Publié par Pierre-André Taguieff le 30 mai 2012

Partons d’une question devenue rituelle: qu’est-ce que l’extrême droite? Dans sa formulation naïve, cette question suppose comme une évidence que “l’extrême droite” constitue un objet définissable, parce que doté d’une nature ou d’une essence, qu’elle représente une posture idéologique identifiable et prend place en conséquence dans le système des classifications idéologico-politiques modernes.

Or, une exploration, aussi lacunaire soit-elle, de la littérature savante ou semi-savante consacrée à “l’extrême droite” laisse penser que l’expression elle-même enveloppe une erreur conceptuelle ou témoigne d’une catégorisation confuse. On tombe en arrêt devant un “extrémisme” qui résiste aux tentatives de le définir, on s’interroge sur la référence à une “droite” étrangère aux droites. Car, pour définir “l’extrême droite”, il faudrait pouvoir dire en quoi elle constitue une dérive antidémocratique de “la droite”, dont la réalité observable présente deux pôles : le pôle conservateur et le pôle libéral. Mais ce qu’on appelle “la gauche” présente elle-même ces deux visages. Or, la gauche conservatrice et la gauche libérale sont l’une et l’autre aussi éloignées de l’extrême gauche révolutionnaire que les droites conservatrice et libérale de l’extrême droite. Au point qu’on pourrait dire que le véritable clivage se situe entre le camp démocratique (gauche et droite, libérales ou conservatrices) et le camp révolutionnaire, antidémocratique ou pseudo-démocratique (le camp des extrêmes dits incorrectement “de gauche” ou “de droite”, ces frères ennemis). Ce qui reste, c’est quelque chose comme l’esprit de l’extrémisme, ou une mentalité extrémiste, dont on peut identifier la présence dans ce qu’il est convenu d’appeler “l’extrême gauche”, mais tout autant dans certaines formes contemporaines de politisation des croyances religieuses, notamment celles qu’offrent les diverses variétés de l’islamisme, si difficiles elles-mêmes à distinguer nettement et à définir clairement.

Ce qu’on appelle “l’extrême droite”, dans la nuit médiatique où toutes les vaches sont noires, n’est pas le produit d’une droitisation de la droite, ni d’une extrémisation de l’esprit droitier. Ladite “extrême droite” est aussi étrangère à la droite libérale qu’à la gauche socialiste réformiste. Elle n’est pas une super-droite ni une hyper-droite. Elle ne se situe pas “à droite de la droite”, selon l’expression convenue, dont l’intention polémique est aussi claire que la vacuité sémantique. Elle n’est ni extrêmement de droite ni radicalement de droite. C’est pourquoi l’expression “droite radicale” ne change rien au problème de catégorisation: remplacer “extrême” par “radicale” n’est qu’une coquetterie verbale. Il en va de même avec la distinction illusoire entre “droite extrême” et “extrême droite”. Toutes ces expressions ne sont que des étiquetages polémiques sans contenu conceptuel, présupposant une vision essentialiste de “la droite”, censée être plus elle-même ou plus qu’elle-même dans ladite “extrême droite”. En guise de conceptualisation de l’objet, on ne trouve là qu’une méthode de diabolisation, d’abord de “la droite”, ensuite de ses supposées extrémisations ou radicalisations. Oublions ces vains jeux de mots qui continuent d’éblouir les débatteurs “de gauche” et de tenir lieu de pensée à une historiographie de militants néo-antifascistes, occupés à recycler les restes de l’idéologie soviétique.

Considérée froidement, à partir des matériaux symboliques qui lui sont attribués (soit les données auxquelles il faut revenir, en deçà des clichés), l’extrême droite apparaît au contraire comme un produit de synthèse instable, né du mélange, selon divers dosages, de thèmes empruntés aux droites non libérales et à ce qu’il est convenu d’appeler l’extrême gauche, qui n’est pas non plus une gauche gauchisée ou extrémisée, mais une pseudo-gauche dont l’horizon n’est autre que la Révolution – destruction pratique et construction utopique. L’extrême droite mêle les contraires et les contradictoires : le conservatisme à l’esprit révolutionnaire, le nationalisme au racisme, l’esprit grégaire au culte de l’individualité, le conformisme et le dogmatisme à l’esprit subversif. Les configurations doctrinales dites “d’extrême droite” se présentent ainsi comme intrinsèquement contradictoires ou paradoxales. L’extrême droite n’est pas “plus à droite” que la droite (telle ou telle droite), elle l’est moins. Elle n’est pas plus démagogique (ou plus “populiste”) que l’extrême gauche. Sa dimension “réactionnaire” (restauratrice ou nostalgique) s’accompagne toujours d’un volontarisme “révolutionnaire” (instaurateur ou conquérant). On peut la dire “ni gauche ni droite” (comme le fascisme ou l’anarchisme). On peut aussi la caractériser comme “mi-gauche mi-droite”. Elle oscille ainsi entre le point neutre (ni l’un ni l’autre), et le point complexe (l’un et l’autre). D’où les expressions oxymoriques qui, avec beaucoup d’approximation, tentent de cerner le contenu paradoxal de la mal nommée “extrême droite”: “droite révolutionnaire”, “gauche réactionnaire”, “révolution conservatrice” ou “conservatisme révolutionnaire”, “contre-révolution révolutionnaire”. Et l’on sait que, depuis les années 1920, les “nationaux-bolcheviks” ou les “nationalistes révolutionnaires” repoussent comme les champignons après la pluie. Peut-être faut-il en prendre son parti: il n’y a pas quelque chose comme une “essence” de “l’extrême droite”, qui pourrait faire l’objet d’une définition claire et consensuelle.

