme dans un roman de Houellebecq) à la conversion : tout sauf l’islamophobie…

C’est encore à Bat Ye’or que Birnbaum attribue une expression du jargon islamique : « Paris, sous occupation islamique et arrosé de pétrodollars (dans le roman de Houellebecq), constitue ainsi la nouvelle capitale d’un empire unissant les deux rives de la Méditerranée, et dont les universités, à commencer par la Sorbonne, deviennent le flambeau du “djihad éducatif”, selon l’expression de Bat Ye’or[24] ». C’est confondre le novlangue d’une entreprise pour le moins contestable à l’échelle de plusieurs continents avec les travaux de ceux qui la décrivent ou la combattent avec leur petite fronde. Pourtant le livre auquel se réfère Jean Birnbaum, L’Europe et le spectre du califat*(Les provinciales, 2010) indique sans équivoque que ce n’est pas du tout Bat Ye’or, mais la Commission des Éminentes Personnalités (C.E.P) de l’OCI lors de la troisième Session extraordinaire de la Conférence islamique au sommet de la Mecque, qui dans ses « Recommandations Finales et approuvées » décidait de « promouvoir l’idée du Jihad pacifique dans ses multiples dimensions, à savoir le Jihad économique, le Jihad éducatif, le Jihad intellectuel, le Jihad écologique, le Jihad moral[25] ». Si le nom de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI), puissante institution créée en 1969 regroupant cinquante-six États ainsi que la Palestine peut vous être inconnu, et s’il paraît rarement dans les journaux, c’est bien cette organisation qui produit l’essentiel des documents-sources de ce que l’on appelle le Dialogue Euro-Arabe ou Dialogue des cultures – comme le prouve Bat Ye’or – et c’est d’elle que procèdent la plupart des concepts répandus dans le contexte de « la guerre contre le terrorisme » (comme « islamophobie », « blasphème ») – et l’interdiction de certains autres (« jihad », « terrorisme islamique », etc.). Connaissant le risque d’être ignorée, décriée et déformée, Bat Ye’or avait expressément construit ce nouveau livre sur de larges extraits des textes-mêmes qui irriguèrent les très nombreuses instances et associations impliquées dans le fameux Dialogue et que l’on retrouve justement comme des marqueurs de l’OCI d’un bout à l’autre de la chaîne politique – non sous la plume de propagandistes isolés et imaginatifs mais du côté des États, des institutions européennes et de leurs porte-paroles. S’astreignant à les présenter et à les mettre en relation avec les actions ou les déclarations des organes culturels et politiques voués au dialogue en Europe, Bat Ye’or inventait une nouvelle forme d’histoire pour décrire les mécanismes modernes de « communication » et en montrer le fonctionnement et l’influence pas à pas. Ignorer ce parti-pris méthodologique relève peut-être moins d’une mauvaise foi délibérée que d’une sorte de cécité mentale commandée intérieurement par un puissant déni qui peut être inconscient et empêche en tout cas la « lecture bien faite » que réclament les événements. En revanche, une fois décomplexé et initié à cette mécanique, il devient assez facile d’en repérer les thèmes.

Ainsi le 24 septembre dernier, dans son discours devant l’Assemblée nationale pour engager notre pays dans la guerre en Irak, et alors qu’un premier otage Français venait d’être décapité par l’EI, le Premier ministre Manuel Valls déclarait : « Daech c’est l’acronyme de la terreur, celui d’un groupe qui prétend établir un califat au cœur du Moyen-Orient, un groupe qui n’offre comme choix que la conversion forcée ou la mort. Lutter contre Daech, c’est combattre une organisation dont l’appellation “État islamique” constitue un double mensonge. Elle n’a rien d’un État et ne représente en rien l’Islam ». En effet poursuivait-il, « ce groupe est une insulte à cette religion » et son « idéologie de mort détourne et corrompt le message de l’islam ». Valls concluait : « La France fait clairement la distinction entre l’Islam qui est la deuxième religion de France, un atout pour notre pays, et l’islamisme dont son prolongement terroriste, le djihadisme, n’est qu’un message violent, perverti et contraire aux valeurs universelles de l’Islam[26] ». (Applaudissements de l’Assemblée nationale.) Dans un chapitre consacré à l’action de l’OCI consécutive à la publication des caricatures du journal danois Jyllens Posten en 2005 et intitulé « Dix ans pour mettre l’Occident au pas », Bat Ye’or explique que « le Rapport de l’OCI mentionnait l’inadmissibilité de toutes tentatives visant à établir un lien entre l’Islam, les musulmans et le terrorisme, une opinion adoptée par l’Union européenne. Ihsanoglu [Secrétaire général de l’OCI de 2004 à 2014] avait demandé à Javier Solana [alors Ministre des Affaires étrangères de l’Union] l’instauration d’un code pour les médias pour ménager les sensibilités spécifiques musulmanes. En mars 2007, l’UE et les États-Unis établirent pour leurs diplomates une liste de mots interdits tenant compte des susceptibilités musulmanes. Parmi ceux-ci figuraient les termes jihad, fondamentalistes, terrorisme islamique. Cette liste s’allongea sous Barack Obama jusqu’à jeter la confusion sur le sens des opérations antiterroristes puisqu’il n’y avait plus de terroristes, mais seulement des “activistes” et des “militants” […]. Un article du Times à Londres en 2008 révélait que des centaines de brochures écrites en 2007 enseignaient aux fonctionnaires des mairies et aux policiers comment parler aux musulmans sans les offenser. Le guide, écrit par des fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur, suggérait d’éviter le mot musulman, islamiste ou jihad en parlant d’extrémisme. Il recommandait de parler de “diversités” plutôt que de l’Occident et de communautés musulmanes, afin de ne pas renforcer “le concept d’un monde musulman homogène[27]” ».

