Publié par Michel Garroté le 6 décembre 2011

Michel Garroté – Je reproduis, ci-dessous, deux documents sur la Russie. Le premier document est une analyse de Vlad Grinkevitch, analyse diffusée par RIA Novosti ; et reprise en Europe francophone, notamment par des blogues de tendance plutôt « altermondialiste ». Le deuxième document est une analyse du diplomate français Pierre Buhler, analyse publiée dans le quotidien libanais francophone L’Orient-le-Jour. Je ne partage évidemment pas tout ce qu’écrivent Vlad Grinkevitch et Pierre Buhler. Cela dit, les deux analyses contiennent des informations éclairantes sur l’actuelle Russie. Je les verse donc au dossier.

Vlad Grinkevitch : Les réformes économiques en Russie durent depuis 20 ans. C’est une période suffisante pour faire un bilan. Malheureusement, les résultats ne sont pas très optimistes: le pays a réussi à rompre avec le système d'économie planifiée, mais au prix de la désindustrialisation, de la sortie de la Russie de la cohorte des pays développés et de la dérive vers l'économie de rente axée sur la fourniture de matières premières aux les économies mondiales. Deux décennies après le début des réformes, les économistes se demandent toujours si le pays avait une alternative. C’est d’autant plus pertinent qu'aujourd’hui l’économie russe a besoin à nouveau de changements radicaux. Pratiquement tous les économistes s'accordent à dire qu’au début des années 1990 l’économie de l’URSS nécessitait des réformes. "On était conscient de ces nécessités, mais les gens disposés à agir étaient peu nombreux", a déclaré l’ex-président de la Banque centrale de Russie, Viktor Gerachtchenko, le 24 novembre dans la maison d’édition Komsomolskaïa Pravda à la table ronde "20 ans de réformes économiques: les progrès et les opportunités manquées". Evidemment, des tentatives pour mettre en œuvre des réformes étaient régulièrement entreprises en URSS. Dans la seconde moitié des années 1980 et jusqu’en 1991, plusieurs groupes d’économistes étudiaient les modèles des changements économiques radicaux, mais l’attitude hésitante du gouvernement soviétique et les querelles au sein de la nomenklatura ont empêché ces plans de se réaliser. "Nous travaillions sur les réformes depuis 1984, déclare Andreï Gorodetski, directeur adjoint de l’Institut d’économie de l’Académie des sciences de Russie.

Vlad Grinkevitch : L’ensemble des documents était prêt et ils devaient être mis en œuvre, mais suite à la lettre adressée à Mikhaïl Gorbatchev par deux académiciens (Abalkine et Chataline), la réforme radicale a été abandonnée au profit du modèle de ce qu’on appelle la stabilité financière. Un immense travail a été jeté à la poubelle !". Or, le moment opportun pour appliquer des réformes cohérentes, progressives et bien élaborée s’éloignait rapidement. La chute des prix du pétrole à la fin des années 1980 et la crise politique ont poussé l’URSS vers le point de non-retour, au-delà duquel les réformes radicales deviennent inévitables. Les partisans des réformes néolibérales expliquent l'austérité des réformes du cabinet Gaïdar en 1991-1992 par l’absence d’alternatives possibles, et associent les graves conséquences économiques aux erreurs du gouvernement soviétique commises à la veille des réformes. "La libéralisation des prix est une mesures douloureuse et impopulaire. Mais le fait est qu’il n’y avait aucune alternative", estime Andreï Netchaïev, ex-ministre russe de l’Economie. Selon lui, le gouvernement de Valentin Pavlov, dernier premier ministre de l’URSS, avait de facto déjà libéré les prix de gros. Dans ces conditions, il n'était possible de maintenir les prix au détail que grâce aux subventions de l’Etat. Mais le fait est que le budget était financé à 60% par la création monétaire. "A défaut de pouvoir contrôler les prix au détail, il faut les libérer", résume Andreï Netchaïev. Les résultats négatifs de la libéralisation ont eu un immense impact: l’inflation en 1992 a atteint 2.500%, tandis que dans les pays d’Europe de l’Est cet indice était nettement inférieur.