À l’analyse, on constate que “l’extrême droite” a pour antithèse la droite libérale, soit le pluralisme de principe et la visée du compromis à travers la discussion publique. Son noyau dur, c’est l’autoritarisme dans la sphère de l’idéologie (doctrine et programme) et le recours à la violence dans la sphère de l’action. Ce sont là des traits qui ne suffisent pas à la spécifier, puisqu’on les rencontre aussi dans les courants révolutionnaires de type blanquiste, léniniste ou maoïste. Autour de ce noyau dur (qu’elle partage donc avec les “extrêmes gauches” non libertaires), on trouve d’abord l’intransigeance dogmatique et le rêve d’un grand “nettoyage” révolutionnaire, puis la volonté d’instaurer un “ordre nouveau”. C’est à l’extrême gauche que l’extrême droite ressemble le plus, et ce, d’abord parce qu’elles forment l’une et l’autre les deux interprétations possibles du projet révolutionnaire, impliquant à la fois destruction du vieux système, “purification” de l’ordre social et construction d’un avenir radieux ou d’une communauté parfaite (voire la fabrication de “l’Homme nouveau”), ensuite parce qu’elles sont l’une comme l’autre des ennemis de la démocratie libérale. Notons au passage que ces traits ne s’appliquent pas aux nouvelles droites populistes européennes qui, quant à elles, sont bien des formes dérivées d’une droite conservatrice, et non pas des figures du néo-fascisme. Le parti de Geert Wilders, aux Pays-Bas, ne saurait ainsi être inclus dans le paysage de l’extrémisme, quels que soient les excès de langage de son leader. En vertu du principe de rivalité mimétique, chaque extrémisme perçoit l’autre comme son ennemi principal. Les frères ennemis se combattent d’autant plus qu’ils se ressemblent, chacun cherchant à se faire passer pour l’incarnation de l’esprit démocratique. Bolcheviks et nazis naguère, néo-communistes et néo-fascistes aujourd’hui, et, en France, Front de gauche contre Front national.

Si la droite libérale est l’antithèse de l’extrême droite, elle ne saurait jouer pour cette dernière le rôle de l’ennemi principal, encore moins celui de l’ennemi absolu. Elle est trop “molle” pour être reconnue comme ennemi. L’ennemi doit ressembler à celui qui le désigne comme tel. Or, l’on sait que la gauche réformiste et la droite libérale partagent la vision irénique d’un “monde sans ennemis”. Elles acceptent d’avoir des rivaux, des concurrents, des adversaires. Mais elles sont saisies par la phobie de l’ennemi. Ce dernier représente pour elles le diable: un adversaire radical, intraitable, inflexible, inaccessible aux arguments rationnels, donc “fanatique”, et incorruptible, donc hautement dangereux. L’extrême droite et l’extrême gauche, quant à elles, ont des ennemis, qui forment pour l’une et l’autre une condition nécessaire d’existence et la principale raison d’agir. Elles désignent l’une comme l’autre leurs ennemis absolus, et se désignent elles-mêmes comme les “pires ennemis” de leurs ennemis. Elles ont toutefois un grand ennemi en commun : le “nouvel ordre mondial”, super-puissance cachée aux multiples visages.