 

« On désigne l’esprit d’un temps par sa langue », affirmait le philologue Victor Klemperer dans son célèbre livre, LTI, la langue du IIIe Reich : « Quel fut le moyen de propagande le plus puissant de l’hitlérisme[28] ? » Eh bien voici, « le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente ». Il y a bien des analogies d’une tentation totalitaire à l’autre mais il ne suffit pas de décalquer comme on le fait trop souvent les attitudes connues pour expliquer. Le processus n’est pas le même, et c’est sans doute ce qui empêche de le voir ; le temps ne se répétera pas. Toutefois on a eu un exemple frappant de cette corruption du langage dans cette occasion grave, lorsque pour justifier leur déclaration de guerre contre l’État Islamique, les dirigeants politiques et les journaux les plus en vue reprirent sans sourciller, d’un bout à l’autre de la planète, l’analyse émanent des porte-voix de l’OCI[29] : ce n’est pas un État, cela n’a rien à voir avec l’Islam, l’islam est une religion de paix, etc. « “Please stop calling them the ‘Islamic State’, because they are not a state and they are not a religion”, said Ahmed Bedier, a Muslim and the president of United Voices of America, a non profit that encourages minority groups to engage in civic life. » Ce n’est presque pas la peine de traduire, on retrouve cela partout. « President Obama has made a similar point, referring to the Islamic State by one of its acronyms – “the group known as ISIL” – in his speech to the United Nations earlier Wednesday. In that speech, Obama also disconnected the group from Islam », rapportait un article du Huffington Post[30]. Il y a donc une même source internationale à ces précautions de vocabulaire et à celles de notre propre gouvernement lorsqu’il requiert solennellement l’engagement de nos troupes en Irak, et l’on comprend assez en lisant Bat Ye’or que l’OCI – fragilisée par l’instabilité récente de ses gouvernements – ne voit pas d’un bon œil la constitution d’un califat rival à la marche de ses palais.

Dans son livre Bat Ye’or cite Le califat, une autorité pour l’islam ? d’Ali Mérad[31]. Professeur émérite de la Sorbonne (nouvelle) classé par Malek Chebel[32] parmi les « réformateurs musulmans » et présenté comme « penseur des Lumières » ayant « toujours privilégié la transmission sobre et limpide aux extrapolations métaphysiques absconses », « penseur éclairé le plus précis et le plus méthodique de sa génération », Ali Mérad examine dans son livre la reconstitution du califat, « modèle par excellence de l’État islamique », sous forme de « structure associative » ; il constate que « l’actuelle Organisation de la Conférence Islamique semble s’orienter vers la concrétisation d’un tel paradigme[33] » – d’où cette espèce de principauté revendiquée par l’OCI sur ce que l’on doit dire ou imprimer dans le monde. Lors de leur dernière « Conférence Islamique » les Ministres de l’Information de l’OCI invitèrent d’ailleurs le Secrétariat général à utiliser le « manuel de formation des journalistes et des communicateurs pour redresser l’image tronquée et les stéréotypes de l’Islam et des musulmans véhiculés par les médias occidentaux[34]. » Le repérage des sources – la traçabilité des dérivés linguistiques, en somme – est un des apports fondamentaux des livres de Bat Ye’or, qui tout en maintenant l’exigence et le sens d’une civilisation gréco-hébraïque fondée sur la recherche de la vérité, s’est attaquée dans ses livres à la réalité d’une histoire en train de se faire sous nos yeux par des réseaux de réseaux.

