Publié par Michel Gurfinkiel le 7 septembre 2012

Effondrement démographique, immigration de masse, implosion politique : le cycle infernal qui frappé Rome entre les années 200 et 600 est-il en train de se répéter en Occident, sous nos yeux ?

A Ansignan, dans le massif des Fenouillèdes (Pyrénées-Orientales), un pont-aqueduc romain du IIIe siècle enjambe la rivière Agly. Haut d’une quinzaine de mètres, il est sans doute moins imposant que le pont du Gard, dont le troisième étage atteint 360 mètres. Mais à la différence de ce dernier, il est toujours en service, après dix huit cents ans. Ce qui plonge le visiteur dans un abîme de réflexions. Rome était, en somme, « immortelle » ; mais elle est pourtant morte. Pourquoi ? Comment ? Et quelles conclusions doit-on en tirer à propos de notre propre civilisation, l’Occident ? Plus puissante encore que Rome, est-elle menacée, elle aussi ?

 

Les Romains de la basse époque attribuaient leur déclin à l’abandon des « anciennes maximes » et des vertus ancestrales : piété, frugalité, discipline. Montesquieu et Rousseau, au XVIIIe siècle, reprennent cette explication. L’empereur Julien II, dit l’Apostat, qui régna au milieu du IVe siècle, mettait en cause, plus spécifiquement, le christianisme : ce sera plus tard, en 1776, la thèse d’Edward Gibbon. Les historiens marxisants du XXe siècle, notamment Vere Gordon Childe, insistent quant à eux sur les  « contradictions » économiques d’une société reposant sur l’esclavage. Mais en fait, nous le savons aujourd’hui à la suite de Fernand Braudel et de William McNeill, Rome est morte de maladie. Le saturnisme a décimé l’aristocratie, dont la vaisselle d’or et d’argent était fixée au plomb. Et les épidémies ont englouti le peuple. Contrepartie  terrifiante, mais quasi automatique, de l’expansion impériale : plus Rome a contrôlé de territoires, plus les populations se sont mélangées ; et plus ces dernières ont été exposées à des bactéries ou des virus destructeurs.

 

La « peste antonine » , une épidémie venue  de Mésopotamie se répand dans l’Empire d’est en ouest en 165, et subsiste à l’état endémique pendant une quinzaine d’années : il s’agit peut-être de la variole. En 251-266, une nouvelle « peste » éclate, particulièrement meurtrière. A Rome même, on fait état de cinq mille décès par jour : la capitale passe de plus d’un demi-million d’habitants à deux ou trois cents mille habitants. Une catastrophe dont elle ne se remet pas, et qui conduit Constantin, au début du IVe siècle, à transférer sa résidence et le gouvernement  dans une nouvelle cité située à l’est de l’Empire, l’ancienne Byzance grecque rebaptisée Constantinople.

 

D’autres épidémies ou pandémies ravagent l’Empire aux Ve et VIe siècles : notamment la « peste de Justinien » de 542-543, qui décime d’abord l’est de l’Empire – jusqu’à dix mille morts par jour dans les grandes villes – puis atteint la Gaule en 580 et s’y maintient à l’état endémique jusqu’au VIIIe siècle. La description qu’en donne le philosophe Procope permet d’affirmer avec certitude qu’il s’agit cette fois de la peste au sens moderne du mot, la peste bubonique véhiculée par le bacille yersinia pestis.

 

Chacune de ces mortalités est le point de départ d’un « cycle vicieux », d’un enchaînement d’effets pervers qui, à son tour, provoque de nouveaux effondrements démographiques : le dépeuplement des villes entraîne la disparition d’un personnel capable de maintenir en état les acquis matériels du passé, comme le système routier, l’acheminement de l’eau potable sur de longues distances, l’irrigation, les moulins hydrauliques ; celui  des campagnes entraîne une réduction de la production agricole ;  la diminution des ressources en eau et en vivres aggrave la vulnérabilité devant la maladie ou une émigration vers des régions préservées. Enfin le déclin général diminue les capacités militaires ou sécuritaires de l’Empire : à partir de l’an 200, Rome ne peut plus mener de guerre de conquête et doit, au contraire, se défaire de certains territoires, la Dacie, la Mésopotamie, la Bretagne ; dans de nombreuses provinces, il n’est plus possible d’assurer la paix publique ou une administration régulière, ou de mettre les survivants à l’abri d’invasions …

 

L’Empire comptait une soixantaine de millions d’habitants sous Auguste, en l’an zéro, et était resté à ce niveau, au-delà de quelques oscillations, pendant les cent cinquante premières années de l’ère chrétienne. A partir de 165, la population diminue de manière abrupte :  un quart des habitants disparaissent entre 200 et 400, puis un quart de la population restante entre 400 et 600. Les provinces occidentales, qui parlent latin, sont plus touchées que l’Orient, qui parle grec. La Gaule passe de 7,5 millions d’habitants en 200 à 5 millions en 600.

