Publié par Michel Gurfinkiel le 8 avril 2014

Michel Gurfinkiel at work

L’antisémitisme, ciment d’une France multiculturelle ? C’est implicitement le message de Dieudonné et de ses comparses…

Janvier 2014 restera un mois noir dans la politique française et dans les relations entre la communauté juive française et la nation. Pour la première fois depuis 1945, en effet, un antisémitisme explicite, militant, s’est manifesté à large échelle dans l’opinion publique et dans la rue.

Il y a d’abord eu l’affaire Valls-Dieudonné. Le ministre socialiste de l’Intérieur, Manuel Valls, avait pris, dès les premiers jours de l’année, des mesures en vue d’interdire la tournée que l’ex-humoriste franco-camerounais Dieudonné, dont les « spectacles » ne portait désormais que sur des thèmes antisémites, antisionistes et négationnistes, comptait effectuer à travers la France. On aurait pu s’attendre à ce que Valls conforte ainsi sa cote de popularité, qui était déjà la plus élevée de la classe politique française (près de 60 % d’opinions positives en moyenne). Il n’en a rien été : au contraire, le ministre a chuté de plusieurs points (tombant à 53 %, par exemple, selon un sondage Ipsos/Le Point du 13 janvier).

Il y a eu ensuite l’affaire « Jour de Colère », le 26 janvier. Au cours de cette manifestation de rue, dont l’objet premier était de fédérer les oppositions « de base » – indépendantes des appareils politiques – contre le président socialiste François Hollande, un groupe compact – lié à un autre agitateur, Alain Soral – a vociféré sans répit des slogans antisémites, tels que « Juif casse-toi, la France n’est pas à toi ». Le plus grave, ainsi que l’observait Ivan Rioufol le lendemain dans son blog du Figaro, a été que ni les autres manifestants ni les organisateurs du rassemblement n’ont cru devoir intervenir. Des slogans analogues avaient déjà été entendu par le passé lors de manifestations islamistes : mais en arabe, et non en français, et devant des audiences infiniment plus restreintes.

Il serait absurde de conclure de ces deux cas que la France est désormais globalement antisémite. Mais il serait également absurde de nier que l’antisémitisme soit en progrès, aussi bien à gauche qu’à droite, et tout particulièrement chez les jeunes.

Après la Libération et la découverte des crimes nazis, l’antisémitisme avait été hors-jeu en France, ou plutôt hors-discours, comme dans la plupart des autres pays occidentaux. Ce consensus devait être pourtant ébranlé de façon spectaculaire le 27 novembre 1967, par l’homme qui était, a priori, le moins susceptible de le faire : Charles de Gaulle, ancien chef de la France libre, restaurateur des droits des Juifs dès 1943 en Afrique du Nord et dès 1944 en métropole, président de la République.

Cela se passa au cours d’une « conférence de presse » du chef de l’Etat, un de ces événements que d’aucuns, non sans ironie, qualifiaient plutôt de « grand messe » : un long exposé, devant la presse écrite et audiovisuelle française et étrangère, sur la politique française. Au mois de juin précédent, au lendemain de la guerre des Six Jours, de Gaulle avait adopté une attitude de « neutralité » entre Israël et les Arabes, qui, compte tenu de l’alliance et de l’entente qui avait existé jusque là entre Paris et Jérusalem, équivalait déjà à une rupture : d’autant plus qu’il avait assorti cette prétendue neutralité d’un « embargo » sur les armes destinées aux « belligérants » ne pouvant frapper, les Arabes n’achetant pas de matériels français à l’époque, que le seul Etat hébreu.

On s’attendait à des éclaircissements. On eut droit à une charge d’une violence inouïe : les Juifs, affirmaient de Gaulle, étaient « un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » ; l’Etat d’Israël, dont la création, sur des terres « acquises dans des conditions plus ou moins justifiables » avait soulevé des « appréhensions », avait prospéré grâce aux « vastes concours en argent, en influence et en propagande » des « milieux juifs » en Amérique et « dans beaucoup de pays » ; et maintenant il s’engageait, dans les nouveaux territoires dont il s’était « emparé », une « occupation » qui ne pouvait aller « sans oppression, répression, expulsion » et qui susciterait nécessairement un « terrorisme ». L’homme qui avait incarné la résistance française face à l’Allemagne nazie et au régime de Vichy renouait, dans des termes d’autant plus blessants qu’ils étaient mélangés de quelques simulacres de compliments ou d’apitoiements, avec la thématique antisémite classique : dotés de pouvoirs occultes et ténébreux, avides et impitoyables, les Juifs avaient montré, en « attaquant » les Arabes, qu’ils étaient bien les éternels ennemis du genre humain…

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Ce revirement stupéfia les Juifs, et avec eux une bonne part de l’opinion française. Pour ceux qui n’avaient jamais cessé d’être antisémites depuis 1945, il constituait une absolution. Si un homme tel que de Gaulle s’exprimait ainsi, que pouvait-on encore leur reprocher ? Et comment désormais leur interdire de reprendre à voix haute les vieilles rengaines ? Néanmoins, l’antisémitisme resta encore largement tabou pendant plusieurs décennies. Quand il s’exprimait, c’était presque toujours derrière les masques et paravents de l’antisionisme. Jean-Marie Le Pen, le chef du parti d’extrême-droite Front national, se livrait souvent à des « dérapages » verbaux à caractère antisémite : mais ceux-ci suscitaient en général de la réprobation, y compris dans son électorat. En lui succédant à la tête du parti en 2011, sa fille Marine s’est gardée de l’imiter sur ce point.