 

C’est entendu les nazis, comme l’État Islamique, pratiquaient trop ouvertement la violence : cela ruina en définitive leur projet de révolution et de domination. Hitler s’en était aperçu, et avait déjà cherché à « canaliser les pulsions antijuives des SA » en lançant le boycott des Juifs au niveau national, une idée de Goebbels qui fut la première des mesures anti-juives à être promulguée en mars 1933, rappelle Pierre-André Taguieff[35]. D’un bout à l’autre de son « combat » le Führer « dans chacun de ses discours insiste sur sa volonté de paix[36] » et le testament dicté à Traudl Junge le 29 avril 1945, dans le regard de la mort, en témoigne : « Il est faux que moi-même ou quiconque en Allemagne ait voulu la guerre de 1939. Elle a été voulue et déclenchée exclusivement par des hommes d’État d’ascendance juive ou qui travaillaient pour les intérêts juifs. […] Les siècles passeront, mais des ruines de nos villes et de nos monuments culturels renaîtra sans cesse la haine contre ces responsables en dernière instance que nous devons remercier de tout : la juiverie internationale et ses acolytes[37]. » Oui la haine des Juifs semble bel et bien programmée à renaître ici-bas, mais en complément de la ruine elle prodigue davantage une enveloppante persuasion aujourd’hui. Victor Klemperer disait de la langue nazie qu’« elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue [nous soulignons] à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret ».Or on dispose maintenant de bien plus de moyens que n’en avaient le parti et l’appareil d’État nazis, et il semble que l’on nous ait déjà dotés d’une langue en mesure de dissimuler, de brouiller la réalité – dans le but affiché d’éviter la violence. Le « califat » proclamé en Iraq et en Syrie ne fut certes pas agréé par l’OCI, car si l’« on s’accorde (ittifaq) parmi les savants de l’islam sur le fait que le califat est une obligation au sein de l’umma », « celle-ci n’en a plus depuis 1924 » – affirme la « Lettre ouverte à Al-Baghdadi » rédigée et publiée le 19 septembre dernier par cent-vingt-six dignitaires musulmans de tous pays pour protester contre « l’État Islamique ». « Pour être vrai, le califat doit être issu du consensus des pays musulmans, des organisations de savants musulmans et des musulmans du monde entier[38] », l’OCI a donc assurément son mot à dire « le plus public et le plus secret ».

 

Où trouvera-t-on alors le moyen de chercher la vérité et de combattre le mensonge au pays de Descartes et Pascal, si notre langue nationale, « le bien le plus général d’un peuple », qui charrie ses « valeurs » plus assurément que les institutions fluctuantes de la république, fait radicalement défaut ? Robert Redeker a insisté récemment sur l’importance de la réforme éducative à entreprendre :« Toute guerre peut être gagnée[39] », à condition d’enseigner l’histoire et la langue, de s’efforcer de répandre à nouveau le goût pour elles. À l’exact opposé, le Rapport du Groupe des Sages créé à l’initiative du Président de la Commission européenne proposait en 2003, « la construction dans le domaine des sciences humaines d’un socle de savoirs communs et non plus simplement partagés. Il s’agira de procéder à une véritable refondation des sciences humaines, de revisiter en profondeur l’Histoire de la région méditerranéenne dans ses dimensions anthropologique, juridique, culturelle, religieuse, économique, sociale, de sorte que toutes les interprétations tendancieuses, toutes les ambiguïtés trompeuses du langage et du vocabulaire, toutes les fausses vérités, toutes les images déformées de l’Autre, toutes les marques de défiance réciproque et leurs exploitations politiques et idéologiques soient repérées et mises à l’écart, non pas pour les occulter, car les mensonges font aussi partie de l’Histoire, mais pour les présenter comme tels. Cet immense travail, de longue haleine, devra s’appuyer sur les études existant déjà sur ce thème ainsi que sur les ouvrages classiques et de référence dont la diffusion et la traduction devront être amplifiées et soutenues par les États de la région, seuls maîtres d’œuvre en la matière, ainsi d’ailleurs que les secteurs de l’édition engagés dans ce type de publication. Les livres scolaires traitant de l’Histoire de la région méditerranéenne devront être revus pour y repérer tous les stéréotypes négatifs et les traiter comme tels. Un tel travail ne peut être conduit de façon isolée par quelques spécialistes reconnus dans chacun des États de la région. Ces derniers ont la responsabilité politique de mettre en œuvre cette action mais ils devront travailler en concertation étroite et envisager des outils communs pour mener à bien cet exercice difficile. Nous proposons pour cela un support institutionnel à deux niveaux :

– d’une part, pour l’analyse sémantique des textes, la traque des ambiguïtés du langage et du vocabulaire, la création d’une Académie euro-méditerranéenne, formée d’écrivains et de personnalités reconnues en la matière, représentatifs de l’ensemble de la région, fonctionnant avec l’appui de la Fondation euro-méditerranéenne pour la culture ;

