Publié par Pierre-André Taguieff le 28 septembre 2012

Il serait risqué de se déclarer aujourd’hui “raciste” dans l’espace public. Nul citoyen ne se dit “raciste”, sauf à titre de provocation ostentatoire, dans une société démocratique occidentale où le rejet du “racisme” est la norme. Mais rares sont ceux qui pensent que “le racisme” a disparu.

Certains responsables politiques, désireux de calmer les esprits, croient cependant devoir déclarer, de temps à autre, pour prendre l’exemple français, que “la France n’est pas raciste” ou qu’elle “n’est pas antisémite”. Ce qui n’est ni totalement vrai, ni entièrement faux. La vérité est autre, plus complexe, plus subtile. Et surtout, étrangère aux dogmes idéologiques et aux passions politiques. Pour la découvrir, il faut commencer par s’interroger sur le sens du mot “racisme”, et reconnaître qu’il n’a cessé de varier selon les contextes historiques. On ne saurait donner une définition unique, fixe et invariable du “racisme”. Oublions provisoirement les guillemets, qui marquent le doute et la distance critique, et argumentons comme si “le racisme” était un phénomène bien connu, clairement reconnu, mais qui gagnerait à être mieux connu.

Partons du présent. Le racisme n’est pas mort, il s’est métamorphosé. Ce diagnostic lapidaire doit bien sûr être précisé, expliqué et commenté. Tout d’abord, le racisme peut se manifester de façon non explicite ou d’une manière indirecte, il peut même parfois n’exercer tous ses effets qu’à la condition d’être voilé ou symbolique, et nié par ceux qui le pratiquent. Ensuite, nous nous trouvons souvent aujourd’hui devant des modes d’exclusion illustrant un racisme qui, pour ne pas se fonder sur des caractéristiques dites raciales (soit des traits somatiques visibles), n’en est pas moins virulent. Le nouveau racisme est un racisme sans “races”. Il s’agit le plus souvent, du moins dans les sociétés démocratiques occidentales, d’un racisme intégré dans le nationalisme xénophobe, visant spécifiquement l’immigration ou certaines catégories d’immigrés. Le rejet peut se fonder classiquement sur l’apparence physique, notamment sur la couleur de peau, mais il tend aujourd’hui à privilégier les caractères culturels, au premier rang desquels on trouve la religion.

C’est pourquoi il convient de reconnaître comme des formes émergentes de “racisme”, même si le terme semble mal convenir aux phénomènes désignés, les passions idéologiquement organisées que sont l’islamophobie, la judéophobie et la christianophobie, qui s’opposent ou se combinent diversement. Ces trois derniers termes fonctionnent le plus souvent sans être définis précisément, et leur indistinction en favorise les usages polémiques : il va de soi que “traiter” d’islamophobe ou de judéophobe, par exemple, un individu ou un groupe, c’est le stigmatiser, donc le délégitimer. Et bien sûr, dans les pays où existe une législation antiraciste, l’exposer à des poursuites et à des sanctions.

Mais l’on peut construire des pseudo-races, et les hiérarchiser, sur la base de traits culturels, qu’il s’agisse d’une langue ou d’un système de croyances. C’est ainsi que les islamistes traitent les chrétiens ou les Juifs comme des quasi-races distinctes, inférieures et dangereuses. La question du racisme est devenue en grande partie celle de la racialisation de n’importe quel groupe humain. Ce qui complique le tableau, c’est le fait qu’aux fanatismes religieux s’ajoutent désormais les fanatismes antireligieux. Au nom de la “laïcité”, dont on oublie qu’elle appelle à respecter toutes les croyances, certains, des agnostiques ou des athées mus par une haine spécifique, dénoncent, insultent, rejettent des groupes humains en tant que communautés de croyants. Cette dérive de l’athéisme et du laïcisme est regrettable, certainement difficile à reconnaître dans les sociétés sécularisées, mais il faut partir de ce qui est observable, à savoir le rejet haineux de catégories d’individus en raison de leurs croyances religieuses.