Comment expliquer la dégradation actuelle ? La crise économique mais aussi sociale et politique que traverse la France constitue un facteur important : le désarroi nourrit l’extrémisme. Le 22 janvier, Le Monde publiait un autre sondage Ipsos, selon lequel 8 % seulement des Français faisaient confiance à leurs partis politiques, tandis que 73 % faisaient confiance à la police et 79 % à l’armée. De tels chiffres annoncent souvent une révolution ou un coup d’Etat. Mais pourquoi cède-t-on plus particulièrement, dans un tel contexte, à une paranoïa antijuive ?

L’antisémitisme français et occidental s’inscrit dans une très vieille tradition. Il remonte en fait au marcionisme, une hérésie chrétienne du IIe siècle. Marcion, évêque de Sinope, dans le nord de l’Anatolie actuelle, avait résolu à sa manière le dilemme fondamental du christianisme – comment se réclamer de la tradition juive tout en s’en écartant – en recourant à une réinterprétation dualiste : selon lui, loin de compléter l’Ancien Testament, l’Evangile s’y opposait. Car le Dieu de l’Ancien Testament, démiurge du Monde matériel, était en réalité le Diable ; et le Dieu spirituel de l’Evangile – Jésus – sauvait l’humanité de son emprise. Dans cette perspective, les Juifs, peuple élu de l’Ancien Testament, ne pouvaient être qu’intrinsèquement pervers et malfaisants. Ils avaient « tué » Jésus ; ils propageaient le vice et le malheur.

Les grandes chrétientés historiques, qu’il s’agisse de l’orthodoxie, du catholicisme ou du protestantisme, ont rejeté le marcionisme sur le plan doctrinal : elles s’en sont tenues au « mystère d’Israël », tel que Paul l’expose dans L’Epître aux Romains : « les Juifs n’ont jamais été rejetés par Dieu » (XI, 1) ; leur effacement, après la Passion, n’est que provisoire, et n’a d’autre but que de faciliter la conversion des païens « jaloux » à la foi chrétienne (XI, 11) ; à la fin des temps, quand les Juifs « reviendront à Dieu », ils retrouveront le rang « suprêmement élevé » qui est le leur (XI, 12) ; et attendant, les chrétiens doivent savoir que ce sont les Juifs qui les « soutiennent », comme « les racines soutiennent un arbre » (XI, 18).

Mais dans la pratique, il était plus facile aux Eglises, en particulier quand elles s’adressaient à la foule, de recourir à une rhétorique binaire analogue au marcionisme – pureté du christianisme, perversion du judaïsme – que d’enseigner les paradoxes pauliniens ; et par voie de conséquence de traiter les Juifs en ennemis ou en parias plutôt qu’en « frères aînés ».

Ce marcionisme de fait s’est incrusté, de manière systémique, dans la culture occidentale au Moyen-Age, puis dans les cultures occidentales ultérieures, au prix de divers aménagements ou ajustements. On peut se faire une idée de sa rémanence à travers le film récent de Mel Gibson, La Passion du Christ (2004). Reprenant des « révélations » attribués à une mystique allemande du XIXe siècle, Catherine Emerich, cette œuvre lie constamment les Juifs à des puissances démoniaques. Elle a rencontré un grand succès dans le public chrétien, tant chez les catholiques que les protestants, et jusque dans des milieux professant des sentiments judéophiles ou pro-israéliens.

En termes politiques modernes, le marcionisme s’est traduit au XIXe siècle par deux doctrines : un antisémitisme d’extrême gauche, laïcisé ; et un antisémitisme d’extrême droite, ultracatholique. Il s’est réunifié au XXe siècle, à travers des mouvements politiques hybrides tels que le fascisme ou le stalinisme, puis s’est divisé à nouveau. De Gaulle, patriote républicain pendant sa maturité – les années 1930 et 1940 – , était né dans une droite catholique et « sociale » marquée par les deux antisémitismes, et peut-être n’a-t-il fait, à la fin de sa vie, que revenir à l’état d’esprit où il avait baigné pendant son enfance et son adolescence.

Nous assistons aujourd’hui en France à une nouvelle réunification de l’antisémitisme. Mais aussi à son extension: au marcionisme traditionnel français et europeen s’ajoute en effet, par le biais d’une immigration de plus en plus importante venue du Maghreb, d’Afrique sahélienne et de Turquie, un quasi-marcionisme musulman, une déviation parallèle de l’islam tendant, elle aussi, à résoudre le dilemme des origines en diabolisant les Juifs bien au-delà de ce que suggèrent le Coran ou la Sunna.