– d’autre part, pour la recherche historique proprement dite dans toutes ses dimensions, la mise en place d’un réseau universitaire spécialisé des deux rives de la Méditerranée, dont les travaux feront l’objet de rencontres périodiques dans l’une ou l’autre de leurs universités, avec un échéancier bien précis étalé sur le nombre d’années nécessaire à l’achèvement de leur tâche ; là aussi, la Fondation devrait pouvoir assumer la charge de ce réseau en s’inspirant des idées développées à l’occasion de la préparation de l’ancien programme Euromed Sciences humaines[40]. » Une proposition qui témoigne en tout cas d’une ambition totale et qui dépasse la construction européenne stricto sensu. Nous sommes donc face à un arbitrage politique entre « la persistance des agrégats et l’instinct des combinaisons[41] », mais il ne se limite pas à « choisir notre camp entre les pulsions islamophobes et les tueurs islamistes », comme l’affirme Jean Birnbaum[42] de manière quelque peuréductrice. « Revisiter en profondeur l’Histoire de la région méditerranéenne » implique de décider non seulement qui va rédiger cette histoire, unique, nouvelle, commune, y compris pour notre propre pays (on n’ose à peine employer un stéréotype aussi possessif) et avec quelle méthode ou selon quel « consensus » celui-ci sera fondé à l’enseigner à « nos » enfants, mais de quelle « Méditerranée » exactement nous faisons partie où Israël n’est pas (ou ne serait plus « l’État des Juifs »), et si elle se trouve définie comme un héritage, un territoire ouvert, ou comme le seul point de fuite de la « construction » européenne. Le choix auquel nous semblons assignés comporte une définition de la méthode historiographique touchant à notre origine et à notre destin, une fusion des savoirs et des modes éducatifs avec des univers aux antipodes, et une révision de l’histoire adaptée à la primauté d’une certaine géographie, d’une économie, d’une démographie, ainsi que le renoncement de fait à l’indépendance de la recherche, de la culture et de la vérité, bref à la vie (intellectuelle) telle que nous l’entendions.

Il a suffit d’une minute de silence pour que les Français découvrent que par dizaines les rumeurs de complots s’étaient répandues dans le pays comme l’ivraie. Bat Ye’or serait-elle « complotiste » ? Le personnage qui prononce son nom dans le roman de Houellebecq, un ancien de la DGSI qui devient journaliste, le suggère. Convient-il de le prendre au pied de la lettre ? On aurait pu penser qu’un article publié après un attentat sanglant réveillant des slogans d’unité nationale et des réflexes d’identification aux victimes fût l’occasion de formuler une bonne fois la question et d’examiner les hypothèses de l’historienne sur les causes du mal loyalement. Mais il semble que ce soient a priori des « interprétations tendancieuses », de « fausses vérités », et que Jean Birnbaum ait seulement voulu les dénicher : les « ambiguïtés trompeuses de vocabulaire » il en fait son affaire, et les « images déformées de l’Autre » qu’il avait soupçonnées, il s’emploie à les « repérer et mettre à l’écart, non pas pour les occulter, car les mensonges font aussi partie de l’Histoire, mais pour les présenter comme tels ». Ce n’en est pas un de dire qu’en 1656 dans sa huitième « provinciale » Pascal se moquait des Jésuites empruntant une recette de cuisine islamique, le « contrat Mohatra » pour affranchir l’argent des règles suggérées par l’héritage judéo-chrétien. Mais les Lumières sont venues, puis elles se sont éteintes, les grands vents de l’autodestruction idéologique et physique ont balayé l’Europe, et nous ne rions plus. Aujourd’hui des ministres et des universités laïcs ainsi que la grande presse vantent très sérieusement la « finance islamique » dans une économie exténuée, tandis que d’influents politiciens prétendent ignorer tout des liens de la République du Qatar ou de celle des Mollahs avec le terrorisme : c’est la ruine et la mort qui se moquent des rieurs et du français de Pascal, et cela – c’est la dhimmitude, c’est-à-dire « une culture de reddition, de soumission passive imposée par ses dirigeants ralliés par des intérêts personnels et financiers au “service de l’umma[43]” », le paysage intérieur inévitablement décrit par Michel Houellebecq et le seul terme du vocabulaire de Bat Ye’or qu’elle ait explicitement revendiqué[44].

 

Soumission parut jouer le rôle d’une sorte de prophétie auto-réalisatrice : après quelques semaines d’annonces bien orchestrées par l’industrie littéraire, tiré d’abord à plus de cent mille exemplaires, le livre parut le mercredi[45] ; à midi avait lieu l’attaque des frères Kouachi, et le surlendemain pendant la traque, une policière était abattue dans la rue avant le lever du jour ; le soir Coulibaly se retranchait avec les otages du magasin Hyper Cacher. La France aurait pu tout à coup découvrir le sens d’une des « phrases-clés du roman[46] » : « Il n’y a pas d’Israël pour moi ». On parla beaucoup en effet d’exfiltrer par milliers les derniers Juifs de France au risque de la rendre elle aussi judenrein… Mais où pourraient donc aller ces millions de Français qui n’ont pas la chance ou la malchance d’être nés Juifs ? Il faudrait bien qu’ils tiennent leur position ici-même. Le dimanche, comme pour prouver que le roman-vrai de Houellebecq ne s’arrêtait pas aux troubles de la première partie, ceux-ci provoquèrent un mélange de détresse et de liesse populaire en faveur de « la paix » et du « vivre ensemble » républicains : une grande manifestation spontanée de cohésion nationale et internationale (le Premier ministre d’Israël, boycotté d’abord comme la mauvaise fée des contes, avait dû s’imposer) était organisée par les partis de gouvernement. « “Spontané” est un des mots préférés de la LTI[47] ».