 

Comment faire face à cette crise ? La première réaction de l’Establishment romain est de sauvegarder l’économie en la « nationalisant » :  l’Etat met en place un « plan » ; les paysans libres sont attachés à la terre qu’ils exploitent (une sorte de servage, appelé « colonat ») ; les professions urbaines sont rendues héréditaires (à travers les « collèges », qui tiennent à la fois de la corporation et de la caste). Sa seconde réaction est de remplacer les Romains disparus par des non-Romains.

 

Jusque là, on distinguait, au sein de l’Empire, entre le « peuple romain » – en gros, les Italiens, leurs proches voisins gaulois ou espagnols, quelques VIP prélevés sur les autres populations – et les peuples « alliés », « amis » ou soumis. Après la peste antonine, on tient tout homme libre pour Romain. Ce qui généralise l’accès aux « dignités » politiques, administratives et militaires. La dignité suprême, le trône impérial, passe lui-même en 193 à une dynastie d’origine berbère, les Sévères. Le quatrième souverain de cette famille, Héliogabale, est à demi Syrien. De 244 à 249, il y a un empereur arabe, Philippe. D’autres souverains sont d’origine anatolienne, thrace ou illyrienne. Du moins s’agit-il « d’étrangers de l’intérieur », profondément romanisés.

 

Mais cette première « intégration » ne suffit pas. On fait donc appel à des populations « barbares », nées hors de l’Empire. L’armée romaine avait toujours recruté en leur sein des troupes auxiliaires, notamment dans les zones frontalières. A partir du IIIe siècle, l’ « oliganthropie » (déficit en hommes) est telle qu’on installe des nations barbares entières au sein de l’Empire. Elles doivent obéissance et fidélité au pouvoir romain. Mais elles conservent leurs mœurs, leurs lois, leur religion, leur langue et même leurs rois. A l’ouest de l’Empire, on fait surtout appel aux Germains. A l’est, aux Arabes. Dès 250, cette immigration « communautaire » constitue un risque politique. La peste de 251 va le prouver.

 

Exsangue, Rome est vaincue en 260 par les Perses, qui ont reconstitué un immense Empire en Mésopotamie et en Iran. L’empereur Valérien est fait prisonnier, des avant-gardes perses pillent Antioche, sur la Méditerranée. Informés de ces déboires, les

Barbares germaniques, Francs, Alamans, Juthunges, Goths, lancent des raids en profondeur sur la Gaule, l’Espagne, l’Italie, la Thrace, la Grèce, l’Asie mineure. Les Francs pillent Tarragone en 260, les Goths ravagent Athènes en 268.

 

Prenant acte de ces défaillances, le légat de Basse-Germanie, Postumus, un Germain romanisé, institue un Empire des Gaules en 260, et obtient bientôt le ralliement de l’Espagne, de la Bretagne et de la Rhétie. Tandis qu’en Orient, la reine arabe Zénobie (Zunaïb), qui règne sur l’oasis de Palmyre en tant qu’ « alliée » de Rome, entreprend de créer un Empire à son profit : elle conquiert la Syrie, la Phénicie, la Palestine, l’Anatolie, l’Egypte. Finalement, le néo-Romain Aurélien, originaire de Sirmium (la Voïvodine serbe actuelle) écrase ces deux dissidences en 273 et restaure un Empire unitaire, fondé sur le culte du « Soleil invaincu » (Sol Invictus).