Enfin, le racisme apparaît désormais souvent sans référence non plus à la thèse d’inégalité, il ne présuppose donc plus nécessairement une classification hiérarchique des “types raciaux” ou des groupes humains identifiés. Il substitue l’affirmation de la différence des cultures ou des civilisations au dogme de l’inégalité entre les races, mais il fatalise et absolutise les différences culturelles. D’où un nouveau type d’argument racisant, qui consiste à justifier le rejet des différents en ce que leurs cultures propres seraient incompatibles avec la nôtre. Cet argument est lié à un autre : pour garantir la paix civile, pour prévenir les conflits culturels, il faut fermer les frontières. Ces arguments ne sont pas dénués de justifications empiriques : on observe en effet des phénomènes inquiétants liés aux différences culturelles, allant de la non-intégration sociale aux conflits inter-communautaires. Les antiracistes aveugles ne veulent pas en parler, ni en entendre parler. Les nouveaux racistes en exagèrent l’importance, et les transforment en thèmes mobilisateurs.

Au cours des trente dernières années du XXe siècle, on a assisté au surgissement d’un racisme centré sur l’identité culturelle plutôt que sur les catégories raciales classiques, sur la différence groupale plutôt que sur l’inégalité racialement déterminée. Je l’ai baptisé naguère, au début des années 1980, “néo-racisme différentialiste et culturel”. La question du racisme s’est ainsi décrochée de la vieille question raciale. Et les idéologues racistes, ou plus exactement néo-racistes, ne sont plus voués à répéter les thèses des théoriciens de “l’inégalité des races humaines”. C’est pourquoi la délégitimation scientifique de la catégorie de “race humaine” n’a plus rien à voir avec la nouvelle question raciste. Elle constitue une simple survivance d’une forme d’antiracisme savant qui, après avoir été conçue pour disqualifier les modes de légitimation racialistes des nationalismes expansionnistes et des impérialismes coloniaux, a trouvé sa pleine justification dans les années 1930 et 1940, dans le cadre de la lutte intellectuelle contre le nazisme, dont les idéologues avaient la prétention d’élaborer un “racisme scientifique”.

L’antiracisme de l’époque post-nazie et post-colonialiste reste à inventer. Il s’est enlisé jusqu’ici dans un discours commémoratif empêchant de considérer la nouveauté des défis à affronter et favorisant les amalgames polémiques (la réduction de l’adversaire à Hitler ou à Pétain), et embourbé dans le marécage des arguties juridiques liées au politiquement correct, qui pousse à l’interprétation paranoïaque du moindre “dérapage” lexical ou sémantique. D’où l’apparition d’antiracistes visionnaires, victimes d’hallucinations répétées, qui crient au “retour des années trente”, du pétainisme ou du nazisme face à de simples constats concernant par exemple les liens entre immigration et délinquance.

Le recul du racisme “classique” ou “traditionnel”, fondé principalement sur la couleur de peau et hiérarchisant les groupes humains selon des caractéristiques somatiques, est net dans le monde démocratique occidental, où il coexiste avec le néo-racisme. On peut voir dans l’élection de Barack Obama, en novembre 2008, avec près de 53% des suffrages, un indice majeur du déclin des rejets racialistes fondés sur la couleur de peau. Mais le racisme “classique” n’a nullement disparu, et l’on ne saurait conclure des travaux sur la question qu’il est en voie d’extinction sur la planète. On ne saurait par exemple considérer que les États-Unis sont entrés d’une façon irréversible dans une “ère post-raciale” ou “post-ethnique”. Il ne faut pas confondre les bonnes intentions avec les faits, ni les rêves avec les processus réels. L’un des effets pervers de l’antiracisme classique, visant pour l’essentiel le racisme de type nazi, a été de rendre le racisme plus subtil, de produire une modification des représentations stigmatisantes et de favoriser le double discours. C’est là un phénomène que, dès la fin des années 1970, certains sociologues américains ont analysé sous la dénomination de “racisme symbolique”, soit un racisme non assumé et indirect, incluant notamment des arguments ou des normes de type “antiraciste”, par exemple le “droit à la différence” ou le “respect des identités culturelles”.