Vlad Grinkevitch : Selon Igor Nikolaïev, directeur du département d’analyse stratégique de la société FBK, la différence des résultats est due au fait que les partenaires de l’URSS en Europe de l’Est ont commencé à libérer les prix 1-2 ans plus tôt. De plus, à cette époque le secteur privé était présent dans leur économie, et les prix de certains types de marchandise étaient déjà libres. D’autres experts estiment que l’hyperinflation a résulté des erreurs systémiques. "Il est impossible de guérir le système tarifaire existant en URSS grâce à la libéralisation, insiste Andreï Gorodetski. Pourquoi les marchés ont explosé? Les prix se sont envolés, mais les taxes douanières demeuraient à hauteur de 0,001% du prix de la marchandise. Un tel système tarifaire ne pouvait rien contrôler et était incapable d’assurer la sécurité économique des marchés intérieurs, d’où le résultat." Andreï Gorodetski est convaincu que la libéralisation était inévitable, mais étant appliquée sans préparation elle est devenue une barrière pour la poursuite des réformes: "Il ne s’agit pas de savoir si la libéralisation était nécessaire ou non, mais le fait est que nous n’avons pas réussi à la mettre en œuvre correctement, comme toujours. Puis, a posteriori, on a tenté de lutter contre les ricochets de cette libéralisation jusqu’à la fin des années 1990". Mais certaines mesures prises pendant les réformes avaient des conséquences encore plus graves. Même les partisans des réformes libérales qualifient parfois la privatisation du patrimoine public en Russie d’injuste et de malhonnête. Pourquoi est-ce arrivé et qui en est responsable ? Il n’existe pas de réponse formelle à cette question.

Vlad Grinkevitch : Selon Igor Nikolaïev, la décision portant sur la privatisation via les coupons (vouchers) a été prise au milieu de l’année 1991, mais la réaliser dans les conditions de l’hyperinflation a été une grande erreur. "Il est clair que [dans ces conditions] les vouchers se transforment en bouts de papier que certains achètent en grandes quantités, déclare Igor Nikolaïev. Une telle privatisation est condamnée à être injuste et malhonnête". La seconde étape de la privatisation suscite d’autant plus de questions. "Si la privatisation par coupons est d’une certaine manière justifiée, la deuxième phase appelée "prêts contre actions" ne l’est pas, déclare Igor Nikolaïev. L’héritage de cette privatisation nous poursuivra encore longtemps." Le fait est que la privatisation injuste a engendré beaucoup de méfiance entre le peuple et le milieu des affaires, or la confiance dans l’économie est "la plus importante catégorie socioéconomique". Boris Kagarlitski, directeur de l’Institut de la mondialisation et des mouvements sociaux, suggère d’évaluer les résultats des réformes du point de vue des bénéficiaires. Qui sont-ils ? "La victoire a été remportée par la partie de la nomenklatura qui voyait le passage au capitalisme comme une solution à leurs problèmes. Et elle les a réglés, déclare Boris Kagarlitski. La bureaucratie du PCUS qui gérait l'économie s’est transformée avec succès en bourgeoisie bureaucratique". Selon lui, l’évolution des réformes a été prédéterminée par cette même nomenklatura non pas dans les années 1990, et même pas pendant la pérestroïka, mais dix ans auparavant. "Probablement même sans en avoir conscience, cette décision a été prise par le gouvernement de Brejnev en réorientant l’économie soviétique sur les exportations de pétrole au milieu des années 1970. Après cela, tout le reste n’est que nuances et détails", déclare Boris Kagarlitski. Cette version est audacieuse, mais en partie elle répond à la question de savoir pourquoi l’économie russe nécessite toujours des réformes radicales, conclut Vlad Grinkevitch.

Pierre Buhler : Le parti vainqueur des élections législatives de dimanche, en Russie, était connu d’avance : Russie unie, la formation de Vladimir Poutine, qui, sans l’ombre d’un doute, remportera l’élection présidentielle de mars 2012. Mais l’enthousiasme qui a, depuis une décennie, porté son exercice du pouvoir s’est évanoui. Certes, par contraste avec l’Europe, aux prises avec la crise de la dette souveraine, et les États-Unis, dont les dirigeants s’écharpent sur les moyens de juguler le déficit, la Russie a des allures de havre de stabilité et de continuité. Cette continuité a cependant des allures de zastoï, la stagnation de l’ère brejnévienne. Une croissance annuelle moyenne de 7% durant les deux présidences Poutine (2000-2008) avait permis à la Russie de rembourser ses dettes, d’accumuler près de 600 milliards de dollars de réserves de change, de rallier le peloton de tête des économies émergentes et de se convaincre qu’elle pourrait surmonter la crise financière de 2008, une décennie après celle de 1998, qui l’avait mise à genoux. À la lumière de ces fondamentaux, la popularité amoindrie de Vladimir Poutine peut surprendre. Le Fonds monétaire international a émis une prévision de croissance de 4% pour 2011 et les années suivantes, qui place la Russie loin derrière la Chine et l’Inde, mais bien devant les pays du G7. Et la Russie est à même d’équilibrer son budget tant que le cours du baril de pétrole reste au-dessus de 110 $. Qui plus est, la Russie a enrayé le déclin démographique rapide observé au début du siècle, lorsque le nombre de cercueils excédait celui des berceaux dans une proportion de 7 à 4.

