Publié par Dreuz Info le 28 mai 2010

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Seconde partie



Le 29 mai 1967, à la veille de la guerre des Six-Jours, Raymond Aron écrivait dans Le Figaro : « Par la voix du président Nasser, la menace d’extermination retentit de nouveau. Ce qui est en jeu (…), c’est l’existence de l’État d’Israël. » Avant la victoire d’Israël contre la coalition arabe, les intellectuels de gauche et les « progressistes » en général se contentaient de poser que le « sionisme » était un « fait colonial » et que l’État juif était une « base avancée de l’impérialisme », conformément à la langue de bois soviétique. À partir de l’automne 1967, par les effets conjugués des propagandes respectivement soviétique et arabo-musulmane, Israël a été traité avec une virulence croissante comme un « État en trop », voué à l’élimination. Cette reconstruction mythique diabolisante de l’État d’Israël a réussi, dans l’opinion mondiale, à se substituer en partie à sa réalité sociohistorique, tout en détournant l’attention du public de la menace islamiste, quant à elle bien réelle.
 

 

Cette reconstruction diabolisante a pour l’essentiel consisté à retourner contre Israël et le « sionisme » l’accusation de « racisme », avec son corrélat : celle de « génocide », principal opérateur de la nazification de l’État juif1. L’accusation est maximale, et représente l’aboutissement d’un long processus de radicalisation idéologique commencé dans les années 1950. Elle implique une inversion de la réalité comme de la vérité historique : les Israéliens et ceux qui les soutiennent – caractérisés comme « sionistes » ou plus simplement comme « Juifs » – sont accusés de meurtre de masse, et, partant, de crime contre l’humanité. Certains idéologues, les négationnistes, y ajoutent la dénonciation de la Shoah comme un « grand mensonge historique », tandis que d’autres – dont des Juifs supposés « progressistes » – dénoncent l’« industrie de l’Holocauste » ou le « Shoah-Business », ou encore les usages politiques – « sionistes », bien entendu – de la « religion de la Shoah ». Tel est l’aboutissement du processus de réinvention de la judéophobie comme vision du monde auquel la guerre des Six-Jours a donné une impulsion décisive. L’une de ses principales conséquences aura été l’inscription de l’antisionisme dans le programme d’action antiraciste, où il est devenu central.


Quoi qu’il en soit, par ces dénis et ces accusations, les Juifs sont transformés en représentants d’un non-peuple, du non-peuple juif, et à ce titre chassés comme des intrus du concert des nations. Dans la perspective antisioniste radicale, tous les individus humains sont censés avoir droit à une nation ou à un État. Sauf les Juifs. Le succès en France – ou, plus exactement, dans la France intellectuelle et médiatique – de l’indigeste pamphlet, à la fois « post-sioniste » et « antisioniste », de l’historien d’extrême gauche israélien Shlomo Sand s’explique par le fait qu’en affirmant que le peuple juif n’existe pas, qu’il n’est qu’une fiction idéologisée par des leaders nationalistes aux XIXe et XXe siècles, il paraît justifier historiquement la principale proposition des antisionistes radicaux : l’élimination de l’État d’Israël2. Pourquoi un « peuple » imaginaire, un non-peuple, devrait-il bénéficier d’un État-nation indépendant et souverain ? Les Juifs peuvent dès lors être traités comme s’ils étaient étrangers au genre humain, formé de « peuples » tous respectables, libres de se donner un État. Et les Juifs, ainsi « dé-normalisés », dénoncés comme des étrangers-ennemis, à figure inhumaine : la nazification croissante de ces « non humains » leur donne en effet la figure d’ennemis du genre humain.

 

