Publié par Guy Millière le 30 septembre 2010

 

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En cadeau pour les lecteurs de drzz, un extrait d’un de mes prochains livres. Ce livre là porte sur Los Angeles. Il s’appellera L.A., Sunset. Los Angeles au crépuscule.

 

Cet extrait évoque le quartier juif de L.A., le Fairfax District, et le restaurant Canter’s.

 

Guy Millière  

 

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Juste un restaurant. Delicatessen. Comme à New York ou en Europe centrale. Pastrami. Gefilte fisch. Apflestrudel.  

 

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L’établissement est ouvert jour et nuit, chaque jour. Depuis son ouverture en1952. Les jours de shabbat ou celui de Kippour, les serveurs et serveuses qui respectent les préceptes religieux sont en congé. D’autres sont là. Les clients, ces jours là, ne seront pas juifs, ou pas pratiquants. Mais rien ne s’interrompt.  

 

Les tables et le décor n’ont pas changé, les recettes et la façon de les exécuter non plus. Le temps semble s’être arrêté. C’est comme cela avec les traditions et, avant d’être une tradition dans la Ville, Canter’s pouvait se targuer d’être porteur d’une tradition bien plus vaste et bien plus ancienne qui se préserve et se prolonge ici.  Une tradition bien plus ancienne que l’Amérique, bien plus ancienne que le monde occidental lui-même.  

 

Le calendrier juif indique l’année 5770 au moment où j’écris ces lignes. C’est un calendrier basé sur douze mois lunaires auxquels s’ajoute un treizième mois tous les deux ou trois ans pour tenir compte de l’année solaire. Chez Canter’s, on suit le calendrier juif. Pas seulement pour le shabbat et pour Kippour, mais aussi pour toutes les fêtes du judaïsme : Pesach au printemps, Rosh Hashanah pour la nouvelle année, Shavuot, Hannukah, Purim.

 

Los Angeles est une Ville juive aussi. La première synagogue a été construite en 1873, downtown, entre Second et Third. Quelques commerçants aux racines polonaises et parlant yiddish s’étaient arrêtés brièvement à New York, puis avaient tenté l’aventure, la traversée du continent.  

 

Avec le cinéma sont arrivés des entrepreneurs qui avaient réussi à l’Est et qui voulaient créer une industrie à partir de ce qui n’était qu’un artisanat précaire. Ce fut l’oeuvre de Samuel Goldwyn, venu de Pologne sans un sou, et d’Adolph Zukor, né en Hongrie et qui a commencé sa vie adulte comme ouvrier ébéniste à New York, la MGM de Louis B. Mayer où on retrouva Goldwyn encore, les studios Universal de Carl Laemmle, la Fox fondée par Wilhelm Fried qui américanisa son nom en William Fox, la Columbia créée par Harry Cohn. Ce sont eux qui ont créé les majors, des studios qui ont pris la dimension de villes dans la ville qui sont toutes consacrées au cinéma. Si Paramount est sur Melrose et Universal sur les collines de Hollywood, la Fox et Columbia sont plus à l’Ouest, à Culver City, la MGM et d’autres studios tels que Disney ont choisi Burbank, entre les Hollywood Hills et la San Fernando Valley. Ce  sont desgens comme Sam Goldwyn ou William Fox qui ont décidé de faire construire des décors permanents permettant que, dans un studio, on peut en quelques dizaines de mètres passer d’une rue de Florence au qunzième siècle à une rue de New York en 1960, puis à une rue de Paris 1930. Ce sont eux qui ont créé le star system, les grands genres, peplum, slapstick, film d’aventures… Ce sont eux qui firent venir des metteurs en scène du monde entier, de la Scandinavie à l’Argentine, des acteurs aussi. Sans eux, Greta Garbo n’aurait pas quitté la Suède, Rodolfo di Valentina d'Antoguolla ne serait pas devenu Rudolf Valentino, Detlef Sierk n’aurait pas été Douglas Sirk, Fritz Lang n’aurait pas fait carrière après l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne ou, pour le moins pas la même carrière. Ce qu’ils ont bâti est un empire immatériel planétaire qui n’a cessé de se disséminer dans l’imaginaire de centaines de millions d’êtres humains sur toute la planète. D’autres sont venus à leur suite, et ont travaillé dans les arts, la musique…   

