Publié par Gaia - Dreuz le 31 mai 2015

Dès l’an 2000, il prédisait dans sa thèse de doctorat la dislocation de la Syrie, selon un scénario identique à celui de la Yougoslavie après la mort de Tito. Cette audace universitaire ne lui a, à l’époque, pas valu que des amis en France. Le géographe Fabrice Balanche dirige à Lyon le Groupe d’études et de recherches sur le Moyen-Orient et la Méditerranée (1). Nous sommes allés à sa rencontre pour mieux comprendre la situation actuelle.

le-geographe-fabrice-balanche-dirige-a-lyon-le-groupe-d-etudes-et-de-recherches-sur-le-moyen-orient-et-la-mediterranee-photio-n-b

Vous aimez cet article ? Inscrivez-vous à notre newsletter pour recevoir les nouveaux articles de Dreuz, une fois par jour en fin d’après-midi.

Pour ce chercheur – comme d’ailleurs pour le patriarche des maronites du Liban, que nous avions interviewé en mars près de Beyrouth -, la région allant de la Syrie à l’Irak est appelée à se recomposer sur la base d’Etats ethniques et confessionnels. Son éclairage permet de mesurer et d’expliquer l’enracinement de l’Etat islamique

Pourquoi la prise de Palmyre, le 21 mai en Syrie, représente-t-elle une avancée significative de l’Etat islamique ?

Cette ville est un nœud de communication, au milieu du désert, à un peu plus de 200 km de Damas. Avec la prise de Palmyre, l’Etat islamique (EI), jusqu’alors principalement installé au nord-est de la Syrie, le long du fleuve Euphrate, descend vers le sud. A partir de cette position, il lui sera plus facile de lancer des raids sur la capitale syrienne et sur Homs, mais aussi, à l’est, sur Bagdad, en consolidant son implantation dans la province irakienne de l’Al-Anbar, où les islamistes sont traditionnellement très présents.



De quel type de raids peut-il s’agir ?

L’EI agit presque toujours en deux temps. Il commence par envoyer des « pick-up » à la tombée de la nuit dans les villages ou les champs gaziers. Ses combattants tuent ou prennent des personnes en otage, puis se retirent des lieux au petit matin quand l’armée locale commence à arriver. Les populations fuient et les zones d’habitation se vident. Le jour d’après, de nuit, les troupes de l’EI peuvent avancer de manière davantage structurée, avec du matériel plus lourd. C’est ce qu’ils ont fait à Palmyre, où ils avaient bien préparé le terrain.



Mais si cette ville est aussi stratégique, comment expliquer que l’armée syrienne ait battu en retraite ?



Là encore, il est important de partir de la géographie pour mieux comprendre. On pourrait comparer Palmyre à Diên Biên Phu. La ville syrienne est surplombée au nord et à l’est par des plateaux sur lesquels l’Etat islamique avait pris position. La piste de l’aéroport militaire de Palmyre se serait retrouvée tôt ou tard exposée aux bombardements du haut de ces collines. Cela explique le repli de l’armée syrienne.

“La prise de Palmyre représente une menace immédiate pour le régime syrien du point de vue énergétique”


Palmyre est une oasis. Au-delà de l’eau, comporte-telle des ressources importantes pour l’EI ?



C’est une ville où se trouvaient, depuis Hafez el Assad, des stocks d’armes, destinés à contrer la menace irakienne, en particulier à l’époque de Saddam Hussein. Mais l’EI s’est-il emparé de ces armes ? Nous l’ignorons. En revanche, la prise de Palmyre représente une menace plus immédiate pour le régime syrien du point de vue énergétique. On pourrait mentionner les mines de phosphate, utilisé comme engrais dans l’agriculture syrienne : il n’y a pour le moment pas de pénurie alimentaire en Syrie. Mais surtout, plusieurs champs gaziers sont situés dans cette région. Ce gaz alimente les centrales électriques de Damas et de Homs.

