La péninsule égyptienne est devenue le théâtre d’un monstrueux trafic d’êtres humains. Des Erythréens fuyant la dictature et la pauvreté dans leur pays y sont détenus et torturés jusqu’au paiement d’une rançon exorbitante
«Ils ont ouvert la porte de la prison. J’ai vu dix personnes enchaînées, debout, face contre le mur. Par terre, il y avait un garçon qui n’arrivait plus à se relever. Son dos n’était que chair et os à vif. Et cette odeur de sang, d’excréments… Une odeur de mort.» En mars 2013, Germay Berhane est jeté pour la première fois dans une maison de torture du désert du nord du Sinaï. Il va passer trois mois aux mains d’Abu Omar, l’un des trois tortionnaires les plus redoutés de la péninsule. Supplicié chaque jour, plusieurs fois par jour, sans répit.
Germay Berhane est un jeune homme mince et souriant. Il se cache désormais au Caire, dans le quartier de Fesal. Pour raconter son histoire, il lui faut du courage. Parmi les Erythréens réfugiés dans la capitale égyptienne, rares sont ceux qui acceptent de témoigner. Les blessures sont trop récentes, la peur reste omniprésente. «Rien n’a changé depuis que je suis sorti», glisse-t-il. Rien, c’est-à-dire l’exode massif des Erythréens, leur fuite éperdue par le désert, leur rapt, la séquestration dans des maisons vouées à la torture, les menaces de mort et le chantage aux parents des victimes pour leur extorquer des rançons exorbitantes.
Germay est né il y a vingt-trois ans dans la banlieue d’Asmara, capitale de l’Erythrée, un des pays les plus pauvres et les plus répressifs de la planète. Depuis l’indépendance en 1993, le président Issayas Afeworki a transformé son pays en prison à ciel ouvert et semble n’avoir qu’une obsession: lever des troupes pour préparer une nouvelle guerre contre l’Ethiopie. Quitte à imposer à son peuple un service militaire à durée indéterminée, lequel ressemble plutôt à un gigantesque camp de travail forcé. Son bac en poche, Germay intègre donc la marine et apprend à obéir sans discuter. Un jour de janvier 2013, des papiers administratifs disparaissent de la caserne. Le soupçon se porte sur son unité. Il craint le pire. «J’ai posé mon AK et marché tout droit vers la frontière.»
Comme lui, ils sont désormais chaque mois entre 3000 et 4000 à fuir l’Erythrée, en direction du Soudan. La plupart sont très jeunes. «Un véritable exode, le pays se vide de sa population», selon la rapporteure spéciale des Nations unies pour l’Erythrée, Sheila B. Keetharuth. Les Erythréens représentent d’ailleurs un tiers des clandestins arrivés en Italie depuis janvier. Mais entre les chiffres de départ et ceux de l’arrivée en Europe ou en Ethiopie, au Soudan, à Djibouti, en Libye et en Egypte, il y a une différence qui a été longtemps inexpliquée. On découvre aujourd’hui qu’elle résulte d’un trafic monstrueux d’êtres humains. Une étude saisissante publiée en Belgique (The Human Trafficking Cycle: Sinai and Beyond, Mirjam van Reisen, Meron Estefanos et Conny Rijken, Editions Wolf Publishers, 2013) estime que 50 000 Erythréens seraient passés par le Sinaï ces cinq dernières années. Plus de 10 000 n’en sont jamais revenus.
Entre la frontière érythréenne et la première ville soudanaise, Kassala, un tiers des fugitifs sont enlevés par des trafiquants qui les monnayent, étape par étape, jusque dans le désert du Sinaï où les attendent les tortionnaires. Début 2013, Germay atteint sain et sauf le camp de réfugiés de Kassala. Il espère gagner Khartoum, où vit un de ses cousins. Mais aux abords du camp, les trafiquants rôdent. Deux policiers soudanais véreux l’arrêtent et le vendent à des membres de la tribu des Rashaidas, des nomades du delta du Nil vivant depuis toujours de la contrebande. La suite est un système bien rodé. Un point de ralliement dans le désert, où dix autres captifs attendent, pieds nus enchaînés, dont Halefom, 17 ans, et sa sœur Wahid, 16 ans. Puis la traversée de la mer Rouge, à fond de cale, sans eau ni nourriture. Le passeur qui en jette certains par-dessus bord, sans autre raison que de se divertir. Puis le désert du Sinaï, le début du voyage en barbarie.
«La prison d’Abu Omar était couverte de sang, du sol au plafond. Les murs infestés de mouches et de cafards. La terre grouillait de vers à viande.» Germay est enchaîné, visage contre le mur, avec interdiction de bouger et de parler. Abu Omar fait son entrée, suivi par trois hommes de main: «A partir de maintenant, votre vie vaut 50 000 dollars [46 000 francs]. Et je sais comment vous faire payer.» Les coups se mettent à pleuvoir, à la barre de fer. Les chairs s’ouvrent. Certains s’évanouissent. «Ils nous réveillaient à grands coups de pied dans la tête.» Brûlures infligées au fer rouge ou au phosphore extrait de cartouches, plastique fondu coulé sur le dos, dans l’anus, coups répétés sur les parties génitales. «Leur truc préféré, c’était de nous pendre par les bras, comme des moutons. Puis de nous brûler au chalumeau.» Un jour, un gardien délie la jeune Wahid, la traîne dans un coin de la cellule où six hommes vont la violer pendant que son frère Halefom sanglote contre le mur. Dans la geôle, un vétéran fait comprendre aux autres que le silence est leur meilleure défense. Regarder par terre, ne pas crier, ne pas irriter les bourreaux.
