Publié par Michel Gurfinkiel le 20 septembre 2016

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Valeurs Actuelles a toujours prôné le débat loyal entre Français. Mais il y a des cas où le consensus se fait sur l’inertie… Décryptage d’une maladie nationale.

Relire en 2016 les premiers numéros de Valeurs Actuelles, publiés en 1966, peut surprendre.

Voilà un journal qui, d’emblée, s’est réclamé d’une droite sans complexe. Voilà aussi, pourtant, un journal qui, d’emblée, a dialogué avec toutes les gauches. Pourvu qu’elles acceptent, au-delà des différences idéologiques, la notion d’un « bien commun » national.

Ouvrons par exemple le numéro un, daté du 6 octobre 1966 : deux pages et demie sont consacrées à une interview d’André Barjonet, alors directeur du Centre d’études économiques et sociale à la CGT, et membre éminent du parti communiste. Le dossier commence par ces mots : « La CGT change. »

Dans le numéro trois, daté du 20 octobre : une interview sur quatre pages de Guy Mollet, ancien président du Conseil, secrétaire général de la SFIO, nom que portait alors le parti socialiste. Valeurs note à la fois que Mollet s’est opposé avec force aux communistes dans le passé, et « qu’il semble préparer pour l’avenir quelque rapprochement poussé, voire très poussé, entre le parti socialiste et le parti communiste ».

Peut-on aller plus loin dans le débat loyal avec ses adversaires ?

Pour l’équipe réunie par Raymond Bourgine, cette démarche n’est pas une astuce rédactionnelle (un pitch, comme on dirait aujourd’hui). Elle procède d’une conviction : « Dans toute patrie, il y a une droite et une gauche », écrit Bourgine. « La gauche est le double fraternel de la droite. » Il est sain qu’elles existent l’une et l’autre, qu’elles s’affrontent, et qu’elles se retrouvent sur l’essentiel. Cinquante ans plus tard, Valeurs reste sur cette ligne. Sans pitié pour l’impéritie de François Hollande, l’hebdomadaire publie sur six pages, le 14 juillet dernier, un portrait élogieux et une interview du ministre socialiste de la Défense Jean-Yves Le Drian, alias « le Menhir », « le ministre le plus populaire du gouvernement ».

Mais s’il est important de rechercher un consensus national, il est parfois plus important encore de le refuser. Notamment quand celui-ci ne repose, en dernière analyse, que sur la faiblesse et l’irrésolution des uns et des autres.

Dans l’histoire la Ve République, Mai 1968 est le cas le mieux connu d’une telle inertie globale.

A court terme, c’est un fiasco pour la gauche, qui perd les élections législatives du mois suivant, et va perdre toutes les autres pendant treize ans, jusqu’en 1981. A court terme, toujours, ces événements n’ont aucune incidence sur l’économie : les « Trente Glorieuses », cette prospérité de longue durée, caractérisée à la fois par l’essor de la production, la hausse des salaires et le plein emploi, se poursuivent cinq ans de plus, jusqu’en 1973.

Mais sur le long terme, Mai 1968 prend un tout autre caractère. Le général de Gaulle, alors président de la République, comprend le premier qu’une révolution sociétale est en cours derrière la tentative – ou le simulacre – de révolution politique ou sociale.

Faute de mieux, il parle de « chienlit », c’est à dire de charivari généralisé. Le sociologue Edgar Morin, décrivant les événements à vif pour Le Monde, préfère évoquer une « révolution mythologique », c’est à dire à la fois un événement fantasmé et l’avènement des fantasmes. Les deux analyses se rejoignent : pour l’homme d’Etat comme pour l’universitaire, Mai 1968, en « interdisant d’interdire », fait paradoxalement de l’anomie, du rejet de toute règle, une règle suprême. De Gaulle parti, moins d’un an plus tard, personne, à quelques exceptions près (dont l’équipe de Valeurs) n’osera plus s’élever contre cette dérive. Ni la gauche, qui croit pouvoir prendre sa revanche en l’instrumentalisant. Ni la plus grande partie de la droite, qui croit désarmer ainsi la « révolte des jeunes ». Avec le temps, l’anomie devient une seconde nature. Ou une addiction.

