Publié par Guy Millière le 25 juin 2013

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Nombre d’êtres humains préfèrent les chiens aux chats.

J’ai, pour ce qui me concerne, une préférence pour les chats. Je vis en compagnie de chats depuis mon enfance. Ma mère a tenté de me faire changer, sans y parvenir, bien au contraire. Ce que j’ai toujours aimé chez les chats est leur indépendance d’esprit, leur insoumission, leur sens aigu de la dignité.

Un chat n’obéit pas aux ordres qu’on lui donne. Il n’est jamais servile et jamais obséquieux. Il fait ce qu’il décide. Il ne baisse pas la tête face à l’adversité. Il offre son amour s’il reçoit de l’amour, et il peut en ce cas offrir beaucoup d’amour. Un chat ne recule jamais devant un adversaire, et plusieurs de mes chats, lorsqu’ils étaient petits, se sont trouvés face à des chiens vingt fois plus grands qu’eux. Ils n’ont pas baissé la tête et ont, en hérissant leurs poils tenté de paraître plus forts qu’ils n’étaient en réalité. Un chat respecte le silence, et constitue un compagnon de travail merveilleux pour quelqu’un qui écrit. Il sait être proche, mais discret, attentif, mais pas envahissant. Des écrivains bien avant moi ont parlé des chats et de leur dette à leur égard, et je le dis : j’ai une dette envers mes chats. Grâce à eux, je ne suis jamais seul quand je rédige, de façon nécessairement solitaire, un livre ou un article. Grâce à eux, si je ressens le besoin d’une présence, je peux juste étendre ma main à proximité de mon ordinateur, et voir quelqu’un qui me regarde d’une manière douce et apaisée. Je dis quelqu’un, car les chats sont des individus. Chacun a sa propre personnalité, même s’ils ont des traits en commun. Chaque chat respecte la liberté individuelle des autres chats, et chaque chat tient à sa liberté individuelle. Chaque chat est souverain sur sa propre vie : les chats n’ont pas de maîtres, mais des gens qui partagent leur vie et entretiennent des rapports filiaux ou fraternels, mais ils ne sont jamais dépendants et toujours fiers, toujours indépendants. Tout chat a un sens aigu des droits de propriété, n’admet pas qu’on empiète sur son territoire et n’accepte un nouveau venu que s’il lui a été présenté.

Peu de temps après le décès de ma mère, alors que je rendais visite à mon père malade et hospitalisé et que je prenais la décision de passer à l’hospitalisation à domicile qui me permet d’avoir mon père auprès de moi et de ne pas le laisser finir ses jours et glisser vers le naufrage qu’est la maladie d’Alzheimer dans une institution impersonnelle, j’ai trouvé, errant sur une route de campagne près de la maison où vivaient mes parents, une chatte. Elle était visiblement égarée. Elle titubait. Je l’ai recueillie, emmenée chez le vétérinaire. Elle était tatouée, ce qui m’a permis de connaître son âge. Dix-neuf ans et trois mois. Ainsi que son nom, Vénus. Ses propriétaires ont disparu. A-t-elle été jetée comme un objet usagé ? Je ne le saurai jamais. Je l’ai soignée. Et dès que mon père est arrivée chez moi, comme si elle sentait qu’il avait besoin d’une tendresse constante, et parce qu’elle-même avait besoin de tendresse, elle s’est couchée tout contre lui. Ils ne se sont plus quittés depuis. J’espère qu’elle vivra tant que mon père vivra encore. Il s’est instauré entre eux une complicité d’autant plus forte que mon père a vécu toute sa jeunesse avec des chats. Ma mère l’a contraint à vivre sans chats. Elle a disparu. Mon père n’a plus la compagnie de ma mère et c’était pour lui une compagnie irremplaçable. Sept décennies de vie commune. Mais il a cette chatte, et ne cesse de lui répéter : « heureusement que tu es là ». Elle ne comprend pas le langage humain, mais je suis sûr qu’elle comprend les intonations.

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Mes autres chats ont accepté cette nouvelle venue, car nous avons fait ce qu’il fallait pour cela. Mais ils ne pénètrent jamais dans la chambre de mon père, comme s’ils discernaient que c’est un espace réservé à cette chatte, à mon père et à ce qui les lie.