Face à un tel ennemi sur-puissant, mélange de haute finance apatride, de capitalisme prédateur et d’impérialisme américain (ou “américano-sioniste”), la radicalité est de rigueur pour les extrémistes de tous bords, mus par l’idée-force d’une contestation globale et totale du “Système”, peuplé de “puissants” et de “corrompus”. Ils ne mènent plus leur combat au nom de Dieu ou des dieux, mais au nom du “peuple” ou des “peuples”, idoles post-religieuses empruntées à l’imaginaire de la démocratie moderne (qui se veut toujours plus “populaire”). Ils en viennent à transfigurer la lutte politique en une croisade purificatrice. C’est en quoi ils retrouvent une tradition européenne perdue : celle du combat sacré. C’est pourquoi aussi nombre d’entre eux se retrouvent, sans nécessairement le reconnaître, dans la doctrine et la pratique du jihad, dès lors que sa cible est le “nouvel ordre mondial” en tout ou en partie. La séduction peut dériver vers la fascination, et celle-ci se traduire par la conversion. On sait combien d’anciens nazis ayant trouvé refuge dans les pays arabo-musulmans, dans les années 1950 et 1960, se sont convertis à l’islam, pensant ainsi continuer leur combat contre les démocraties ploutocratiques et la “finance internationale” censée être aux mains des Juifs (et, désormais, des “sionistes”). Pour ne prendre qu’un exemple: Ludwig Heiden, ancien membre de l’Office central de sécurité du Reich et collaborateur du Weltdienst (“Service mondial”, agence antisémite nazie), arriva en Égypte vers 1950, se convertit à l’islam et prit le nom de Louis al-Haj, pour travailler à la propagande “antisioniste” du régime nassérien (il publiera notamment une traduction en arabe de Mein Kampf). La vague récente des conversions de militants d’extrême droite et d’extrême gauche à l’islam, le plus souvent à une forme radicale d’islam politique, depuis les années 1990, témoigne de l’attrait exercé par l’islam dans les milieux de l’extrémisme politique occidental. L’itinéraire politique de l’un des plus célèbres néo-nazis britanniques, David William Myatt (né en 1952), fondateur du Mouvement national-socialiste britannique (British National Socialist Movement, NSM), illustre la fascination exercée par l’islamisme radical sur les milieux d’extrême droite racistes et antijuifs. En 1995, Myatt, alors même qu’il restait le chantre de “l’aryanisme” ou de la “religion national-socialiste”, affirmait que “le nationalisme arabe et l’islam militant ont été, et sont, les seules menaces réellement sérieuses pour la tyrannie sioniste mondiale”. C’est un fait idéologico-politique hautement significatif que Myatt, au début des années 2000, se soit converti à l’islam d’obédience wahhabite-salafiste, comme s’il s’agissait d’une conclusion logique pour qui veut engager la lutte finale contre le “nouvel ordre mondial”.

Intransigeantisme, inclusion communautaire et esprit guerrier : les extrémistes occidentaux convertis à l’islam s’intègrent ainsi avec ferveur dans une communauté de croyants et de combattants. Quant aux autres, ceux qui veulent lutter à la fois contre les élites dirigeantes occidentales “décadentes” et contre “l’islamisation” du monde, ils s’engagent avec une ferveur comparable dans le contre-jihad, cherchant à construire une communauté de croyants et de combattants islamophobes, dans le cadre d’une nouvelle “défense de l’Occident”. À l’instar des jihadistes, les contre-jihadistes recourent au terrorisme : les attentats commis en Norvège par Anders Behring Breivik, le 22 juillet 2011, représentent une conclusion logique des principes de leur engagement.

Avec ces mobilisations inspirées par la doctrine de la guerre sacrée, c’est le plus précieux des héritages culturels de l’Europe qui est jeté aux poubelles de l’Histoire : la séparation des sphères (sécularisation ou laïcité), le pluralisme et la tolérance, le respect de l’adversaire, le sens du débat, la recherche du compromis. Voilà qui exalte moins les exaltés que l’esprit manichéen, l’engagement total dans un combat sacré et le désir d’anéantir l’ennemi absolu. La vision extrémiste du monde, pour autant qu’on puisse la définir en quelques mots, consiste à voir des ennemis partout, qu’ils soient ceux d’en haut (les “puissants”) ou ceux d’en face (les “envahisseurs”). C’est pourquoi l’extrémisme politique est inséparable d’une perception conspirationniste de la marche du monde.

À partir de cette analyse de l’extrémisme, il conviendrait de s’interroger sur les récentes évolutions du Front national, dont le discours s’est à la fois républicanisé (en intégrant la défense de la laïcité) et marxisé (par des emprunts à l’anticapitalisme révolutionnaire). Début d’une sortie de l’extrémisme, ou invention d’un nouvel extrémisme idéologiquement acceptable?

© Pierre-André Taguieff

L’article original, publié chez huffingtonpost.fr, est disponible ici

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