Publié par Pierre-André Taguieff le 11 octobre 2012

Voici la version longue (non coupée) de l’interview de Pierre-André Taguieff par Violaine de Montclos : « Taguieff : ces islamistes malades de la haine des Juifs », qui paraît dans Le Point, aujourd’hui jeudi 11 octobre 2012, pp. 36-37.

Effroi. Après l’affaire Merah, le démantèlement d’une cellule terroriste islamiste visant la communauté juive démontre qu’une nouvelle judéophobie est à l’œuvre dans notre société. Et qu’elle passe à l’action. Analyse de Pierre-André Taguieff

1. Nous voilà face à ce « nouvel antisémitisme » contre lequel vous mettez en garde depuis des années. D’où vient cette judéophobie et sur quel terreau progresse-t-elle ?

PAT. Le phénomène inquiétant ne se situe pas dans la société globale : il n’est ni dans la permanence des passions antijuives (de tradition catholique/réactionnaire ou de tradition anticapitaliste/révolutionnaire), ni dans les résurgences du vieil antisémitisme politique d’obédience nationaliste (qu’on observe régulièrement dans les parages du Front national). Il n’est pas non plus seulement lié à des réseaux islamistes internationaux qui organisent sur le territoire français des attentats antijuifs.

Le phénomène inquiétant réside dans l’irruption de la judéophobie par la porte de derrière, par les banlieues

Le phénomène inquiétant réside dans l’irruption de la judéophobie par la porte de derrière, par les banlieues et les « quartiers sensibles », porté par le nouveau Lumpenproletariat issu de l’immigration, endoctriné à la haine des Juifs et de la France (et plus largement de l’Occident) par des prédicateurs islamistes, encouragé dans leurs actions violentes par les agitateurs du nouveau gauchisme « anticapitaliste » et islamophile.

Les jeunes jihadistes formant un Lumpenproletariat guerrier ont le plus souvent la nationalité française, et, parmi les cibles privilégiées par les idéologues contemporains du jihad, ils visent surtout les cibles juives (écoles, lieux de culte, magasins, etc.).

Le propre de ce Lumpenproletariat émergent, c’est qu’il oscille entre la délinquance, petite ou grande (de l’économie parallèle au grand banditisme), et l’action jihadiste, c’est-à-dire le terrorisme au nom de l’Islam. Le tueur islamiste Merah est devenu l’emblème de ce type humain émergent, dont les pulsions criminelles, stimulées par un fort ressentiment à l’égard de la société d’accueil, sont légitimées et transfigurées, dans le cadre d’un islam politique centré sur l’appel au jihad « contre les Juifs et les croisés », par la « défense » des Palestiniens-victimes.

Ainsi, en assassinant des enfants juifs,  Merah affirmait-il vouloir  « venger les enfants palestiniens ».

Pour parler comme Marx, disons que ce nouveau Lumpenproletariat islamisé ou islamisable est l’allié objectif de tous les ennemis de l’Occident libéral/démocratique, des Juifs et du peuple français. Pour comprendre la nouveauté du phénomène, il faut supposer l’existence, dans le champ des opinions et des croyances idéologisées,  d’une forte corrélation entre la haine de l’Occident (l’hespérophobie), la haine de la France (la francophobie) et la haine des Juifs (la judéophobie).

2. N’y-a-t-il pas d’islamisme radical sans antisémitisme ?

le phénomène majeur, après l’épisode nazi, aura été l’islamisation du discours antijuif

PAT. Dans l’histoire des formes de judéophobie au XXe siècle et au début du XXIe, le phénomène majeur, après l’épisode nazi, aura été l’islamisation du discours antijuif. Cette islamisation ne se réduit pas à l’invocation de versets du Coran ou de certains hâdiths. Elle consiste à ériger, explicitement ou non, le jihad contre les Juifs en sixième obligation religieuse que doit respecter tout musulman. Tel est l’aboutissement de la réinterprétation doctrinale de l’islam commencée dans les années 1930 par les idéologues des Frères musulmans, à commencer par Hassan al-Banna (1906-1949), ainsi que par le « Grand Mufti » de Jérusalem Haj Amin al-Husseini (1895-1974), leader arabo-musulman ayant déclaré la guerre aux Juifs dès les années 1920, avant de s’installer à Berlin durant la Seconde Guerre mondiale, pour collaborer notamment à la propagande antijuive à destination du monde musulman, après sa rencontre avec Hitler le 28 novembre 1941.

