Publié par Guy Millière le 6 mai 2011

J’ai écrit plusieurs fois que « Ce soir ou jamais » permettait des débats plus ouverts et plus profonds. C’est souvent le cas, et Frédéric Taddei a toute mon estime. Mais, depuis la mort de Ben Laden, j’ai, je dois le dire, été déçu. Qu’il y ait des discours de gauche, d’extrême-gauche, de libéraux en peau de lapin ou de conservateurs à l’européenne était normal. Mais que personne ne parle précisément du basculement géopolitique en train de se produire dans le grand Proche-Orient, qui va du Pakistan au Maroc, sinon pour s’en tenir à de vagues généralités, m’a semblé regrettable : il en va de même dans les autres émissions, ou c’est souvent pire, je sais.

Et surtout, qu’on fasse comme partout, et qu’on glose sur l’"échec" supposé des néo-conservateurs et de George Walker Bush m’a conduit à me sentir très frustré : si on ne voulait pas m’inviter, parce que deux ou trois doses annuelles de moi-même pour les rottweilers et autres roquets, c’est déjà presque trop, on aurait pu inviter, par exemple Yves Roucaute, ou André Glucksmann. Ils connaissent le dossier moins bien que moi, mais, bon…

J’ai rédigé directement en anglais un livre sur ma vie et mes recherches, parce que je pensais qu’en français, le livre serait inutile. J’ai appelé le livre Dissident. Et je me sens chaque jour davantage dans la peau d’un dissident. Je ne suis pas dans les normes du prêt-à-penser ambiant qui chaque jour abrutit un peu davantage les habitants de ce pauvre pays, et le prêt-à-penser n’aime pas qu’on vienne perturber le grand sommeil qu’il dissémine. Il m’arrive de penser que j’ai trop de connaissances, et que cela ne sert strictement à rien. La plupart de ceux qui parlent à la télévision en France ne connaissent pas le début du commencement du sujet dont ils parlent, mais ils en parlent quand même, et ils se disent « spécialistes ».

J’ai de plus en plus souvent envie de n’écrire qu’en anglais ou de passer à la fiction : dans un pays où même ceux qui parlent de géopolitique et d’économie font de la fiction sans le savoir, cela pourrait être une option.

Régulièrement, j’ai l’envie, pour le moment, d’encore réagir, néanmoins.  

Et je le dis : je trouve triste, et significatif d’une indigence mentale, que nul en France n’ait relevé les contradictions, hésitations, tergiversations de l’administration Obama autour de l’exécution de Ben Laden. Même la presse de gauche américaine s’interroge : pourquoi ces versions successives des opérations ? pourquoi avoir dit qu’Obama a assisté aux opérations, et avoir montré des photos censées l’attester, pour ensuite dire le contraire ? pourquoi cette cacophonie autour des photos du cadavre, et ces justifications successives ? En France : nul ne relève quoi que ce soit. Obama est génial, supérieurement intelligent, prophète d’une nouvelle religion révélée.  

Je le dis : oui, l’hégémonie américaine est menacée aujourd’hui, comme certains l’énoncent, mais la principale menace qui pèse sur elle n’est jamais évoquée en France par ceux qui parlent d’un déclin américain, car parler de la menace et l’évoquer, impliquerait de toucher au nouveau prophète qui, comme Mao au temps de la Révolution culturelle, ne se trompe, semble-t-il, jamais. J’ai toutes les explications sur ce qui menace l’hégémonie américaine, et je pourrais, au delà de quelques articles, en faire une analyse détaillée : mais faire un livre de quatre cent pages sur le sujet serait un effort vain si le livre est traité par les libraires comme une revue pornographique.  

Mais en tous cas, je tiens à dire, parce qu’il y a des moments où cela suffit, que la doctrine Bush et la politique étrangère de Bush se trouvent validées un peu plus chaque jour, tout comme l’essence de l’idée néo-conservatrice. 