 

Dans sa pénétrante généalogie du boycottage (c’est aussi avec le boycott des Israéliens dans les universités que commence le roman de Houellebecq[48]), Taguieff rappelle qu’« entre le 27 mars et le 1er avril [1933], la presse du NSDAP présente le boycott comme une forme d’autodéfense “spontanée” du peuple allemand et une contre-mesure légitime ». « L’idée d’un boycottage en tant que forme de chantage revenait à Joseph Goebbels, qui se disait indigné par les “horribles campagnes de dénigrement” de l’Allemagne nazie à l’étranger » et organisa des « “comités d’action” chargés de populariser les mots d’ordre afin que l’opération soit “portée par le peuple entier[49]” » ; Hitler lui-même avait placé « l’antisémite fanatique Streicher, directeur du Stürmer, à la tête du Comité de défense contre la calomnie juive ». Première mesure de l’appareil d’État nazi contre les Juifs, ce boycott s’avéra un échec, ses effets économiques étaient préjudiciables, la population allemande ne s’y impliqua guère et la presse étrangère ne se laissa pas museler, mais « il avait ouvert la voie à la persécution légale, en la rendant plus acceptable. Et l’opération s’était accompagnée d’une propagande antijuive intense[50] ». On se demande si la campagne accusant Israël de racisme fut développée par antithèse ou par imitation de ce précédent-là. Tout en révérant l’esprit allemand jusqu’en sa RDA, « le Juif Klemperer » redoutait ce que le sionisme d’expression germanique lui aurait emprunté. L’histoire avait condamné l’idéologie pseudo-nationaliste nazie et c’est plutôt pour retourner le jugement contre Israël lui-même, qu’il fallut revoir l’alliance des judéophobies après guerre. La singularité et les vérités juives dans l’histoire étaient-elle aussi intolérables à l’Allemagne et à la « Palestine » humiliées dans les années trente et quarante, qu’à l’égalitarisme islamo-progressiste pleurant ses nombreuses victimes jusqu’à aujourd’hui ?

Au milieu des années 2000, Israël ayant entrepris de construire une barrière protectrice pour mettre un frein à la vague des commandos suicides palestiniens contre les civils, les opérations de boycott international (Boycott Désinvestissement Sanctions) suscitées en protestation furent officiellement calquées sur les mesures qui avaient fait céder le régime sud-africain. Elles étaient étroitement solidaires de l’accusation de racisme portée contre l’État d’Israël, or celle-ci avait été élaborée par les pays arabes et leurs alliés soviétiques dès les années soixante et officialisée par l’ONU entre 1975 et 1991, bien avant la chute de Pretoria. La « Conférence mondiale contre le racisme » de Durban à la veille du onze septembre 2001 puis celle de Genève en 2009 accusèrent à nouveau Israël de mener une politique raciste fondé sur la discrimination et la ségrégation. En 2005 le Boycott inventa « l’apartheid israélien » ; la barrière protectrice anti terroriste derrière laquelle se retranchaient aussi vingt pour cents d’Arabes israéliens était couramment désignée comme « mur de l’apartheid » ; chaque année une « semaine contre l’apartheid israélien » se déroulerait dans les universités du monde entier.« La mobilisation contre “l’apartheid israélien” constitue l’un des volets les plus ritualisés de l’action militante contre Israël et “le sionisme” » depuis dix ans, résume Taguieff[51]. La campagne internationale de boycott des produits israéliens a ainsi contribué à isoler diplomatiquement l’État juif et à banaliser l’accusation de racisme à son encontre pour tenter de brider une capacité de réagir si cardinale dans la raison d’être d’un État, et surtout d’un État pour les Juifs. Le détournement du mot apartheid en est un élément clé.

