Publié par Dreuz Info le 11 juin 2010

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Interview de Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS (Paris, Centre de recherches politiques de Sciences Po1)pour Actualité Juive, n° 1120, 10 juin 2010, p. 18

Vision antisioniste du monde et conformisme médiatique.

Cinq questions à Pierre-André Taguieff (propos recueillis par Laëtitia Enriquez)  


1. Comment interprétez-vous le déferlement anti-israélien auquel on assiste et l’unanimité avec laquelle les médias et les politiques condamnent Israël dans l’affaire de la flottille ?

 

PAT. Ce qui frappe en effet tout observateur des médias est l’unanimisme dans la condamnation morale d’Israël depuis que l’intervention israélienne du 31 mai 2010 contre un groupe d’islamistes radicaux accompagnés de « pacifistes » et d’« humanitaires » pro-palestiniens leur servant d’alibis, est devenue l’affaire de la « Flottille de la liberté », avec ses « martyrs » mis en avant par la propagande des islamistes du Hamas et exploités à des fins géopolitiques par le gouvernement turc d’obédience islamiste, soucieux d’apparaître comme le « champion » de la cause palestinienne. On peut y voir une nouvelle preuve du conformisme, du suivisme et du politiquement correct qui règnent dans l’espace médiatique. Mais il faut tenter d’aller plus loin, et esquisser une hypothèse explicative.  La mise en accusation quasi-planétaire d’Israël est moins le résultat de propagande palestino-islamiste qu’un effet du fonctionnement du système médiatique. La condamnation unanime d’Israël, avant toute enquête et indépendamment de toute analyse critique des faits tels qu’ils ont été rapportés par les islamo-humanitaires, témoigne d’abord du mode de formation et de diffusion de l’information journalistique. Les professionnels des médias réagissent dans l’urgence, sans prendre la peine de faire un véritable travail d’investigation, en se contentant de s’inspirer des dépêches d’agence, recopiées passivement, hâtivement ou complaisamment, sans esprit critique. À cela, il faut ajouter une sélection des informations selon un critère idéologico-politique dominant : les médias choisissent de privilégier les récits allant dans le sens des présupposés de la culture politique de gauche, qui est largement majoritaire dans le monde professionnel des journalistes. Or, l’anti-israélisme et le propalestinisme, depuis les années 1990, se sont inscrits dans la doxa journalistique, reflétant le parti pris « antisioniste » partagé, avec plus ou moins de virulence, par toutes les gauches. Si les diffamateurs radicaux d’Israël  se rencontrent surtout à l’extrême gauche (et bien sûr toujours à l’extrême droite), on trouve des diffamateurs modérés de l’État juif à gauche comme à droite. Les positions anti-israéliennes qui alimentent le discours unique des médias sur ou plutôt contre  l’État juif sont bien à l’image de l’« antisionisme » qui prévaut dans les milieux qui se situent à gauche.

 

2. D’où vient l’attrait de l’antisionisme ?

 

PAT. J’interprète ce qu’il est convenu d’appeler l’« antisionisme », au sens fort du terme (disons, l’antisionisme radical), comme une nouvelle religion séculière, c’est-à-dire comme une doctrine de salut collectif capable de donner un sens aux engagements qui paraissent s’en déduire logiquement. La guerre idéologique totale aujourd’hui menée contre Israël et « le sionisme », soumis à une diabolisation permanente, se fonde sur une vision du monde à part entière, prétendant répondre aux grandes questions qui se posent sur l’évolution du genre humain, à commencer par celle qui porte sur l’origine du mal (Israël, « le sionisme »). Elle est donc pourvoyeuse de sens. Elle comporte également des normes pour l’action, qui dérivent de la désignation d’un ennemi absolu : Israël, « les sionistes », « le sionisme » ou « le sionisme mondial ». Elle contient enfin une promesse de salut : en détruisant Israël et en « liquidant » le « sionisme », l’humanité sera sauvée. Promesse de libération ou d’émancipation universelle, qui prend la signification d’une rédemption. C’est pourquoi elle est ouverte aux Juifs antijuifs et aux « Alterjuifs », c’est-à-dire aux Juifs ayant rallié le camp des ennemis des Juifs (à l’instar de Chomsky ou de Finkelstein). La vision antisioniste du monde apparaît donc comme une nouvelle forme historique de néo-religion politique s’inscrivant dans l’espace des religions séculières (pour parler comme Raymond Aron). 

  

3. Quel est le lien entre l’antisionisme radical et la haine des Juifs ?

 

PAT. Le contenu idéologique de l’antisionisme radical est moins un pro-palestinisme à dominante compassionnelle qu’un anti-israélisme révélant une haine totale des Juifs.  Car c’est bien des Juifs, et non pas seulement des « sionistes », qu’il s’agit, ainsi que suffit à le montrer le slogan le plus typique des manifestations islamo-gauchistes les plus violentes des années 2000 : « Comment les victimes d’hier sont devenues les bourreaux d’aujourd’hui ». Ce slogan se réfère en effet sans la moindre équivoque aux Juifs victimes du nazisme et non pas aux « sionistes ». Autrement dit, dans le nouvel imaginaire judéophobe mondialisé, la stigmatisation d’Israël et des « sionistes » n’est qu’un habillement rhétorique, certes celui qui est le plus souvent sollicité, de l’appel à la haine et à la violence contre les Juifs.  L’antisionisme radical n’est que la dernière en date des formes d’intellectualisation des passions antijuives orientées vers la fin du peuple juif, comme objectif ultime du programme « antisioniste ». On peut comprendre le phénomène comme le résultat de la diffusion croissante de la vision islamiste de ce que j’appellerai la « solution finale de la question sioniste », à savoir la destruction de l’État juif, assimilé à une « tumeur cancéreuse » à éradiquer.  Ce programme d’anéantissement implique un projet génocidaire : dans un contexte proche-oriental où le fanatisme islamiste gagne chaque jour du terrain,  excluant l’hypothèse d’une présence juive sur une « terre d’Islam », comment détruire totalement l’État-nation juif sans éliminer physiquement la plupart de ses citoyens ? Comment éliminer l’État juif sans éliminer les Juifs vivant en citoyens de cet État ?

 

4. Si je vous ai bien compris, critiquer tel ou tel aspect de la politique israélienne n’a rien à voir avec l’antisionisme radical ?

 

PAT. Bien entendu. La critique démocratique de la politique d’un gouvernement, relevant du débat public légitime, ne doit pas être confondue avec l’appel à la destruction d’un État-nation, ce qui définit le projet de l’antisionisme radical. Cinq traits permettent de définir le discours des antisionistes radicaux : 1° le caractère systématique de la critique d’Israël, une critique hyperbolique et permanente faite sur le mode de la dénonciation et recourant aux techniques de la propagande ; 2° la pratique du « deux poids, deux mesures » face à Israël, c’est-à-dire le recours au « double standard », dont l’accusation de « réaction » ou « riposte disproportionnée » est l’une des illustrations les plus courantes. Cette pratique systématique de la mauvaise foi, dès qu’il s’agit de l’État juif, conduit à la condamnation unilatérale d’Israël, indépendamment de toute analyse des faits ;  3° la diabolisation de l’État juif, traité comme l’incarnation du mal, impliquant une mise en accusation permanente de la politique israélienne fondée sur trois bases de réduction : le racisme/nazisme/apartheid, la criminalité centrée sur le meurtre d’enfants palestiniens (ou musulmans) et le complot ; 4° la délégitimation de l’État juif, la négation de son droit à l’existence  – donc la négation du droit du peuple juif à vivre comme tout peuple dans un État-nation souverain -, ce qui implique d’isoler l’État d’Israël sur tous les plans, en organisant notamment contre lui un boycott généralisé ;  5° l’appel répété à la destruction de l’État juif, impliquant la réalisation d’un programme de « désionisation » radicale, ou plus simplement une guerre d’extermination, où l’Iran nucléarisé jouerait le rôle principal.

     

5. Peut-on parler dans ce cas d’un nouveau type de  racisme antijuif ?

 

PAT. Je soutiens en effet la thèse suivante, en parfaite contradiction avec les certitudes de la vulgate « antisioniste » inscrite dans l’esprit du temps : l’antisionisme radical est l’une des principales formes de racisme apparues depuis la fin du XXe siècle. En procédant à la nazification du « sionisme », il légitime un programme raciste d’élimination d’Israël. Mais il s’agit d’une forme de racisme qui, étant largement partagée par les milieux intellectuels et culturels, n’est pas reconnue comme telle, et demeure socialement invisible. Les évidences « antisionistes » (stéréotypes, préjugés, rumeurs) se sont installées en effet dans la « doxa intellectuelle » de l’époque, ce qui les protège de la critique. L’antisionisme radical représente aujourd’hui la seule idéologie raciste non seulement acceptable, mais encore intellectuellement respectable. C’est là l’un des principaux facteurs, d’ordre culturel, expliquant à la fois la diffusion rapide et la virulence extrême des discours de condamnation d’Israël. Les véritables « réactions disproportionnées », c’est dans le camp des ennemis absolus d’Israël qu’on les rencontre.  


1- Dernier ouvrage paru : La Nouvelle Propagande antijuive. Du symbole al-Dura aux rumeurs de Gaza, Paris, PUF, 2010, 551 p.

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