Le néo-conservatisme, comme le savent les gens qui ont lu, et personne en dehors d’Yves Roucaute et de moi-même n’a lu sur le sujet (les livres traitant du néo-conservatisme ont été écrits par de débiles charlatans) repose sur l’idée que les valeurs éthiques qui fondent la civilisation occidentale doivent guider la politique en général, et la politique étrangère en particulier : donc sur l’idée, entre autres, que tout régime tyrannique est illégitime et qu’il peut exister à partir de là un devoir d’ingérence. Tous les êtres humains ont des droits en tant qu’ils sont des êtres humains. Toute société dotée d’un gouvernement qui viole le droit des êtres humains a un gouvernement illégitime. Le devoir moral des peuples libres, ou, tout au moins plus libres, est de contribuer à libérer les peuples asservis, et d’agir pour qu’ils disposent d’un gouvernement plus respectueux de la liberté.  

Le néo-conservatisme a posé des valeurs et une ligne directrice qui n’ont pas disparu avec la fin de la présidence Bush, et qui ont existé dans la philosophie du droit naturel, de Grotius à Leo Strauss, bien avant Bush. 

La doctrine Bush a consisté à  dire que le monde musulman était en situation de blocage suscitant un sous-développement économique, politique et culturel, et que ce blocage devait être brisé sans quoi il produirait d’autres cataclysmes. Les interventions en Afghanistan et en Irak faisaient partie d’un projet d’ensemble. Ce projet n’a pas été mené à son terme. Il n’a pas échoué. L’ébranlement que connaît le monde arabe est venu d’une soif de liberté. Les manifestants à Téhéran en 2009 se réclamaient explicitement de l’exemple irakien. Bush avait dit qu’il faudrait une génération pour que la guerre contre la terreur islamique arrive à son terme. Dix ans à peine sont passés. Un crétin a été propulsé à la Maison Blanche et vient tenter de détruire l’héritage de Bush : d’autres crétins viennent braire en disant qu’il n’y a pas d’héritage. Braire ne remplace pas l’analyse. En Afghanistan, Obama a inversé tous les paramètres au cours des deux dernières années et est en train de transformer la situation en défaite. L’Irak était un pays sur la bonne voie, avec croissance économique, pluralisme politique, liberté de la presse, et Obama est en train de le livrer à l’Iran. Au lieu de contribuer à une démocratisation de l’Egypte, il l’a livrée aux Frères musulmans. Ce qui se passe en Libye n’apporte pas la liberté au peuple libyen et est rien moins que catastrophique. Il aurait été possible d’accompagner les peuples du monde arabe et d’Iran vers davantage de liberté : au lieu de cela, on les accompagne vers une victoire des idées de Ben Laden, puisque Ben Laden voulait en effet des régimes islamiques dans toutes les terres d’islam.  Si ces régimes arrivent sans attentats, cela ne changera rien à leur nature.  

La politique de Bush reposait, enfin, sur des changements de régime, mais elle s’en prenait à des régimes soutenant le terrorisme, pas à des régimes combattant le terrorisme, et elle ne s’alliait pas à des islamistes tels ceux de Benghazi. Elle s’appuyait sur des arrestations d’islamistes conduits à Guantanamo et interrogés. Obama utilise les arrestations et les interrogations menées sous Bush, et, quand elles permettent d’éliminer Ben Laden, s’en attribue la paternité en pratiquant le mensonge sur la façon dont il est arrivé à ce résultat. Et il élimine Ben Laden tout en aidant ailleurs, au Yemen, en Libye, des disciples de Ben Laden.

Je pourrais continuer sur des pages et des pages.  

Je devrais demander un temps de parole : je suis le seul à rompre avec le prêt-à-penser et à remettre quelques points sur quelques i. Mais c’est vrai, je pourrais perturber le grand sommeil. Ce n’est pas bien de perturber le grand sommeil. Vraiment pas bien.

Guy Millière

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