Les antisémitismes chrétien, postchrétien et musulman avaient commencé à se côtoyer et à s’interféconder dès le XIXe siècle : la haine d’un même Démon étant plus forte, apparemment, que la croyance en des Dieux différents – ou que les mépris et ressentiments liés à la domination coloniale européenne.

la « Gestapo française » de la rue Lauriston recrutait massivement chez les Maghrébins, au point d’être quasiment devenue en 1944 une « Gestapo arabe »

Avant et pendant la Seconde guerre mondiale, ces convergences se sont précisées. On sait que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ont conclu une alliance générale avec l’islam, aussi bien dans le monde arabe (à travers le Grand Mufi de Jérusalem, le nationaliste irakien Rachid Ali, ou le Tunisien Habib Bourguiba) que dans les Balkans ou les régions occupées d’URSS, où ont été levées de nombreuses unités musulmanes SS. On sait moins que les collaborationnistes français ont fait de même en France occupée ou en Afrique du Nord : le PPF de Jacques Doriot et le RNP de Marcel Déat (issus respectivement du communisme et du socialisme) avaient mis sur pied des sections musulmanes, et organisaient à leur intention des meetings à la Mutualité ; la « Gestapo française » de la rue Lauriston recrutait massivement chez les Maghrébins, au point d’être quasiment devenue en 1944 une « Gestapo arabe ». Et ce qui est encore moins clairement perçu, c’est que des pogroms et des législations antisémites se sont multiplié dans le monde musulman sous l’influence directe du nazisme et du fascisme dès les années 1930 et le début des années 1940 : avant que le conflit israélo-arabe ou le sort des réfugiés arabes de Palestine ne servent de prétextes. Les pogroms se sont succédé en Algérie et en Turquie en 1934, en Irak en 1941, au Maroc en 1942, en Libye et en Egypte en 1945 ; une législation implicitement discriminatoire a été promulguée en Egypte à partir des années 1930, une législation explicitement discriminatoire en Turquie en 1942-1944.

Les convergences entre les antisémitismes occidentaux et musulmans se sont poursuivies, et renforcées, après la Seconde Guerre mondiale : de nombreux anciens nazis ont trouvé refuge en terre d’islam ; et le néo-islam radical, tant sunnite (wahhabisme, Frères musulmans, salafisme, néo-ottomanisme) que chiite (khomeinisme), a conforté son antisémitisme propre par une doxa pseudo-scientifique empruntée aux antisémitismes européens (notamment à travers des ouvrages tels que Les Protocoles des Sages de Sion et Mein Kampf). De nouveaux pogroms ont eu lieu – dès 1947 en Syrie et au Yémen ; des législations ouvertement antisémites ont été promulguées à partir des années 1947-1948 dans presque tous les pays arabes ; des politiques d’exclusion puis d’expulsion ont été presque partout mises en place et menées à leur terme. A terme, c’est toute la culture des pays d’islam, savante ou populaire, véhiculée par l’Etat, les universités, les médias, l’édition, le cinéma, les mosquées et les madrassas, qui a été saturée d’antisémitisme occidental.

Mais à la pénétration des antisémitismes occidentaux dans le monde islamique fait aujourd’hui suite un phénomène inverse : la remontée vers l’Occident des antisémitismes islamiques. La culture « marcionisée », voire nazifiée, qui prévaut dans le monde musulman reste en effet, dans une large mesure, celle des communautés musulmanes qui s’implantent dans les pays européens et qui en bouleversent peu à peu la démographie et la sociologie. En France, en particulier, les musulmans, immigrés ou enfants d’immigrés pour la plupart, forment aujourd’hui 10 % au moins de la population globale, mais 20 à 25 % des classes d’âge les plus jeunes.

Les élites et la classe politique françaises ont longtemps cru que les néo-Français musulmans s’accultureraient par le biais de « l’école républicaine » et des « droits de l’homme ». L’amère réalité, c’est qu’ils y parviennent bien plus facilement et bien plus complètement par le biais de l’antisémitisme, mythe fondateur qu’ils partagent avec un grand nombre de « Français de souche ». Si Dieudonné, humoriste de seconde zone, et son compère Alain Soral, acteur raté, ont acquis un tel poids, une telle auctoritas prescriptrice dans la France de 2014, c’est parce qu’ils effectuent cette alchimie dans leurs personnes. Dieudonné est franco-camerounais, à la fois Blanc et Noir, Français de souche et immigré. Soral, communiste devenu « nationaliste », puis « national-socialiste », prône « l’égalité et la réconciliation » entre Français et néo-Français musulmans. Mais l’alliage ne prend, pour l’un et l’autre, qu’à travers le discours et l’engagement antisémites.

Le noir janvier de 2014 servira-t-il de cote d’alerte ? Pour l’instant, la classe politique ne se préoccupe que… de politique, c’est à dire des élections municipales de mars et des européennes de mai. C’est peut-être un peu court.

© Michel Gurfinkiel, 2014

L’article original peut être consulté sur le blog de Michel Gurfinkiel.

Michel Gurfinkiel est le fondateur et président de l’Institut Jean-Jacques Rousseau (Paris), et un Shillman/Ginsburg Fellow au Middle East Forum (Philadelphie).

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