En outre, les milieux antiracistes organisés ont gardé un silence gêné ou prudent sur l’apparition de formes diverses de “contre-racisme”, ou, si l’on préfère, de racisme “classique” retourné ou inversé. Le phénomène n’est pas nouveau (au racisme des dominants les dominés répondent souvent par un racisme de sens contraire), mais il a pris, en raison de la mise en accusation croissante de l’Occident, une importance inédite, en même temps qu’il a subi une élaboration doctrinale. La plupart des difficultés sémantiques rencontrées viennent de ce que, pour nommer et décrire ces phénomènes émergents, on utilise le vieux vocabulaire des couleurs contrastées, censées caractériser des groupes humains différents (les “races”). Dénoncer le “racisme anti-noir” ou le “racisme anti-blanc“, par exemple, c’est postuler que la distinction entre “noirs” et “blancs” est pertinente pour identifier les groupes humains. Le “racisme blanc anti-noir”, en particulier, a fait l’objet d’une imitation par retournement, comme si recouvrer l’estime de soi, pour certains “Noirs”, impliquait le rejet ou la haine des “Blancs”. Et ce “racisme noir anti-blanc” s’est à la fois intensifié et banalisé depuis les années 1970, sans être pour autant toujours clairement revendiqué. Il ne l’est guère que dans des situations de violences commise contre des “blancs”, identifiés comme tels par leurs agresseurs s’identifiant eux-mêmes comme non-blancs. C’est le cas lorsque l’agressé entend ses agresseurs déclarer qu’ils “cassent du cblan (blanc)” ou du “toubab”. Dans les échanges d’insultes entre jeunes, par exemple dans une cour de récréation, les étiquetages fondés sur l’origine ou l’apparence physique sont courants : les “blancs” sont traités non seulement de “Gaulois” ou de “babtou”, mais aussi injuriés en tant que “sales blancs”. Ces identifications stigmatisantes, dès lors qu’elles sont réciproques, perdent en partie leur charge racisante. Elles font partie du vocabulaire argotique marquant l’appartenance à une communauté locale et provisoire de fait (par exemple une communauté scolaire), avec ses différences et ses rivalités internes. Mais si le groupe insultant est majoritaire, tout change. La stigmatisation fonctionne comme un mode d’exclusion et de discrimination visant les représentants du groupe minoritaire. Si, par exemple, les “blancs” sont minoritaires, la stigmatisation relève bien du racisme ordinaire, même dans une société “blanche” comme les Etats-Unis ou la France.

Mais le “racisme anti-blanc” n’a jamais vraiment été reconnu et condamné par le militantisme antiraciste organisé comme une forme de racisme à part entière. Son importance continue d’être minimisée, et sa dangerosité sous-estimée. L’attitude la plus courante consiste à ne pas nier ledit “racisme anti-blanc”, mais à le considérer comme négligeable. Les antiracistes de profession, les dirigeants et les permanents des associations dites de “lutte contre le racisme”, tiennent à conserver le monopole de la définition du “racisme” et de la désignation des “racistes”. Pour ce faire, ils hiérarchisent les catégories de victimes du racisme, et répètent que “les premières victimes du racisme en France” sont les immigrés ou “les personnes issues de l’immigration”. Certains antiracistes extrémistes, non sans mauvaise foi, nient même l’existence du “racisme anti-blanc”, accusant les racistes “blancs” de l’avoir inventé pour mieux dénigrer les vraies victimes du vrai racisme. Et il est vrai que, dans les milieux nationalistes, par exemple en France au sein du Front national ou dans ses marges, la position “anti-antiraciste” enveloppe depuis longtemps l’accusation selon laquelle l’antiracisme ne serait qu’un habillage trompeur du “racisme anti-blanc”, “antifrançais” ou “antichrétien”. C’est que les frontières de la catégorie “racisme anti-blanc” varient selon les situations de discours.