En 2012 le directeur de la rédaction de Politis, Denis Sieffert, écrivait : « Nous avons été nombreux à connaître Manuel Valls, maire d’Évry, honorant de sa présence les « Six heures pour la Palestine » qui se tiennent chaque année dans sa ville. Nous l’avons vu, en 2002, accueillir chaleureusement Leïla Shahid, alors déléguée de la Palestine en France, à l’occasion du jumelage d’Évry-Ville nouvelle avec le camp de Khan Younis [bande de Gaza]. Nous pouvons encore relire ses mots prononcés à la tribune de la Mutualité, un certain 20 novembre 2002, quand il jugeait la situation“révoltante” et dénonçait “la colonisation qui viole le droit international[52] ». Comme militant puis élu socialiste, Manuel Valls a bien sûr été longuement plongé dans le vocabulaire, les analyses et les mots d’ordre des organisations pro-palestiniennes. Dans ce meeting de l’Association France Palestine Solidarité à la Mutualité Valls dénonçait « la destruction volontaire de l’Autorité Palestinienne, la répression terrible […], l’occupation et la destruction […], la colonisation […], le chômage, la misère sociale et sanitaire que vivent les Palestiniens[53]. » Faut-il prêter autant d’attention aux actions et aux discours des personnages publics de nos jours, si fréquemment sollicités, et qui le sont aussi par leurs propres appareils pour regagner les électeurs perdus ? Je ne sais, mais avant d’utiliser le mot apartheid en tant que Premier ministre, il en avait appris l’usage dans une acception détournée de son sens historique et inoculée dans le vocabulaire européen par le biais des organisations pro-palestiniennes qu’il fréquentait et de leurs relais, les mouvements dénonçant « l’exclusion » sociale et politique des immigrés musulmans dans les « quartiers ». L’usage actuel du mot apartheid n’a donc rien de spontané ni d’anodin. Il a été préparé longuement par la campagne visant à dénoncer le sionisme comme racisme, en vue de calomnier et d’isoler diplomatiquement Israël : une stratégie explicitement calquée sur celle qui obtint l’élimination du régime raciste d’Afrique du Sud et marquée tactiquement par l’identification des musulmans aux Arabes, des Arabes aux Palestiniens et des Palestiniens aux « exclus ». Ce sens n’est évidemment pas absent de l’univers sémantique de Manuel Valls. « Apartheid : le mot est lourd de tout son passé historique en Afrique du Sud, et évoque aussi pour beaucoup la situation actuelle en Israël », remarquait récemment le même Denis Sieffert[54]. « Ce n’est pas la première fois que Manuel Valls a recours à ce vocabulaire », et Sieffert renvoyait à cette déclaration du candidat socialiste à la chaîne Direct 8 en 2009 : « Ce qui a tué une partie de la République, c’est évidemment la ghettoïsation, la ségrégation territoriale, sociale, ethnique, qui sont une réalité. Un véritable apartheid s’est construit, que les gens bien-pensants voient de temps en temps leur éclater à la figure, comme ça a été le cas en 2005, à l’occasion des émeutes de banlieues. » Que ce mot avec cette acception détournée par la propagande palestinienne se soit retrouvé à un moment crucial dans la bouche d’un Premier ministre « en guerre » soi-disant contre les ennemis proclamés du « sionisme », en dit long sur les marqueurs sémantiques, la corruption du langage et l’exténuation de sa vérité dans notre pays ; surtout, cela immole les capacités de celui-ci à se défendre contre ceux qui cherchent explicitement à atteindre son intégrité. Cette guerre n’est pas d’abord sécuritaire ou économique mais idéologique et elle a pris la forme d’un défi à nos représentations politiques et religieuses ainsi qu’aux mots qui les désignent ; elle devrait être une provocation à formuler notre propre vision du monde et du conflit et à dresser les remparts qui lui permettent de retrouver ce qu’il est dans sa langue. Il est évidemment illusoire de prétendre y faire face sans « libérer les mots », libérer les ressources intellectuelles, historiographiques, politiques et religieuses qui pourront contrer les représentations tendancieuses non seulement de l’islamisme mais de tous ceux que l’islam impressionne ou subjugue. « La LTI était une langue carcérale », écrivait Klemperer, « et une telle langue comporte inéluctablement (en matière de légitime défense) des mots secrets, des ambiguïtés fallacieuses, des falsifications, etc.[55] »

Comment Bat Ye’or terminait-elle son livre, en 2010 ? « La palestinisation a amené le Califat jusque dans les villes d’Europe. Il a progressé par la négation des dangers et l’occultation de l’histoire. Il a avancé sur des tapis d’or dans les couloirs des dialogues, les réseaux des Alliances, la corruption des dirigeants, des intellectuels et des ONG. Le Califat est déjà en Europe, dansl’extinction des libertés, le contrôle de la pensée et de la culture, la charia, l’autocensure de la dhimmitude. Le spectre du Califat universel auquel l’Europe a offert le marchepied de l’ONU se dresse devant nous, unissant le pouvoir politique et religieux. Il s’érige en protecteur de toutes les masses musulmanes immigrées dans le monde et exige de les maintenir ancrées dans les traditions islamiques du Coran et de la Sunna, tandis que les Européens sont sommés d’abandonner leurs valeurs historiques et même leur identité. Aujourd’hui un grondement encore étouffé s’élève d’Europe. Il annonce aux hommes qui créèrent cette situation qu’ils n’échapperont pas au jugement de l’histoire[56]. »