 

Un autre néo-Romain, le Dalmate Dioclétien poursuit son œuvre. A ceci près que l’unité, selon lui, doit désormais se conjuguer à une certaine décentralisation, pour des raisons purement logistiques : le déclin général des infrastructures ne permet plus de gouverner l’Empire à partir d’une capitale unique. Il institue donc en 294 la Tétrarchie. L’Empire est divisé en deux Co-Empires, dirigés par des Augustes : l’Occident et l’Orient. Ceux-ci, à leur tour, se fractionnent en six diocèses, dont trois au moins sont administrés par des Césars, adjoints des Augustes. Ce système, repris par le chrétien Constantin et ses successeurs, autres néo-Romains des Balkans, fonctionne plus ou moins bien pendant un siècle et demi. Il a même laissé quelques traces indélébiles. En Europe, la chrétienté catholique correspond à l’ancien Empire d’Occident ; et la chrétienté orthodoxe à l’Empire d’Orient. En Libye, l’ancienne frontière entre les deux Co-Empires sépare, de nos jours encore, la Tripolitaine, « occidentale »,  de la Cyrénaïque, « orientale ».

 

Mais l’oliganthropie s’aggrave. Et l’immigration barbare s’accélère. Au Ve siècle, « la  carte n’est plus le territoire », ni en Occident, ni en Orient : les institutions romaines, inopérantes, sont doublées par des pouvoirs barbares autrement efficaces, monarchies germaniques ou commanderies arabes. Pour garder un semblant de préséance, les empereurs donnent aux chefs barbares des titres honorifiques romains. Notamment celui de « patrice », créé par Constantin : l’équivalent, en quelque sorte, de ce que sera beaucoup plus tard le duché-pairie français, ou la lordship anglaise. Clovis en est, selon les chroniquers, « extrêmement fier ». En Orient, le titre est prononcé à l’arabe : batrik.

 

Au VIe siècle, ces ultimes simulacres disparaissent en Occident. Il n’y a plus d’Augustes ni de Césars, mais des Etats barbares convertis au christianisme : les royaumes franc, burgonde, ostrogoth, visigoth et vandale. En Orient, un siècle plus tard, les chefs arabes font sécession dans les deux tiers de l’Empire : une révolution qui se confondra bientôt avec une nouvelle religion, l’islam.

 

La chute de l’ancienne Rome peut-elle préfigurer celle de l’Occident moderne ? Entre les années 200-600 et le début du XXIe siècle, les différences sont a priori trop nombreuses. Mais il y a aussi des parallèles. Notamment sur le point crucial de la démographie.

 

L’Occident est entré lui aussi dans un cycle oliganthropique : la natalité, au sein des populations de souche, n’assure plus le renouvellement des générations. Ce phénomène est pour l’instant masqué par l’augmentation de l’espérance de vie : les vieilles générations « pleines » coexistent avec les jeunes générations « creuses ». Mais cela ne peut durer. La génération du « baby boom », née entre 1941 et 1965, quitte la vie active et commence à être laminée par les décès. Il se pourrait également que, d’une manière plus générale, l’Occident soit menacé par de nouvelles épidémies ou pandémies, du fait de l’épuisement graduel des remèdes chimiques (malaria, grippe), de l’émergence de maladies tenues jusqu’à présent pour exotiques (sida, fièvres hémorragiques) ou de la réémergence de maladies tenues à tort pour « éradiquées » (tuberculose, MST, voire variole).

 

D’ores et déjà, l’Occident compense son déficit démographique par le recrutement ou l’accueil de populations non-occidentales. Celles-ci ne constituent pour l’instant que des minorités en termes absolus ou relatifs. Mais le coefficient décisif, en l’occurrence, c’est la part qu’elle représentent au sein des générations les plus jeunes (moins de 25 ans), susceptibles de mener une vie sexuelle active et donc d’enfanter pendant les trente ans à venir. Or sous cet angle, les immigrés non-occidentaux sont en situation de force, et capables d’imposer rapidement une parité avec les autochtones.

 

L’oliganthropie et son corollaire, l’appel aux non-Occidentaux, pèse d’ores et déjà sur l’économie, la vie politique, la culture, la religion, les capacités militaires. Moins d’hommes, pour paraphraser Jean Bodin, c’est moins de richesses, moins de puissance. Mais faire appel à des hommes marqués par d’autres valeurs, d’autres mémoires, d’autres loyautés, c’est se préparer nécessairement à des compromis, sinon à des capitulations, sur sa propre identité. Les derniers Romains voulaient croire à la pérennité des structures impériales, alors que d’autres structures se mettaient en place sous leurs yeux. Les Occidentaux du XXIe siècle sont peut-être atteints de la même myopie.

 

© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2012

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