Article 28 de la Charte du Hamas: « Israël, parce qu’il est juif et a une population juive, défie l’Islam et les musulmans. »

L’islamisation croissante de la « cause palestinienne », cause victimaire universalisée par le jeu de propagandes croisées, a conféré à cette dernière le statut symbolique d’un front privilégié du jihad mondial. C’est pourquoi la dernière grande vague judéophobe se caractérise par une forte mobilisation du monde musulman contre Israël et le « sionisme mondial », s’accompagnant, chez les prédicateurs islamistes, d’une vision apocalyptique du combat final contre les Juifs. Comme le répète l’article 28 de la Charte du Hamas, qui résume en une phrase l’idéologie antijuive du mouvement islamiste palestinien : « Israël, parce qu’il est juif et a une population juive, défie l’Islam et les musulmans. » Le programme « antisioniste », considéré dans ses formulations radicales, a un objectif explicite qui revient à vouloir « purifier » ou « nettoyer » la Palestine de la « présence sioniste » ou « juive », considérée comme une « invasion » qui souille une terre palestinienne ou arabe (pour les nationalistes) ou une terre d’Islam (pour les islamistes).

Oussama Ben Laden : “Seigneur ! Donne-nous la victoire sur les Américains, sur Israël et sur ceux qui s’y sont alliés !”

Dans une interview réalisée pour la chaîne Al-Jazira en septembre 1998, Oussama Ben Laden résumait ainsi sa vision manichéenne et jihadiste du monde : « Je dis qu’il existe deux parties dans cette lutte : la croisade mondiale alliée au judaïsme sioniste conduite par l’Amérique, la Grande-Bretagne et Israël, et l’autre partie : le monde musulman. » Puis il s’écriait : Seigneur ! Donne-nous la victoire sur les Américains, sur Israël et sur ceux qui s’y sont alliés ! » Ces  thèmes  se rencontrent, avec des accents plus ou moins paranoïaques, dans nombre de prêches de facture jihadiste dont les vidéos sont diffusées sur Internet.

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3. Sur quelles bases théoriques, sur quels écrits cet antisémitisme se fonde-t-il ? 

PAT. Le grand théoricien du jihad antijuif a été l’idéologue fondamentaliste égyptien Sayyid Qutb (1906-1966), auteur au début des années 1950 d’un opuscule intitulé Notre combat contre les Juifs, texte de référence pour la plupart des mouvements islamistes sunnites. Il y désigne les Juifs comme les plus anciens et les plus redoutables des ennemis de l’Islam : « Les Juifs devinrent les ennemis de l’Islam dès qu’un État musulman fut établi à Médine. Ils complotèrent contre la communauté musulmane dès que celle-ci fut créée […] Cette âpre guerre que les Juifs nous ont déclarée […] dure sans interruption depuis quatorze siècles, et enflamme, encore maintenant, la terre jusqu’en ses confins. » Dans le premier volume de ses commentaires du Coran, Qutb justifie l’appel au jihad contre les Juifs comme une réaction de légitime défense : « La guerre que, dès les premiers jours, les Juifs ont menée contre l’Islam et les musulmans n’a cessé de faire rage jusqu’aujourd’hui. Sa forme et son apparence ont pu changer, mais sa nature et ses moyens sont restés les mêmes. »

la désignation des Juifs comme incarnation de l’ennemi absolu par les Frères musulmans