Dans une vidéo publiée par Le Monde au moment même où l’on abattait au fusil d’assaut toute une rédaction, donc un tout petit peu avant que Birnbaum ne rédige ou ne corrige son propre article,il avait livré le fond de son âme sensible : ce fameux roman suscitait en lui « la nausée mais aussi la révolte ». Il formulait ce paradoxe inepte selon lequel le titre de ce livre, qu’il estimait médiocrement« fabriqué pour provoquer un maximum de scandale », Soumission, désignait selon lui en réalité la reddition exigée des critiques de Houellebecq à sa littérature : en elle-même « une machine à asservir et à domestiquer autrui », disait-il. Il est vrai que le personnage de Houellebecq ne paraît pas tout à fait exempt du syndrome de Stockholm, ça peut gêner certains lecteurs. Mais cela les oblige aussi sans doute à écouter et à se déclarer eux-mêmes. Or tout à son audacieuse hypothèse et assez loin du fracas de la rue Nicolas-Appert, Jean Birnbaum n’entendait ce matin-là rien que des « vociférations hostiles à l’islam retentiss[a]nt dans toute l’Europe » et nul appel au nécessaire « réarmement idéologique » (Jean-Pierre Lledo). Il donnait au contraire à ses pairs le signal d’une véritable « fuite en avant dans le fanatisme de l’exécration et l’extrémisme du dégoût[57] » pour le livre de Houellebecq. Les commanditaires des tueurs de Charb, Wolinsky et Cabu pouvaient faire exécuter sans trembler leur sentence. Or la question sécuritaire est aussi simple que cela : si en France aujourd’hui « tout le monde » se sentait libre de critiquer l’islam et son prophète, comme n’importe quel épisode et personnage tragi-comiques de l’histoire, et si l’on exprimait son respect pour nos frères musulmans et les Arabes en général en prenant la peine de leur parler franchement, il n’y aurait pas d’affaire Houellebecq mais un honnête et pénétrant roman, et l’on perdrait assez vite, je pense, le goût pour les caricatures. Ce n’est pas la police, ce sont les extrémistes qui seraient débordés. Et le fait est que sans un arrière-pays qui donne de la consistance ou de la résonance aux concepts, aux méthodes et aux intimidations que ceux-ci affirment avoir puisés dans l’Islam, ils n’auraient aucun pouvoir sur nous et aucun objectif à plus ou moins long terme sur notre société. Mais c’est en refusant de voir et d’entendre les motifs, de discerner le vocabulaire – pourquoi pas tels qu’ils étaient exposés par un roman d’alerte – que Jean Birnbaum affirmait sa liberté à lui, rien de moins. C’est un fait, le déni n’a besoin d’aucune protection policière et, oui, ce journaliste-là est vraiment rebelle, rebelle à toute raison. On disait autrefois qu’il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Lui se contente dans le vacarme de désigner des cibles. Dans l’aventure en vidéo de sa surdité abstraite, l’arbre à fruits s’est planté dans le décor la tête enfouie sous terre et ne disant absolument plus rien, comme la nature dans le film de Lanzmann ; toutefois de ses mains bien propres il continue d’avertir ses collègues journalistes que d’après les dernières consignes, ils ne pourront plus aduler désormais une de leurs anciennes vedettes. Ce n’est pas la première fois. Il les console avec une phrase de Sartre sur l’incompatibilité du racisme et de la belle littérature, va, mais il se pourrait bien qu’un jour ou l’autre on se trouve contraint d’exhumer le mot vidé et oublié de trahison.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Olivier Véron pour Dreuz.info.

[1] Jean Birnbaum, « Houellebecq et le spectre du califat », Le Monde du 8 janvier.

[2] Verdier, 2002.

[3] Pierre Boudot, Les mandarins sont revenus, chassez-les !* [1979], Les provinciales, 2014.

[4] Léon Bloy était hyper casher, tout comme Augustin Czartorisky.

[5] G. K. Chesterton, L’Auberge volante*, traduit et présenté par Pierre Boutang, L’Âge d’Homme, 1990.

[6] Birnbaum, article cité.

[7] Bat Ye’or a commencé son travail après l’expulsion des Juifs d’Égypte par Nasser en 1956, cf. Les juifs en egypte*, Éditions de l’Avenir, 1971 ; Le Dhimmi : Profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe*, Éditions Anthropos, 1980 ; Les Chrétientés d’Orient : Entre jihad et dhimmitude VIIe-XXe siècle*, Préface de Jacques Ellul, Éditions du Cerf, 1991 ; Juifs et chrétiens sous l’islam : Les dhimmis face au défi intégriste*, Berg international, 1994, etc.

[8] Birnbaum, art. cit.

[9] Lisbeth Koutchoumoff, « Dans Soumission, Michel Houellebecq cauchemarde et nous avec », Le Temps (Genève), 3 janvier 2015.

[10] Jean-Yves Camus, « Le monde manichéen d’Eurabia », Le Monde du 29 mai 2012.

[11] Lisbeth Koutchoumoff, Le Temps (Genève), art. cit.

[12] Laurent Joffrin, « Soumission, Le Pen au Flore », Libération, 2 janvier 2015.

[13] Christophe Kantcheff, « Soumission, de Michel Houellebecq : la conversion pour les nuls », Politis, 15 janvier 2015.

[14] Aude Lancelin, Le Nouvel Observateur n°2618, 8 janvier 2015.

[15] « Avertissement parapsychique relatif à un événement à venir », dit le dictionnaire du CNRS. Pierre Assouline, « Michel Houellebecq, subversif et irresponsable comme jamais », La République des livres, 5 janvier 2015.