Cet amalgame polémique (« sionisme = nazisme ») a permis de fabriquer des analogies et des métaphores de propagande par lesquelles a été réactivé un très ancien thème d’accusation visant les Juifs : celui du meurtre rituel3. La construction du grand récit sur Israël, « État criminel », a été alimenté et accéléré par les effets planétaires de l’opération médiatique, parfaitement réussie, consistant à accuser les soldats israéliens d’avoir « tué de sang-froid », le 30 septembre 2000, le jeune Palestinien Mohammed al-Dura, érigé en « martyr ». Ce prétendu assassinat a été présenté dès les premiers jours de la seconde Intifada comme la preuve des penchants criminels des « sionistes » et le symbole du statut de « victimes » monopolisé par les Palestiniens. Dès lors, dénoncer le « sionisme », c’était dénoncer autant le « racisme » des « sionistes » que leur propension à tuer des non-Juifs, pour assouvir leur cruauté naturelle, leur goût du sang, pour se nourrir symboliquement du sang de leurs ennemis et ainsi satisfaire leur cruauté héréditaire, ou encore pour prélever leurs organes – l’accusation de trafic d’organes a été lancée par un journaliste suédois en août 2009, et reprise sur les sites anti-israéliens de toutes obédiences4. En outre, la nature supposée sanguinaire des « sionistes » porterait ces derniers à privilégier, parmi les non-Juifs, les enfants, et plus spécialement les enfants palestiniens, arabes ou plus généralement musulmans. Dans le discours de propagande des pays arabes à la suite de la guerre des Six-Jours, la légende du meurtre rituel juif avait été réactivée en même temps que le mythe du complot juif mondial, ce dont témoignent les nombreuses rééditions des Protocoles des Sages de Sion au Proche-Orient et le succès rencontré par les libelles accusant les Juifs de meurtre rituel, comme celui du général syrien Mustafa Tlass (1932-), La Matza de Sion, paru en 19835. La vision conspirationniste du « sionisme » est cependant restée longtemps dominante dans la rhétorique anti-israélienne, en dépit de l’inflexion provoquée par la dénonciation orchestrée du massacre de Sabra et Chatila (16-18 septembre 1982), perpétré par des phalangistes chrétiens et abusivement attribué à Tsahal. Cette attribution calomnieuse d’un massacre à Israël n’est ni la première, ni la dernière. Mais elle est devenue paradigmatique en ce qu’elle a constitué la première victoire médiatique mondiale de la propagande « antisioniste » fondée sur la dénonciation des « sionistes » comme criminels-nés.


La criminalisation des « sionistes » est devenue un thème majeur de propagande avec l’application du schème du meurtre rituel aux opérations israéliennes de maintien de l’ordre à l’époque de la première Intifada (lancée le 9 décembre 1987), où les jeunes Palestiniens étaient cyniquement placés en première ligne, voués à faire des victimes émouvantes idéologiquement exploitables. D’une façon croissante à partir de la seconde Intifada, en réalité la première guerre israélo-palestinienne, lancée le 29 septembre 2000, les « sionistes » ont été construits et dénoncés par leurs ennemis comme des « tueurs d’enfants » – précisons : d’enfants non juifs. L’exploitation internationale, par la propagande anti-israélienne, des images de la mort supposée du jeune Mohammed al-Dura a marqué l’entrée dans ce nouveau régime d’accusation des « sionistes », et, par synecdoque, des Juifs. Le stéréotype du Juif comme « criminel rituel » était réinventé et adapté au nouveau contexte de l’affrontement israélo-palestinien6.

 


Sur la représentation du meurtre rituel attribué aux « sionistes » s’est greffé un abominable retournement contre eux d’une accusation portant historiquement sur un aspect significatif de la « Solution finale » mise en oeuvre par les nazis, à savoir l’extermination physique des femmes et des enfants juifs par gazages ou par fusillades. En outre, l’accusation de « tuer des enfants » relève d’un classique mécanisme de projection, tant il est vrai que les « opérations martyre » visent le plus souvent des civils israéliens, dont des femmes et des enfants, souvent en bas âge. Il s’agit bien d’une attribution projective, impliquant une inversion causale : on accuse les ennemis dont on tue les enfants, les Juifs, de tuer les enfants de leurs ennemis. Accusation dénuée bien sûr de fondements empiriques : les Israéliens n’ont pas pour objectif final d’éliminer physiquement les Palestiniens, femmes et enfants, et aucun soldat israélien ne vise intentionnellement des enfants palestiniens pour les tuer de sang-froid. Comment ne pas voir, à moins d’être totalement endoctriné, que cette accusation mensongère est maximalement diffamatoire ?
 

 