Plus de cinq cent mille juifs vivent aujourd’hui dans la Ville. Ils sont installés, plutôt, dans la Vallée, à l’Est du côté de Covina, au Nord à Tarzana. Il y a des restaurants juifs à Glendale, sur Pico, près de Westwood, sur Melrose ou sur Alvarado, près du MacArthur Park. A l’angle de West Pico et de Doheny Drive, il y a le Milky Way que tient toujours Leah Adler, la mère de Steven Spielberg, qui viendra près de votre table vous parler de son fils tandis que vous goûterezles meilleurs cheese blintzes de la Ville. Mais Canter’s reste un endroit précieux, particulier. L’enseigne de néon rouge et vert est devenu un landmark, un monument, comme l’établissement et sa cuisine. Un grand mur peint, du côté Sud, décrit en brun et beige le quartier tel qu’il était il y a cinquante ans, et retrace l’histoire juive de la Ville. Seules les voitures le long des rues ont changé depuis, mais si on sort de Canter’s et qu’on regarde autour de soi, si on s’éloigne du mur peint et qu’on arpente cette portion de Fairfax, on voit qu’alentour, c’est le même entrelacs de boucheries cacher, de boulangeries traditionnelles, de librairies où l’on vend la Torah et le Talmud, en anglais, en hébreu, de boutiques où se procurer talit, téfilines et chandeliers. Des vieillards aux allures de sage, cheveux blancs et longue barbe, parlent passionnément sur le trottoir, des hommes plus jeunes en costume traditionnel noir se pressent vers les yeshivas dans les rues adjacentes. Des banderolles parlent des fêtes quand c’est le moment. Il y a quelques commerces arabes, mais on se tolère, on coexiste, on fait des affaires. On se respecte.

  

« Ici », m’a dit un ami juif au bar de Canter’s, « il n’y a pas eu d’antisémitisme. Il n’y en a pas. Il n’y en aura pas, ou très marginalement. Cela ne signifie pasqu’il ne faut pas être vigilant, il faut l’être, au contraire, et nous le sommes. Mais New York perdrait son âme sans l’âme juive et ne serait plus guère que l’ombre pâle d’elle-même. A L.A., c’est la même chose. L’âme juive ici est partout. Dans les images qu’on regarde et les sons qu’on entend, dans l’air qu’on respire et dans chacun des quartiers de la Ville. C’est la même chose, oui. En plus tropical qu’à New York. En plus relaxé. En moins strict ». 

 

« It’s California, man », me déclarait voici quelques mois le barman de la Kibitz Room, le bar du Canter’s. Il venait me servir et, à la table voisine, il y avait Billy Crystal et Jack Nicholson.  

 

La Ville change. Ce qu’elle fût se perd quelquefois, se défait, se redessine. Les majors ne sont plus ce qu’elles furent au temps de leur création. On ne produit plus des films comme en 1920 ou 1930. La télévision a pris son essor et, aujourd’hui, le net. Les majors sont toujours là néanmoins. Leur nom fait toujours rêver ou évoque, pour le moins, toutes les émotions qui font rire ou pleurer les êtres humains sur toute la terre.  

 

On oublie parfois ce qui les a fait naître et ce qu’elles ont dû à des gens qui, au départ, vendaient du tissu, de la fourrure, des meubles de bois et qui, parce qu’ils rêvaient eux-mêmes ont fait du rêve une réalité prodigieuse dont émanent sans cesse des millions et des milliards de rêves.  

 

Le Jewish District sur Fairfax est minuscule à l’échelle de la Ville, à peine dessinable sur une carte de géographie. Trois blocs de Fairfax Avenue. Entre Clinton Street et Beverly Boulevard. Mais il est grand et profond aussi. Grand et profond comme cinq mille ans d’histoire, de fidélité. Au Solomon’s Bookstore, on trouve des rayonnages entiers de livres en hébreu ou en yiddish, la Torah sous de multiples formes et des études talmudiques. Des signes d’humour aussi : une affiche présente un Superman renommé Superjew et prêt à triompher de toutes les épreuves. Jerry Siegel et Joe Shuster, les créateurs de Superman, étaient juifs eux-même, émigrants pauvres qui, dans les années des pires épreuves, du nazisme, de la guerre mondiale, de la shoah, ont créé un héros invincible à même de donner du courage.  

 

Mike m’avait conduit là, sur Fairfax, une première fois, en 1978.  

 

Je reviens depuis, comme on revient à la source. Comme pour me retrouver moi-même. Comme pour renouer avec l’âme de la Ville, car je sais que l’âme de la Ville est, pour une part primordiale et trop oubliée d’elle-même, là, humble, discrète, impalpable, douce et déchirante comme un violon de musique klezmer.  

 

C’était un simple concert de rue, un samedi après la tombée de la nuit, après shabbat. Un concert comme il y en a en une infinité de points de la Ville. Des musiciens qui jouent pour cinquante mille personnes au Hollywood Bowl, ou pour eux-mêmes à l’angle d’une rue. Ce soir-là, c’étaient un violoniste et un guitariste qui chantait d’une voix rauque, grave, un peu gutturale. Je me suis arrêté dix minutes pour les écouter. J’ai eu du mal à partir, même si je le devais. 

 

Je suis rentré chez Mike, loin, sur les hauteurs, entre Glendale et Pasadena. J’ai parcouru des rues et des avenues. Je n’ai, dans ma voiture, rien écouté d’autre. Tout était dans mon cœur. Tout était dans ma tête… 

 

It’s the Jewish District, man. 

 

C’est le quartier juif, mec…

 

Guy Millière

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