Vous voulez dire que l’EI pourrait couper le gaz ?



Oui. Et je ne sais pas comment les centrales électriques de ces deux villes feraient pour tourner sans ce gaz-là. Je pense qu’il faut s’attendre à des problèmes d’électricité à Damas et à Homs, même si un gazoduc en provenance d’Egypte assure en principe une partie de l’approvisionnement de ces villes.

L’armée syrienne mène ces jours-ci des raids aériens sur Palmyre. Peut-elle la reconquérir ?



J’ai pour l’instant du mal à y croire…

L’EI à Damas et à Homs, c’est possible ?



Non. N’oublions pas d’abord que Palmyre se trouve au milieu du désert : l’avancée dans ce secteur est plus facile qu’ailleurs. A Homs, la population compte d’importantes minorités alaouite, chrétienne et ismaélienne qui sont hostiles à l’EI. Et des milices y ont été constituées : le régime syrien peut s’appuyer sur elles. L’EI aurait beaucoup de mal à entrer dans Damas… Outre l’armée syrienne, il se heurterait dans cette région à son frère ennemi Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaïda –ndlr). Mais l’EI espère s’approcher de la capitale syrienne. Sa stratégie est sans doute de tenter de venir en aide à certains rebelles islamistes encerclés par l’armée syrienne, comme les brigades de l’Armée de l’Islam de Zahran Allouche à Douma. Ce serait une manière d’apparaître comme un sauveur pour rallier d’autres groupes à sa cause.

Aujourd’hui, l’EI contrôlerait la moitié du territoire syrien. Est-ce exact ?



Je dirais plutôt 40% d’un territoire surtout désertique. Et il s’approche des 50%.

Comment expliquer qu’aucune intervention ne puisse mettre un coup d’arrêt à ce mouvement ?



Les Etats-Unis ne veulent pas retomber dans le même engrenage que celui de l’Irak, à la fois pour ne pas revivre le même traumatisme national, mais aussi pour des raisons économiques. Et aussi parce que cette intervention s’était soldée par un échec. Quant aux partenaires régionaux des Etats-Unis (Arabie Saoudite, Turquie, Qatar), ils ne font rien…

Par hostilité envers l’Iran shi’ite ?



Oui. L’EI déstabilise la Syrie, ce qui gêne le Hezbollah, et donc l’Iran. L’axe pro-iranien est brisé. La Turquie refuse d’ailleurs l’utilisation des bases de l’Otan aux avions de la coalition, alors qu’il serait facile de bombarder à partir de ces bases. Mais Ankara veut éliminer le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et de débarrasser du régime de Bashar el Assad (sans compter que la reconstruction de la Syrie serait une aubaine pour les entreprises de BTP turques). La frontière entre la Turquie et la Syrie, qui était un rideau de fer oriental, est devenu une passoire ! Les miradors sont vides. Côté turc, les « guesthouses » pour djihadistes fonctionnent sans difficultés. Mais pour moi, le générateur de toutes ces crises, c’est l’Arabie Saoudite. Ce pays exporte l’intégrisme dans toute la région. Ce qui était une déviance de l’islam il y a un siècle – le wahhabisme – est devenu quasiment l’islam officiel au Moyen-Orient.



Comment l’Etat islamique fait-il pour se financer?



Du moment où l’EI contrôle 8 à 10 millions d’habitants, il a des ressources. Elles proviennent d’une taxe de 10% sur les activités des commerçants et surtout, de la vente de pétrole, syrien ou irakien, à la population locale qui a besoin pour se chauffer ou faire rouler ses voitures.

Et les armes, d’où viennent-elles ?



Elles sont achetées au marché noir. Dès que vous avez de l’argent, les marchands d’armes affluent du monde entier… Il faut y ajouter les stocks pris aux armées syrienne et irakienne, voire revendus par certains militaires de ces armées, ou par des groupes rebelles.