D’une façon générale, il faut distinguer le racisme “normal”, un racisme socialement invisible fonctionnant dans l’espace public sans avoir besoin d’être revendiqué, des racismes réactifs ou défensifs, produits par mimétisme en tant que “répliques” (dans tous les sens du terme) du premier. Or, dans les sociétés occidentales, le racisme “normal” ou institutionnel est le racisme “blanc” visant diverses catégories de “non-blancs”. Mais, et là réside l’une des raisons du flou sémantique dans l’usage des termes, le racisme “anti-blanc” est difficilement différenciable du racisme anti-français ou anti-européen, voire anti-occidental (à dominante anti-américaine), ou encore d’une christianophobie portée par les milieux islamistes partout dans le monde. La haine du Blanc, du Français, de l’Européen, de l’Occidental ou du chrétien se donne comme un bloc indifférencié. Lorsqu’une militante gauchiste des “Indigènes de la République”, à l’identité maghrébine (d’origine) fortement affirmée, dénonce les “souchiens” (jouant sur l’effet d’homophonie : “sous-chiens”), soit les Français qui ne sont pas d’origine étrangère, elle illustre à la fois le racisme anti-blanc et le racisme anti-français.

Mais il faut considérer un deuxième niveau de signification. On peut faire l’hypothèse qu’une forme nouvelle de racisme d’opinion, peu élaborée sur le plan doctrinal, est en train de surgir sur la base de la diabolisation du nationalisme – qui englobe le patriotisme -, telle qu’elle s’est développée dans la période post-nazie. C’est là ce que j’ai appelé “antinationisme” au début des années 1990, lorsque le rejet du Front national a dérivé clairement, dans certains milieux politiques de gauche et d’extrême gauche, vers le rejet de la nation. Dans cette perspective, tout attachement national est perçu comme une persistance détestable de l’esprit pétainiste, de l’idéologie de l’Action française ou du régime de Vichy. Cet “antinationisme” est l’une des composantes de ce qu’on appelle le “racisme anti-blanc” en France. C’est le rejet de la nation française qui est pour ainsi dire figuré par les visages “blancs”, la couleur de la peau n’intervenant cependant qu’en tant qu’indice. Le culte plus ou moins ostentatoire du “métissage” (le plus souvent pensé sur le modèle du croisement “noir/blanc”) peut être aussi une manière d’exprimer, sans l’assumer, une forme de “racisme anti-blanc”. Ici encore, on assiste à la fabrication de pseudo-races : le type métissé peut être érigé en idéal humain ou en norme phénotypique. Et l’on comprend aisément que, dans une société où l’antiracisme est une norme inscrite dans la loi, les “racistes anti-blanc” soient voués à affirmer que le “racisme anti-blanc” n’existe pas !

L’antiracisme est aussi une idéologie, formée sur la base d’un certain nombre d’axiomes ou de postulats. Il présuppose notamment que le racisme va toujours du “Blanc” (le dominant supposé) au non-Blanc (le dominé présumé), et que le “Blanc” ne saurait être en position de “victime”. Ce dogme idéologique est à ce point intériorisé par les antiracistes militants qu’il les rend aveugles ou indifférents aux faits observables qui le contredisent.

Ma position sur le “racisme anti-blanc” est d’abord un appel à la prudence méthodologique : il faut se garder d’utiliser naïvement ou cyniquement l’expression, simple étiquette d’usage polémique, sans nier ni minorer pour autant les phénomènes (courants d’opinion, importation de conflits locaux, violences sociales, etc.) auxquels elle se réfère. S’il faut problématiser la catégorisation, en montrant qu’elle assimile d’une façon abusive divers niveaux de représentations, il convient parallèlement d’enquêter sur les attitudes et les comportements socialement observables, analyser les situations où des “blancs” sont stigmatisés, menacés ou injuriés (“sales blancs” !), voire agressés physiquement en tant que “blancs”. S’efforcer aussi d’élargir l’enquête vers d’éventuelles nouvelles formes de ségrégation ou de discrimination dont les populations identifiées comme “blanches” seraient, en tant que telles, les victimes. C’est alors qu’on aura établi les données permettant d’évaluer correctement, en dehors des passions idéologisées, l’importance du “racisme anti-blanc”, préalable à toute détermination des moyens politiques d’y faire face.

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