Du fondateur des Frères musulmans Hassan al-Banna à Sayyid Qutb, la politisation de l’islam s’est opérée selon deux voies corrélatives : d’une part, la jihadisation du système des devoirs religieux, impliquant de conférer à la « mort en martyr » le statut d’un idéal existentiel suprême, et, d’autre part, la désignation des Juifs comme incarnation de l’ennemi absolu, dont le « sionisme » et Israël sont devenus les visages diabolisés. Les héritiers des « pères fondateurs » de cette islamisation de la cause antijuive, longtemps restée au stade du projet idéologique, sont passés à l’action au cours des trois dernières décennies du XXe siècle, puis au début du XXIe. Ces héritiers sont les groupes islamistes radicaux pratiquant le terrorisme, donc le meurtre de civils, pour lutter contre leurs ennemis, au premier rang desquels ils placent les Juifs.

Ce qui caractérise, dans ses aspects idéologiques, la vague judéophobe qui s’est mondialisée au cours des années 1990 et 2000, c’est principalement l’application de la doctrine du jihad au combat contre les Juifs (ou les « sionistes ») et Israël, à travers la propagande du Hamas, créé fin 1987 comme branche palestinienne des Frères musulmans, et celle d’Al-Qaida, surtout à partir des années 1996-1998.

Le mythe politique antijuif désigne les Juifs comme les principaux ennemis visés par le jihad mondial

La reformulation du mythe politique antijuif, qui s’est mondialisée depuis la fin du XXe siècle, est véhiculée par l’islamisme radical (version Al-Qaida ou version iranienne), qui désigne les Juifs comme les principaux ennemis visés par le jihad mondial.

L’ayatollah Khomeyni, en 1980, a conféré une légitimité à la thèse conspirationniste selon laquelle les États-Unis étaient dominés par les « Juifs maléfiques » et que Juifs et Américains étaient, en conséquence, les ennemis absolus de l’Islam : « Les Juifs et leurs suppôts étrangers veulent miner les fondations de l’Islam et instaurer un gouvernement juif international ; comme ce sont des gens infatigables et rusés, j’ai bien peur, Allah nous en préserve, qu’un jour ils y parviennent. »

4. Cette judéophobie islamiste a-t-elle selon vous des racines communes avec l’antisémitisme théorisé par le national-socialisme ?

Ce que les nouveaux antijuifs militants se réclamant de l’islam ont en commun avec les nazis, c’est d’abord la diabolisation des Juifs, accusés de former une puissance occulte internationale à l’origine de tous les malheurs du monde, ensuite la conviction de style apocalyptique que l’anéantissement des Juifs est la voie de la rédemption.

les islamistes recourent au même faux antijuif que les nazis : les Protocoles des Sages de Sion

Les nazis visaient les Juifs à la fois comme « judéo-bolcheviks » (ou « judéo-maçonnico-bolcheviks ») et comme « judéo-capitalistes » (« banquiers juifs internationaux », « haute finance juive »). Les antijuifs islamistes les désignent comme les pires ennemis de l’islam et comme « sionistes », fantasmés comme « comploteurs » et « assassins ». Qutb disait des Juifs : « De la part de telles créatures, qui tuent, massacrent et diffament les prophètes, on ne peut attendre que des bains de sang et toutes les méthodes répugnantes par lesquelles ils accomplissent leurs machinations. » Le « complot juif (ou judéo-maçonnique) international » s’est transformé en « complot américano-sioniste mondial », conduit par les « judéo-croisés ». Pour décrypter les sombres mystères du « sionisme mondial », les islamistes recourent au même faux antijuif que les nazis : les Protocoles des Sages de Sion, fabriqués au tout début du XXe siècle par des antisémites russes.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Pierre-André Taguieff pour Le Point.

Philosophe et historien des idées. Dernier ouvrages parus : Wagner contre les juifs Berg International, 2012 ; Le Nouveau national-populisme, CNRS Éditions, 2012.

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