Les séances de torture se déroulent toujours avec un téléphone portable allumé. Au bout du fil, une mère, un père ou une sœur brisés par la douleur. «J’ai hurlé: «Papa, je suis dans le Sinaï!» Mon père s’est évanoui. Aujourd’hui, il est toujours à l’hôpital, son cœur n’a pas tenu…» Germay ne sourit plus. Il pleure.
«Le pire, c’est ce qu’ils nous ont forcé à faire.» Quand ils sont fatigués de frapper, les bourreaux ordonnent aux prisonniers de s’entre-torturer, voire de s’entre-tuer. «Un jour, ils m’ont demandé d’égorger Wahid. J’ai refusé. Alors ils m’ont brisé les doigts des deux mains, un à un.» Ceux qui ne peuvent pas payer sont achevés à la barre de fer et jetés dans le désert, dans des fosses communes qui débordent de squelettes. Germay s’interrompt, allume une cigarette. «Je priais Dieu pour qu’il me laisse mourir vite.»
Rétrocédé par Israël à l’Egypte en 1975 après la guerre de Kippour, le Sinaï, transformé en zone tampon démilitarisée, ne s’est jamais développé. Les Bédouins, citoyens de seconde zone, n’ont pas le droit à une pièce d’identité. La majorité d’entre eux n’est jamais sortie de ce triangle brûlant, mais le désert est leur royaume. Un royaume en guerre. Depuis juillet 2013, l’armée égyptienne tente d’y éradiquer des cellules djihadistes enragées par la déposition du président Frère musulman Mohamed Morsi. Les militaires assurent avoir «stabilisé la zone» à coups de bombardements, mais les contre-attaques sont meurtrières.
Plus de 500 soldats et policiers auraient été tués dans le Sinaï depuis le début des opérations, qui perturbent surtout le travail des trafiquants d’êtres humains et des tortionnaires, dont certains sont au chômage technique.
Dans un appartement modeste de la banlieue d’Al-Arish, l’un d’eux a accepté de parler. Il prétend s’appeler «Abu Abdullah». «Après les attentats de 2005 [à Charm el-Cheikh, qui ont fait 88 morts], j’ai perdu mon emploi dans le tourisme. Alors j’ai choisi ce travail», se justifie l’homme dont les yeux dépassent à peine du chèche blanc bien serré autour de son crâne. «Au début, les Africains ne payaient que 1000 dollars et je les faisais passer en Israël en douceur.» L’Etat hébreu compterait 80 000 réfugiés érythréens et a fini par construire fin 2012 un mur sur toute sa frontière sud. Les filières se dirigent désormais vers la Libye ou le Yémen, où des maisons de torture ont récemment été signalées. «En 2008, les Erythréens sont arrivés. On savait qu’ils étaient désespérés. C’est là que le travail a commencé.»
Petit lexique obligé. Ici, la torture et la séquestration se disent «travail». La prison, mazkhan, petite hutte de campagne. Les migrants sont «les Africains», même si, depuis le durcissement de la répression à Asmara en 2008 et la multiplication par dix du nombre de fugitifs, ils sont presque tous Erythréens. Cette abondance de proies et la détérioration des conditions de vie dans le Sinaï semblent avoir été les deux éléments déclencheurs du trafic.
Ici, personne ne reconnaît avoir torturé personnellement. «Je disais simplement à mes hommes de leur faire peur», assure l’homme au chèche blanc. Comment? «On les tabasse, on les brûle ou on les électrocute.» Et pourquoi tant de sauvagerie? Parce qu’ils sont Noirs? Chrétiens? Ou veulent passer en Israël, l’ennemi héréditaire? «Si on en torture un devant les autres, tous paient plus vite. Ici, on dit: «Si tu me fatigues, alors moi je te fatigue.» Tout ce que je veux, c’est récupérer mon argent. «Combien?» Derrière son chèche, l’homme étouffe un rire gêné. «Environ 700 000 dollars en six ans de travail. En moyenne, mon bénéfice était de 5000 dollars par Africain.» Il soupire: «Mais comme j’ai gagné cet argent par le mal, il se transforme en vent. C’est écrit dans le Coran.» Puis se cabre: «Vous savez, il n’y a rien pour nous ici. Pas de travail, pas d’infrastructures. Rien!»
Dans la pièce d’à côté, un cousin dont la jambe a été déchiquetée dans le bombardement du matin de l’armée égyptienne gémit sur sa couche. Etrange atmosphère que celle d’Al-Arish, où certains ont ordonné, d’autres ont exécuté, mais où tous savaient. L’heure du couvre-feu approche, il faut partir.
En Erythrée, les proches de Germay se sont mobilisés. A l’été 2013, ils ont envoyé 25 000 dollars, la moitié de la rançon exigée. Les bourreaux se sont énervés: «Trop peu. Pour toi, c’est fini.» Il a perdu conscience. Au réveil, le miracle. «Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais allongé sur une couverture, dans un hangar. Au mur, il y avait écrit en langue tigrigna: «A partir de maintenant, frères, votre calvaire est terminé.» Germay vient d’être libéré par Cheikh Mohammed, l’un des seuls chefs bédouins du Sinaï à s’opposer au trafic de migrants.
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/e413f9aa-3db8-11e4-a188-24a047c27404/Les_bourreaux_du_Sina%C3%AF
© Gaïa pour www.Dreuz.info
Et donc? Quel est le programme?