“Le bourrage de crâne rappelle celui des nazis”


Les Etats-Unis d’Obama se rapprochent de Téhéran… L’Iran, aidé du Hezbollah libanais, pourrait-il écraser l’Etat islamique ?



Les Etats-Unis sont un peu perdus. Ils sont en panne de stratégie. Il faut bien comprendre aussi que la population sunnite soutient l’Etat islamique dans les zones où il est présent, en Syrie et en Irak. Dans ces régions, la moyenne est d’environ huit enfants par femme. Ces personnes ont un faible niveau de développement humain : un quart des habitants est analphabète dans la province de Raqa – je mets de côté les classes moyennes qui ont fui les villes. Ils ne sont en rien gênés par la sharia : ils la pratiquaient avant l’arrivée de l’EI qui, pour eux, n’est pas une mauvaise chose. Ce mouvement a en outre veillé à s’allier aux tribus par des mariages. Quand un chef de tribu adhère, toute la tribu suit ! Et nul ne se désolidarise. Daesh a aussi un peu adouci son discours, localement : par exemple, on ne mettra plus immédiatement quelqu’un qui fume en prison ; on commencera par lui rappeler que c’est interdit. Le bourrage de crâne rappelle celui des nazis. C’est du fascisme. Il est d’autant plus facile à instiller dans les têtes que l’école n’a jamais vraiment enseigné l’esprit critique en Syrie et en Irak où il est d’usage d’apprendre par cœur les textes. Il a suffi de remplacer un logiciel par un autre…

Que faire?



La position des Etats-Unis est de combattre l’EI et de sauver les institutions de l’Irak et de la Syrie pour éviter le chaos. Je pense que l’on ira de toute façon vers une fragmentation des Etats, sur une base ethnique et confessionnelle. Déjà, en Syrie, on est arrivé à une partition de facto. En Irak, l’Etat du Kurdistan est quasi indépendant. Il serait illusoire de penser qu’il soit possible de revenir en arrière, et aux pays d’avant. Trop de sang a coulé. Des processus d’épuration ethniques se sont déjà mis en place. Mon opinion est qu’il faut aider les populations qui partagent nos valeurs (pour faire court : la laïcité, ou disons, le sécularisme) à se protéger des fondamentalistes. Comment ? En les soutenant militairement pour se protéger dans leurs entités territoriales. Le rôle de ces minorités (dont celle des chrétiens) est fondamental. Ce sont elles qui ont introduit la modernité occidentale dans ces pays : les écoles missionnaires chrétiennes n’abritaient pas que des chrétiens. Les élèves y ont appris le français ou les sciences, et c’est ce qui a permis la « Nahda », la « renaissance » arabe (à partir de la fin du XIXe siècle – ndlr). Il est important de prendre conscience de la gravité de la situation aujourd’hui. Je pense en particulier aux 5 millions de réfugiés syriens. Ceux qui restent au Liban risquent, faute de perspectives, de tomber dans les bras de groupes extrémistes. La région pourrait alors devenir une sorte de Somalie ou d’Afghanistan bis.

(1) Fabrice Balanche est notamment l’auteur de « L’Atlas du Proche-Orient arabe » (RFI/PUPS)

http://www.leprogres.fr/actualite/2015/05/29/decryptage-pourquoi-l-etat-islamique-devient-si-puissant

© Gaïa pour www.Dreuz.info

Inscrivez-vous gratuitement pour recevoir chaque jour notre newsletter dans votre boîte de réception

Si vous êtes chez Orange, Wanadoo, Free etc, ils bloquent notre newsletter. Prenez un compte chez Protonmail, qui protège votre anonymat

Dreuz ne spam pas ! Votre adresse email n'est ni vendue, louée ou confiée à quiconque. L'inscription est gratuite et ouverte à tous

En savoir plus sur Dreuz.info

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading