Publié par Michel Gurfinkiel le 3 juillet 2010

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Les machiavéliens venus d’Italie recommandent au tsar de mentir : il leur apprend qu’il est plus efficace encore de mélanger le vrai et le faux, le pur et l’impur, la faveur et le courroux.

 

Par Michel Gurfinkiel.


C’est peu de dire qu’Ivan IV le Terrible (1533-1584), le petit-fils d’Ivan III, incarne l’autocratie. Il la hante. Ce qui, chez la plupart de ses prédécesseurs ou successeurs, reste virtuel, occasionnel, s’accomplit dans son règne – cinquante-et-un ans, le plus long de l’histoire russe… –  avec une netteté absolue. Avec lui, le pouvoir monarchique devient révolution, révolution permanente, ouragan qui secoue et disloque l’Etat et la société : une leçon que méditera Staline quatre siècles plus tard, quand il voudra, en sens inverse, se faire le tsar d’une révolution. Ivan le Terrible assume toutes contradictions, toutes les antinomies, les exhibe, en joue, en jouit, en use. Les machiavéliens venus d’Italie recommandent au tsar de mentir : il leur apprend qu’il est plus efficace encore de mélanger le vrai et le faux, le pur et l’impur, la faveur et le courroux.

 

Les premières années de son règne sont chaotiques : Ivan est mineur, sa mère Elena meurt quand il n’a que huit ans, les factions nobiliaires se déchirent au Kremlin. Il prend personnellement le pouvoir, à l’âge de seize ans, en faisant massacrer les Vorontsovs, une famille de courtisans d’origine populaire. Mais ensuite, pendant près de quatorze ans, il se comporte en souverain modèle. Il sait s’entourer d’excellents conseillers et convoque fréquemment des assemblées représentatives, de la Douma, Diète de la noblesse, au Zemskii Sobor, Assemblée du Pays où sont appelés, comme dans les Etats-Généraux français, des députés de toutes les classes sociales. Comme Ivan III, il se tient informé de l’état de la science, de la technologie ou de l’art militaire  en Occident, en particulier en Allemagne et en Angleterre, et cherche à appliquer à la Moscovie certains des progrès réalisés par les étrangers. Il multiplie les réformes administratives et judiciaires, avec un souci constant de simplifier les procédures et de combattre la corruption. Il renforce les services permanents de l’Etat :  chancelleries, ministères, mais aussi voirie,  postes, gendarmerie. Il poursuit la modernisation de l’armée russe, tant en termes d’organisation que d’équipement, en substituant une chaîne de commandement logique, fonctionnelle, au mesnitchestvo , le système jusque là en usage des préséances  honorifiques, que sur le plan tactique, en intégrant  l’arme à feu individuelle à l’ordre bataille, en plus des armes blanches et de l’artillerie : les six régiments de streltsy   constitués en 1550 sont l’équivalent du tercio, l’unité de mousquetaires qui, au même moment, permet  aux Espagnols de chasser les Français d’Italie et de s’imposer comme la principale puissance militaire en Europe. C’est pendant cette première partie de son règne qu’Ivan obtient ses plus beaux succès en politique étrangère : la conquête de Kazan en 1552 et celle d’Astrakhan en 1556.

 


Extermination

Le même tsar se transforme en 1560, après la mort subite de sa première femme Anastasia, qu’il aimait profondément , en tyran : l’extermination  des ennemis intérieurs, des rebelles et des traîtres vrais ou supposés, cesse d’être un des moyens du pouvoir et devient un but en soi. Ivan accuse les plus grands personnages de la cour d’avoir « assassiné » Anasatasia, les fait juger selon une procédure extraordinaire, condamner, torturer en sa présence, exécuter en sa présence. Il englobe bientôt dans la même répression leur famille proche ou éloignée, leurs amis, leurs serviteurs et même leurs paysans, qu’il réduit en esclavage ou fait brûler vifs. Le chef de l’Eglise orthodoxe, le métropolite Philippe, s’inquiète : il le fait déposer, emprisonner puis assassiner. L’archevêque Pimène de Novgorod, qui lui avait toujours été fidèle et qui l’avait aidé à déposer Philippe, lui parait soudain suspect, à son tour, de trahison : non seulement il le fait arrêter, transférer dans un loin monastère et enfin mourir, mais il décide, en 1569, d’anéantir Novgorod elle-même. Le tsar se rend sur place, à la tête de forces armées considérables, pour rendre sa « justice » : chemin faisant, il multiplie, dans chaque ville qu’il traverse, les procès et les supplices. Arrivé en janvier 1570 dans l’ancienne République, il fait torturer et exécuter  une partie des notables : un de ses supplices favoris est de suffoquer des familles entières dans le Volkhov, en les faisant passer par des trous circulaires creusés à la surface gelée du fleuve. Il s’attaque ensuite aux églises et aux monastères, dont les occupants sont chassés et les richesses pillées, puis au reste de la ville, livrée pendant plusieurs semaines aux exactions des mercenaires tatars. Les registres officiels des exécutions font état  de deux mille deux cents victimes. En fait, la plus grande partie des trente mille habitants que comptait alors Novgorod semble avoir été massacrée. Quelques trois cents notables jusque là épargnés sont emmenés à Moscou : la moitié d’entre eux sont exécutés en une seule journée, le 25 juillet 1570, en compagnie de quelques personnages de la cour passant pour avoir « pactisé avec Pimène ». A nouveau, le tsar montre son goût pour les supplices originaux : ayant refusé de « confesser ses crimes », le gouverneur du Trésor impérial, Nikita Founikov, est bouilli vif…

 


Opritchnina

Mais Ivan ne se contente pas de terroriser physiquement  la Russie. Il entreprend de la harasser moralement, ou plutôt mentalement, en supprimant les points de repère, en alternant de façon totalement  arbitraire les faveurs et les sanctions, les retours à la sagesse et les nouvelles atrocités. En 1565, par exemple, il annonce son intention « d’abdiquer et de se retirer ». Les milieux dirigeants  le supplient, évidemment, de rester sur le trône. Sans dire formellement  s’il revient sur son abdication ou non, celui-ci crée divise alors l’Etat en deux secteurs : la zemchtchina, où l’administration  traditionnelle  reste en place, et l’opritchnina, domaine réservé du prince, placée sous une administration d’exception. Les deux secteurs sont dotés de cours séparées, d’armées distinctes et même de capitales distinctes, Moscou pour la première et Alexandra Sloboda pour la seconde. Mais les officiers de l’opritchnina ,  les opritchniki,  vêtus de noir et portant à la ceinture un petit balai, symbole de leur mission épuratrice, ont le droit d’intervenir de façon discrétionnaire sur l’ensemble du territoire pour « protéger le tsar », de poursuivre les suspects sans passer par les procédures habituelles et de les exécuter séance tenante. Dès les premiers mois du nouveau régime, ils mettent à mort le prince Gobarty, qui avait conquis Kazan. C’est ensuite le tour du prince Rostovsky, assassiné dans la prison où le tsar l’avait jeté quelques années plus tôt, puis du prince Chevyrev, empalé en présence d’ambassadeurs étrangers. Aux exécutions succèdent les bannissements et les déportations : deux cents nobles sont envoyés dans la vallée de la Volga.  Puis, tout aussi soudainement qu’elle avait commencé, la vague de terreur s’interrompt : en 1566, le tsar pardonne à de nombreux condamnés, rappelle une partie des exilés et convoque le Zemskii Sobor. Près de quatre cents députés, représentant la noblesse, l’administration, les villes, l’Eglise et même la paysannerie, sont réunis au Kremlin et encouragés à exprimer en toute liberté leurs opinions sur les affaires publiques. Certains d’entre eux finissent par critiquer, en effet, la création de l’opritchnina . Mal leur en prend : le tsar les fait exécuter. Et c’est le début d’une nouvelle vague de terreur, plus longue que la précédente…  A la fin de 1570, après la destruction de Novgorod, il fait exécuter un des principaux opritchniki,  Alexei Basmanov, qui avait été le maître d’oeuvre de l’opération. Un an plus tard, après un raid audacieux des Tatars de Crimée jusqu’à Moscou, c’est une grande partie des autres chefs du domaine réservé qui sont livrés au bourreau. L’opritchnina est abolie en tant que telle en 1572, mais trois ans plus tard à peine, en 1575, le scénario est relancé : Ivan « abdique » à nouveau, en faveur, cette fois, de Syémen Bakboulatovitch, un khan tatar converti,  et reconstitue un Etat privé au coeur de l’Etat. Puis, au bout d’un an, il reprend le pouvoir, non sans accorder à Syemen, qui avait toujours été l’un de ses plus fidèles serviteurs, une énorme pension et le titre de grand-prince de Tver.

 


Troubles

Le règne d’Ivan le Terrible finit très mal. Le tsar, de plus en plus malade, s’adonne à la boisson et à l’usage de drogues diverses. En 1581, il tue son fils, le tsarévitch Ivan, et provoque l’avortement de sa bru : ses héritiers présomptifs sont désormais Fedor, frère cadet du tsarévitch assassiné mais simple d’esprit, et Dimitri, né d’un septième mariage, qui n’est encore qu’un enfant. Le pays est ruiné, et semble avoir subi un certain recul démographique. La situation diplomatique et militaire de la Russie s’est également dégradée : les Suédois gagnent une longue guerre pour le contrôle du golfe de Finlande, et les Polono-Lithuaniens, naguère poursuivis au coeur de leurs terres, ne renoncent en 1582 à une contre-offensive sur Moscou qu’à la suite d’une médiation du pape. La mort d’Ivan, en 1584, marque le début du Temps des Troubles, près de trente ans d’anarchie et de défaite. Fedor meurt, Dimitri est assassiné, le ministre Boris Godounov n’accède au trône, par un vote du Sobor,  que pour être accusé d’usurpation, des imposteurs se font passer pour le tsarévitch  disparu et soulèvent une partie du pays, les famines se multiplient, l’Etat s’effondre, une partie des conquêtes est perdue. En 1610, les Polonais occupent Moscou et envisagent de mettre sur le trône leur prince héritier, Wladyslaw.

 

Robert Crummey, un des grands historiens de la Russie de la Renaissance, estime qu’Ivan le Terrible souffrait de paranoïa, au sens clinique et précis de ce mot. « L’influence apaisante de sa première femme Anastasia »  aurait corrigé ce mal jusqu’en 1560. Ensuite, ses effets se seraient pleinement imposés. Un autre historien, Edward Keenan, va plus loin. Selon lui, Ivan IV aurait été un quasi-dément  toute sa vie : les phases successives de son règne – non seulement avant et après 1560, mais aussi les alternances de sagesse et d’excès au cours des vingt-quatre dernières années – correspondraient simplement à des changements dans le haut personnel qui administrait réellement  la Russie en son nom. Ces hypothèses, chacune à sa manière, sont intéressantes. Mais elles ne rendent pas compte de la cohérence profonde du personnage et de sa politique. Les témoignages les plus objectifs qui nous soient parvenus, ceux des visiteurs étrangers, de l’ambassadeur  anglais Jerome Horsey au diplomate jésuite italien  Antonio Possevino, concordent sur les mêmes traits de caractère, aussi bien au début qu’à la fin du règne : une grande majesté personnelle, une intelligence  orientée vers les choses pratiques, une volonté peu commune, une cruauté exceptionnelle. Ivan, d’après leurs relations, a toujours attaché beaucoup d’importance à la diplomatie : c’est par ce moyen qu’il affaiblit, au début de son règne, les Tatars de la Volga ; c’est par le même moyen, dans ses derniers moments, qu’il écarte le danger polonais. Bien qu’orthodoxe fort dévot, il ne nourrit aucun préjugé envers les autres religions : il emploie de nombreux musulmans, aime la compagnie des protestants anglais et s’appuie, le cas échéant, sur des prêtres catholiques. Enfin, il manifeste tout au long de sa vie une profonde antipathie envers la grande noblesse, lui préférant la bourgeoisie roturière et même le peuple. Bref, une sorte de Louis XI. Les excès du règne, dès lors, devraient être interprétés de façon systémique : ce serait dans la mesure même où elle parvient au sommet de son efficacité que l’autocratie, sous Ivan le Terrible, finit par tourner à vide, se dérégler et chanceler.

 

(Fin de la troisième partie)

 

 

© Michel Gurfinkiel, 2010


L‘article original peut être consulté sur le blog de Michel Gurfinkiel

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