Publié par Rosaly le 24 octobre 2016

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A l’occasion du dixième anniversaire de la mort d’Oriana Fallaci, des textes autobiographiques inédits ont été publiés, notamment celui intitulé :» L’amour est un suicide de sa propre liberté.», dont j’ai traduit un extrait.

Que l’on partage ou non ses réflexions sur la liberté, j’ai trouvé ce texte d’une grande beauté.

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Je ne comprends pas le mécanisme par lequel un homme ou une femme se sent investi ou est investi du droit de commander les autres et de les punir s’ils n’obéissent pas.

Que cela vienne d’un souverain despotique ou d’un président élu, d’un général assassin ou d’un leader aimé, je vois le pouvoir comme un phénomène odieux et inhumain.

Je me trompe peut-être, mais le paradis terrestre ne finit pas le jour où Adam et Eve furent informés par Dieu que dorénavant ils travailleront à la sueur de leur front et que la femme enfantera dans la douleur. Le paradis terrestre prit fin le jour où ils s’aperçurent qu’ils avaient un patron qui les empêchait de manger une pomme.

D’accord, pour vivre en groupe, il faut une autorité qui gouverne, autrement c’est le chaos. Mais le côté le plus tragique de la condition humaine, c’est, il me semble, la nécessité d’avoir besoin d’une autorité qui gouverne, d’un chef. On ne sait jamais où commence et où se termine le pouvoir d’un chef : la seule chose qui soit certaine, c’est que l’on ne peut pas le contrôler et qu’il fusille ta liberté. Pire : c’est la démonstration la plus amère que la liberté n’existe pas dans l’absolu, qu’elle n’a jamais existé et qu’elle ne peut exister. Même si l’on doit se conduire comme si elle existait et la chercher, quel qu’en soit le prix !

Si l’on pouvait compter toutes les créatures qui au cours des siècles se sont laissées torturer et massacrer pour la liberté, on s’apercevrait qu’aucun autre concept n’a coûté autant de fleuves de larmes et de sang.

Et si l’on pouvait coller tous les morceaux de papier sur lesquels on a imprimé la parole «liberté», on obtiendrait une feuille de papier à l’intérieur de laquelle on pourrait emballer la Terre.

Il n’y a pas de poète qui n’ait chanté la liberté, il n’y a pas de philosophe qui n’ait profondément réfléchi à la liberté, il n’y a pas d’historien qui n’ait pas narré les victoires et les défaites de la liberté.

Sur la liberté, nous possédons des versets mémorables, des pages inoubliables. Et pourtant, il n’existe aucune définition de la liberté universellement acceptée, et nous continuons à nous demander en quoi elle consiste. Moi la première. J’ai été éduquée dans le culte de la liberté, j’ai appris dès l’enfance à aimer ceux qui la défendent et à haïr ceux qui l’oppriment. Je n’écris jamais un reportage ou un livre dont le thème n’est pas la liberté et quand on me demande de la résumer en quelques paroles, je suis prise de panique.

Peut-être cela s’est produit car comme tous les concepts absolus, celui de la liberté ne peut être ramené à une seule idée ; c’est une mosaïque d’interprétations, donc de contradictions implicites.

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Partout, à toute époque et sous chaque drapeau, ceux qui se battent contre les tyrans peuvent à leur tour devenir des tyrans, les pires des tyrans

Sans doute peut-être plus qu’un concept, la liberté est un sentiment, et il est impossible de rationaliser un sentiment. Ou tout simplement parce que la peur de tomber dans le piège de la rhétorique, donc du mensonge, nous freine, et nous pensons à la liberté à laquelle nous nous référons majoritairement, à savoir la liberté politique, la liberté comprise comme un droit et un devoir de citoyen.