Pierre Buhler : Grâce à des allocations familiales généreuses à compter du troisième enfant, les taux de fécondité se sont redressés à partir de leur point bas de 1,16 enfant par femme en 1999 à 1,58 en 2010. Loin en deçà, certes, du taux de remplacement des générations de 2,1, mais cette fécondité rehaussée, assortie à des mesures efficaces de réduction de la mortalité, a endigué la contraction de la population. La Russie, cependant, reste fondamentalement un « État rentier », c’est-à-dire un État dont le principal revenu est la rente – le pétrole et le gaz en l’occurrence – plutôt que l’impôt, permettant d’ignorer les revendications de représentation politique. Un État qui est par ailleurs la cible d’entrepreneurs politiques cherchant à s’en emparer pour mettre la main sur les rentes qu’il contrôle. La Russie présente quasiment toutes les caractéristiques habituelles des États rentiers : autocratie, institutions politiques et juridictionnelles faibles, gouvernance arbitraire, absence d’État de droit, transparence limitée, musèlement de la liberté d’expression, corruption répandue, clientélisme et népotisme. S’y ajoutent des horizons d’investissement raccourcis, une vulnérabilité à la volatilité des cours des matières premières – euphorie lorsqu’ils s’envolent, crise lorsqu’ils s’effondrent –, ainsi qu’un secteur manufacturier atrophié et non compétitif. La Russie est aujourd’hui un gigantesque réservoir de matières premières, dont son économie est largement tributaire, qu’il s’agisse de l’industrie minière ou des forages. Premier pays exportateur de pétrole et de gaz, la Russie détient également plus de 25% des réserves mondiales de gaz.

Pierre Buhler : Ces matières premières représentent plus des deux tiers des exportations de la Russie et constituent la principale source de revenus du budget de l’État. Les conséquences sur la gouvernance ne sont pas difficiles à deviner. En 2011, l’indice de « perception de la corruption » de Transparency International place la Russie au 143e rang sur 178 pays, au même niveau que le Nigeria, et elle figure en 182e position sur 210 pour le « contrôle de la corruption », l’un des indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale. Quant à l’État de droit, l’amélioration reste infime, la Russie étant toujours classée au 156e rang. Les infrastructures se délitent, y compris dans les industries extractives, alors que le secteur manufacturier n’est pas compétitif. L’industrie de l’armement a perdu ses positions fortes auprès de l’Inde et de la Chine, récemment encore ses deux premiers clients. Malgré l’agitation autour des nanotechnologies et de la Silicon Valley russe à Skolkovo, les dépenses de R&D ne représentent qu’un quinzième de ce que dépensent les États-Unis et le quart des dépenses de la Chine. Leur proportion dans le PIB a été divisée par deux depuis le début des années 90 et dépasse à peine 1%. Savants et chercheurs, jadis la fierté de l’URSS, se sont évaporés, attirés vers des emplois plus gratifiants, en Russie même ou à l’étranger. En conséquence de quoi les universités russes sont quasiment absentes des classements internationaux : deux seulement d’entre elles apparaissent dans la liste des 500 meilleures universités du monde établie par l’Université de Shanghai et, tout à la fin du classement, parmi les 400 du Times Higher Education Supplement.

Pierre Buhler : La Russie ne brille pas non plus par ses performances en matière de compétitivité, en prenant place au 63e rang du classement du World Economic Forum, loin derrière les pays développés et nombre de pays en développement. Le même constat vaut pour la capacité d’innovation et la technologie. Il y a certes des lueurs d’espoir. La Russie a rattrapé son retard dans l’usage d’Internet, qui a ouvert un espace public de liberté d’expression, permettant d’accéder à l’information en dehors des média officiels, majoritairement acquis au pouvoir. Par ailleurs, après des négociations laborieuses avec l’Organisation mondiale du commerce, la Russie a récemment conclu un accord d’adhésion, qui implique le respect des règles de transparence et de commerce. Mais le doute est permis sur la capacité de cette adhésion à transformer en profondeur l’économie russe. Un éminent économiste indépendant, Serguei Gouriev, recteur de la Nouvelle École d’économie de Moscou, notait, sans fard, en 2010 que « des réformes en profondeur semblent hautement improbables – car elles porteraient préjudice aux intérêts de l’élite dirigeante de la Russie. Dans tout pays non démocratique et riche en ressources, la classe politique et les milieux d’affaires qui l’entourent ont peu ou pas d’intérêt à soutenir des droits de propriété renforcés, l’État de droit et la concurrence. Des changements structurels de cette portée affaibliraient en effet la mainmise de cette élite sur le pouvoir politique et économique. Le statu quo – règles opaques, décision arbitraire et dispense de devoir répondre de ses actes – permet aux initiés de s’enrichir, notamment en captant leur part des revenus d’exportation des matières premières ». Ce constat reste plus vrai que jamais, conclut Pierre Buhler.

Michel Garroté Rédacteur en chef de www.dreuz.info

http://fr.rian.ru/discussion/20111202/192233173.html

http://www.lorientlejour.com/Poutine_et_le_syndrome_de_Brejnev

   

   

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