De telles projections des traits du bourreau sur la victime font partie des mécanismes élémentaires de la propagande visant à mettre en acceptabilité des pratiques criminelles contre un ennemi. Mais ce processus d’attribution abusive par inversion causale est particulièrement pervers visant les Juifs à travers les Israéliens : on ne saurait l’analyser sans en souligner l’abjection.
Les crimes réellement commis par les nazis contre le peuple juif, les nouveaux ennemis des Juifs les attribuent désormais aux Juifs eux-mêmes. Avec ce retournement de l’accusation de crime génocidaire, est atteint le stade suprême de la diffamation d’un groupe humain. Il n’est pas de pire calomnie. C’est sur cette base idéologique et sur ce mode rhétorique que s’est opérée, au cours des années 1990 et 2000, une extrémisation de l’accusation de « racisme » visant les Juifs en tant que « sionistes ». Dans l’antisionisme démonologique contemporain,on retrouve les deux grandes accusations déjà présentes dans la judéophobie antique : l’accusation de « haine du genre humain » ou de « misoxénie » (devenue l’accusation de « racisme ») et celle de meurtre rituel ou de cruauté sanguinaire, supposée constituer chez les Juifs une seconde nature – les nazis théoriseront la « criminalité héréditaire » attribuée en propre aux Juifs. Cette dernière accusation a été transformée par la propagande anti-israélienne radicale (d’obédience arabo-musulmane et d’extrême gauche), un demi-siècle plus tard, en celle de « génocide » ou de « crime contre l’humanité », et illustrée par la figure répulsive du soldat israélien « tueur d’enfants palestiniens »7. Dès lors, combattre Israël et le « sionisme » revenait à lutter « contre le racisme et pour la paix », pour le « respect de l’autre » et la fraternité universelle. C’est sur cette base que s’est opérée la grande instrumentalisation de l’antiracisme qui nourrit le discours « antisioniste » depuis une quarantaine d’années.

 


Massivement diffusé par les pays arabes et l’empire soviétique au cours des années 1960 et 1970, l’amalgame polémique entre « sionisme » et « racisme » a été fortement et mondialement légitimé par la honteuse Résolution 3370 adoptée le 10 novembre 1975 par l’Assemblée générale de l’ONU, condamnant le sionisme comme « une forme de racisme et de discrimination raciale ». L’adoption de cette Résolution pseudo-antiraciste s’est faite d’une façon mécanique : depuis plusieurs années déjà, les Palestiniens bénéficiaient d’une majorité « automatique » à l’ONU. Ironisant sur ce vote de l’Assemblée générale de l’ONU, Abba Eban, ministre israélien des Affaires étrangères de 1966 à 1974, a déclaré à l’époque que cette même majorité, « s’il fallait voter que la Terre est plate, voterait que la Terre est plate ». Le rôle de la bêtise dans l’Histoire est aussi important que celui du conformisme majoritaire, avec lequel il fonctionne souvent en symbiose. Cette Résolution, qui présupposait l’existence de fortes ressemblances entre le « sionisme » et des systèmes racistes comme le nazisme ou le régime sud-africain d’apartheid, ne sera abrogée que le 16 décembre 1991. Mais le mal avait été fait : l’accusation de « racisme » avait été mise en orbite, légitimée par cette Résolution de l’ONU durant une quinzaine d’années. Elle s’était inscrite dans le discours « antisioniste » d’usage international. Réciproquement, l’accusation de « sionisme » avait été intégrée dans l’arsenal des thèmes « antiracistes ». Depuis le milieu des années 1970, l’association des mots « racisme » et « sionisme » est devenue une évidence idéologique, qui a inspiré nombre de slogans et de mots d’ordre, en particulier ceux qui appellent au boycottage d’Israël (en matière de commerce, de culture, de recherche et d’enseignement, etc.), ainsi traité en État criminel. La force symbolique de l’amalgame nazifiant a donc survécu à l’abrogation de la Résolution 3370.


Pierre-André Taguieff


Fin de la seconde partie.

 

 

1- Voir P.-A. Taguieff, La Nouvelle Judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002, p. 93 sq. ; id., Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 91 sq. ; id., La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Odile Jacob, 2008, p. 407 sq. 

2- Voir Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme, tr. fr. Sivan Cohen-Wiesenfeld et Levana Frenk, Paris, Fayard, 2008.

3- P.-A. Taguieff, La Judéophobie des Modernes, op. cit., p. 262-308 ; id., La Nouvelle Propagande antijuive, op. cit., p. 229-374, 492 sq.
4- Sur cette nouvelle affaire d’accusation diffamatoire, voir P.-A. Taguieff, La Nouvelle Propagande antijuive, op. cit., p. 492 sq.

5- Mustafa Tlass, La Matza de Sion, Damas, 1983 (en arabe) ; 2e éd., 1986 ; trad. angl. : Matzo of Zion, Damas, Family Bookshop, 1991.

6- P.-A. Taguieff, La Judéophobie des Modernes, op. cit., p. 300-308 ; id., La Nouvelle Propagande antijuive, op. cit., p. 281-374.

7- Voir P.-A. Taguieff, La Judéophobie des Modernes, op. cit., p. 300 sq., 407 sq. ; id., La Nouvelle Propagande antijuive, op. cit., passim. 

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