Tous les chats ne vivent pas aussi longtemps que cette chatte. J’ai perdu l’une de mes chattes en novembre dernier. Elle avait onze ans seulement. C’était une persane blanche que j’avais recueillie parce qu’elle était maltraitée. Son nom était Léa. J’avais dû partir en voyage alors qu’elle était malade. Une personne gardait mes chats et devait s’occuper d’elle. Cette personne n’a pas fait le nécessaire. Elle n’entrera plus jamais chez moi. Elle m’a trahi. Je ne la connais plus. Je ne puis m’empêcher de me sentir coupable jusqu’à ce jour d’avoir confié cette pauvre chatte à une mauvaise personne. Ma mère est morte quatre mois plus tard, d’une crise cardiaque foudroyante. Mon père s’est effondré à ce moment précis. Aurai-je pu être là ? Je me sens coupable aussi jusqu’à ce jour de n’avoir pas été là.

Aujourd’hui, le plus âgé de mes chats est mort, d’insuffisance respiratoire grave et irréversible. J’ai vécu quatorze années avec lui. Je ne l’ai pas adopté. Il m’a adopté. Il m’a choisi. Dans la rue. Il m’a suivi alors qu’il avait trois mois, pesait moins de cinq cent grammes, et n’était pas plus long qu’un éclair au chocolat. Je l’ai recueilli. Il a, depuis quatorze ans, partagé chaque instant de mon existence, accompagné l’écriture de chacun de mes vingt derniers livres. Il n’a cessé de me donner beaucoup d’amour et d’en donner à ma femme et à mes enfants. Je lui ai donné beaucoup d’amour. Il se préoccupait de nous, venait nous attendre à l’entrée du jardin à chaque fois que nous nous absentions. Les premières années, il était si inquiet quand nous nous absentions qu’il lui est arrivé de fuguer et de revenir épuisé d’angoisse, et puis il s’est assagi avec l’âge. Il adorait regarder des heures par la fenêtre et semblait si attentif, et si absorbé qu’il m’arrivait de songer qu’il pensait, et j’aurais tant voulu alors savoir ce qu’il pensait. Je revois sa silhouette si familière derrière le carreau. Je ne la verrai plus. Il va me manquer immensément. Il va manquer immensément à ma femme et à mes enfants. Il était un membre de la famille. Nous lui parlions. Il nous répondait, et s’il miaulait en d’autres circonstances, ses réponses en s’adressant à nous étaient un roucoulement gorgé de toute l’affection du monde. Nous avions des rituels communs, particulièrement au moment où venait la nuit : il attendait ces moments avec un indéfinissable mélange de flegme et de désir impatient, et nous attendions ces moments aussi. Ma femme l’appelait le « nouveau chat », car lorsqu’il est arrivé dans notre famille, il était le plus jeune, et le nouveau chat. Il est devenu le chat le plus ancien de la maison. Comme il répondait quand nous l’appelions « nouveau », c’est resté son nom. Ce sera son nom à jamais. Il sera toujours Nouveau, ou comme nous l’avions orthographié sur son passeport, car nous voulions l’emmener quand nous nous installerons ailleurs, outre Atlantique, Nouvô.

Seuls ceux qui aiment vraiment les chats pourront me comprendre, mais je dois dire que me trouver confronté dans la même période au décès de ma mère, à la fin de vie de mon père, à la disparition d’une de mes chattes et à celle d’un compagnon de quatorze années, cela devient beaucoup en moins d’une seule année. Vraiment beaucoup.

C’est en assumant les moments les plus difficiles qu’on devient un homme, je sais. J’ai l’impression d’avoir eu cent fois l’opportunité de devenir un homme. C’est présentement la cent unième fois.

Je sais que bien des gens ont vécu des moments infiniment plus difficiles encore, et je veux, en cet instant, penser à eux. J’ai écrit autrefois que la vie est une aventure qui s’achève toujours tragiquement. Je pourrais écrire cette phrase à nouveau. Aujourd’hui.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Guy Millière pour www.Dreuz.info

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