J’ai vu des libertés blessées, voire assassinées, au nom de cette liberté. J’ai vu des apôtres de la liberté se transformer en bourreaux de la liberté, au nom de cette liberté. J’ai vu promouvoir des guerres et faire des guerres injustes, de fausses révolutions, au nom de cette liberté. J’ai vu accomplir des crimes horribles et des massacres monstrueux au nom de cette liberté au cri de «Vive la Liberté», «Patrie et Liberté», «Indépendance et Liberté» «Liberté— Egalité», «Justice et Liberté». L’Histoire nous enseigne que partout, à toute époque et sous chaque drapeau, ceux qui se battent contre les tyrans peuvent à leur tour devenir des tyrans, les pires des tyrans.

Ou bien on pense à la liberté individuelle, à la liberté que l’on cherche dans les rapports personnels, dans la vie privée.

Dans ses «Pensées», Lacordaire définit cette liberté comme «le droit de faire ce qui ne nuit pas à l’autre.» Et c’est juste. Néanmoins, le fait demeure que l’exercice de sa propre liberté se termine toujours ou presque toujours par nuire ou perturber ou limiter la liberté de l’autre. Si je fume une cigarette devant toi et que tu ne supportes pas l’odeur, j’exerce ma liberté mais je nuis, je perturbe ou limite la tienne ; si tu m’interdis ou me demandes de ne pas fumer cette cigarette, tu nuis, tu perturbes ou tu limites la mienne.

Si en étant couchée avec toi, je garde la lampe de chevet allumée, ce qui t’empêche de dormir, j’exerce ma liberté, mais je limite la tienne ; si tu éteins la lampe, tu exerces ta liberté mais tu limites la mienne. Et le discours ne change pas si je m’interdis de fumer ou de laisser la lampe allumée parce que je t’aime. Cela démontre seulement que l’amour enchaîne la liberté individuelle, qu’il s’agisse d’amour maternel, filial ou pour un homme, une femme, un chien.

Aime vraiment quelqu’un et tu verras que ta liberté se bloque plus qu’un navire amarré. L’amour est un suicide de notre propre liberté. Et c’est la preuve la plus irréfutable que la liberté, la vraie, la pure n’existe pas. Et comment pourrait-elle exister, vu que nous n’avons même pas la liberté de choisir si nous voulons ou non naître, vu que chacun de nos choix dépend de ce choix, décidé par quelqu’un d’autre pour nous ?

La vraie liberté, la liberté pure n’existe que dans le rêve. La liberté est un rêve. Pour poursuivre ce rêve, en capturer au moins l’ombre, matérialiser le reflet, on se bat, on se déchire, on meurt. Toutefois, gare à ne pas le poursuivre, à y renoncer, en pensant qu’il est vain de courir après ce qui n’existe pas. Sans ce rêve, même l’intelligence s’éteint, ainsi que la capacité de créer, de distinguer le bien du mal, le beau du laid. Et la parole dignité perd toute signification, la vie se réduit à un processus physique logique semblable à lui-même : manger, boire, dormir, procréer, mourir. On naît esclaves, d’accord. Mais je ne puis imaginer rien de plus stupide, de plus minable, de plus tragique, qu’un esclave qui se résigne à rester esclave, car né esclave.

Le plus beau monument à la dignité humaine reste pour moi ce que je vis sur une colline du Péloponnèse, en compagnie de mon ami Alessandro Panagulis, le jour où il me conduisit auprès de quelques résistants en été 1973. Papadopoulos était encore au pouvoir. Il ne s’agissait ni d’un simulacre, ni d’un drapeau, mais de trois lettres «OXI», qui en grec signifient «NON».

Elles avaient été écrites entre les arbres par des hommes assoiffés de liberté, au temps de l’occupation nazi-fasciste, et pendant trente ans, ce NON était resté là sans s’affadir sous la pluie et le soleil. Les colonels avaient donné l’ordre de les effacer avec de la chaux. Mais immédiatement, comme par la magie d’un sortilège, la pluie et le soleil avaient dissous la chaux. Ainsi, jour après jour, les trois lettres réapparaissaient têtues, désespérées, indélébiles.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Rosaly pour Dreuz.info.

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