[16] Cf. l’avertissement de son éditeur : « Qui peut craindre la recherche ? »  lesprovinciales.fr/Qui-peut-craindre-la-recherche

[17] Observatoire du monde juif, bulletin n°4/5, déc. 2002, pp. 44-45, dhimmitude.org/archive/by_eurabia.doc

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Document de l’APCEA (collection Bat Ye’or).

[21] Jean-Yves Camus, « Le monde manichéen d’Eurabia », Le Monde du 29 mai 2012.

[22] Pierre-André Taguieff a rappelé que le best-seller international de Jimmy Carter, Palestine : la paix, pas l’apartheid*, Paris, l’Archipel, 2007, avait été recommandé, lui, par Ben Laden, lequel interpellait le peuple américain avec une logique pas très différente de celle de Jean-Yves Camus dans l’article cité : « Vous menez une guerre perdue et sans espoir. […] Le temps est venu de vous libérer de la peur et du terrorisme idéologique des néo-conservateurs et du lobby israélien » ; cf. Pierre-André Taguieff, La nouvelle propagande anti-juive*, PUF, 2010, p. 169.

[23] Jean-Yves Camus, « La réponse viendra en sortant du déni », Le Temps (Genève), 9 janvier 2015.

[24] Jean Birnbaum, « Houellebecq et le spectre du califat », art. cit. Dès le début le roman explique bien que la condition pour échapper au boycott à l’université est d’afficher « des positions antisionistes » (Soumission, pp. 30-31).

[25] « Recommandations Finales et approuvées de la Commission de l’OCI des Éminentes Personnalités (C.E.P.) à la troisième Session extraordinaire de la Conférence islamique au sommet Makkah Al-Moukarramah – Royaume d’Arabie Saoudite, 5-6 Dhoul Qaada 1426/7-8 décembre 2005 », citées par Bat Ye’or, L’Europe et le spectre du califat, pp. 58 sqq. (notamment p. 61) et p. 111.

[26] Assemblée nationale, XIVe législature, Troisième session extraordinaire de 2013-2014
Compte rendu intégral de la séance du mercredi 24 septembre 2014, assemblee-nationale.fr

[27] L’Europe et le spectre du califat, pp. 57-58.

[28] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich : Carnets d’un philologue* [1933-1947], trad. Élisabeth Guillot, Albin-Michel, coll. « Agora », 1996.

[29] Ou faut-il dire l’Islam ?

[30] 24 septembre 2014, huffingtonpost.com/muslim-scholars-islamic-state.

[31] Desclée de Brower, 2008.

[32] Malek Chebel, Changer l’’islam : Dictionnaire des réformateurs musulmans des origines à nos jours*, Albin Michel, 2013.

[33] Ali Mérad cité par Bat Ye’or, L’Europe et le spectre du califat, p. 185.

[34] Cinquième résolution de la dixième Session de la Conférence Islamique des Ministres de l’Information, Téhéran – République Islamique d’Iran, 3-4 Décembre 2014. oci.org

[35] Pierre-André Taguieff, Israël et la question juive*, Les provinciales, 2011, p. 212.

[36] Klemperer, op. cit., p. 319.

[37] Cité par Ian Kershaw, Hitler*, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Flammarion, 2001.

[38] Cf. « Lettre ouverte à Al-Baghdadi », lettertobaghdadi.com.

[39] Robert Redeker, Le soldat impossible*, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014 ; propos recueillis par Vincent Trémolet de Villers, Le Figaro, 23 janvier 2015.

[40] « Le Dialogue entre les Peuples et les Cultures dans l’Espace euro-méditerranéen », (3.1. Recommandations d’actions à engager et de décisions à prendre), Rapport du Groupe des Sages créé à l’initiative du Président de la Commission européenne, Bruxelles, octobre 2003.

[41] Vilfredo Pareto, cité par Pierre Boutang, Ontologie du secret*, PUF, coll. « Quadrige », 1988.

[42] Article cité.

[43] Bat Ye’or, « Juifs et chrétiens sous l’islam, dhimmitude et marcionisme », Commentaire n°97, printemps 2002. Juifs et Chrétiens sous l’Islam : Face au danger intégriste.*

[44] Avec Béchir Gémayel.

[45] Près de 300 000 exemplaires vendus en trois semaines.

[46] Pierre Assouline, art. cit.

[47] Klemperer.

[48] Cf. note 23 ci-dessus.

[49] Israël et la question juive, p. 207 sqq.

[50] Id.

[51] La nouvelle propagande antijuive, op. cit., p. 173.

[52] Denis Sieffert, « Palestine : la conversion de Manuel Valls », Politis n°1228, 22 novembre 2012.

[53] Cité par Emmanuel Ratier, Le vrai visage de Manuel Valls*, Éditions Facta, 2014.

[54] Denis Sieffert, « Valls et l’apartheid territorial », Politis, 22 janvier 2015.

[55] Victor Klemperer, LTI, p. 120.

[56] L’Europe et le spectre du califat, p. 201.

[57] Le mercredi 7 janvier 2015 à 12h59, lemonde.fr/le-livre-de-houellebecq-suscite-la-nausee

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