Dans le Monde des Idées du 26 juillet dernier, Frédéric Encel, maître de conférences à SciencesPo cosigne avec Yves Lacoste, ancien professeur à Paris VIII et fondateur de la revue Hérodote, une tribune où ils appellent, face à la menace jihadiste, au « réenchantement de la Nation républicaine », à « se ressouder autour des mots, des valeurs et des symboles de la Nation et de la République ». Ils ont raison. Mais quand ces mots, ces valeurs, ces symboles, et jusqu’à l’idée même de Nation, ont-ils été « désenchantés », sinon en Mai 1968 – et dans le long « après-Mai » où gauche et droite ont également trempé ?

Autre faux consensus, aux conséquences non moins corrosives : la démission devant l’immigration de masse.

Tout commence en 1976, une année tranquille, sans grèves, manifestations, ou élections. Le 29 avril, le gouvernement – le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, le premier ministre, Chirac, le ministre du Travail, Michel Durafour – décide d’autoriser le regroupement familial au profit des travailleurs étrangers déjà installés en France. Une mesure présentée comme un compensation humanitaire à la suspension de l’immigration décrétée près de deux ans plus tôt, le 3 juillet 1974, en raison de la crise du pétrole et du ralentissement de l’activité économique.

Mais un « effet Serendip » – allant à l’encontre du but recherché – se déclenche immédiatement. On compte alors 1,2 million de travailleurs immigrés originaires du Maghreb. La moitié d’entre eux ont déjà une famille, qu’ils font venir en vertu des nouvelles dispositions : plusieurs centaines de milliers de femmes et d’enfants arrivent ainsi en France en quelques mois. A l’automne, les services sociaux, les logements sociaux et les écoles sont littéralement saturés dans la plupart des grandes agglomérations : Raymond Barre, qui a remplacé Chirac à Matignon le 3 août, annule le décret. Mais le Conseil d’Etat invalide cette contre-mesure. Toutes les tentatives ultérieures tendant à limiter ou réguler l’immigration, notamment sous le second gouvernement Chirac, en 1986-1988, cabinet d’incertaine cohabitation avec le président socialiste François Mitterrand, se solderont par des échecs.

Le regroupement va donc se poursuivre. Et s’amplifier : du simple regroupement d’une famille nucléaire déjà constituée on passe à l’admission de personnes « rattachées » à cette famille. Il est devenu aujourd’hui la principale source de l’immigration légale, et sans doute aussi d’une immigration clandestine périodiquement « amnistiée ». En 2010, l’immigration pour motif familial représentait 45 % des 194 000 entrées autorisées en France, et l’immigration économique 9 % seulement. Seule évolution, sur quarante ans : l’Afrique noire a remplacé le Maghreb comme origine principale des arrivants.

Les conséquences, Valeurs Actuelles n’a cessé de les évoquer. Aucun parti pris contre l’immigration en soi : « Tout immigré peut devenir Français, s’il aime la France et s’il s’y identifie », observe Bourgine en 1985. Mais comment nier les échecs – inévitables sans une immigration de masse – de l’« identification » à la France : et donc la montée d’un grave problème de « vivre-ensemble » ? Aujourd’hui, les trois quarts de l’opinion publique, y compris une majorité d’électeurs de gauche, en conviennent. Mais le sursaut ne s’est toujours pas produit.

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Troisième faux consensus, le refus de mener des réformes économiques drastiques : libéralisation, simplification, responsabilisation. L’équivalent, pour la France, des redressements opérés dans les années 1980 par les conservateurs Margaret Thatcher et Ronald Reagan en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, puis par le social-démocrate Gerhard Schröder en Allemagne, de 1998 à 2005. Elles sont nécessaires, chacun le sait. La gauche mitterrandienne et post-mitterandienne, il faut lui rendre cette justice, les a souvent esquissées, de Laurent Fabius à Dominique Strauss-Kahn, et de Pierre Bérégovoy à Emmanuel Macron, avant d’y renoncer par peur de perdre ses électeurs. Cela aurait donc été à la droite de les imposer, pour le bien commun. Or elle s’est dérobée elle aussi, à plusieurs reprises…

L’épisode de 1993 est sans doute le plus navrant à cet égard. Usure du pouvoir, contrecoup de la chute du communisme soviétique, en 1989-1991, et par implication de la dévaluation de toutes les idéologies marxistes ou étatistes : la gauche s’effondre cette année-là, tombant aux législatives des 21 et 28 mars de 300 sièges à 97. Pour la droite, au contraire, c’est un triomphe : de 242 sièges à 458. Soit, sur 575 sièges au total, 170 sièges de plus que la majorité absolue de 288 sièges.

Il n’y a eu que deux précédents à une telle Assemblée : la « Chambre introuvable » ultra-royaliste élue en août 1815, au début de la Seconde Restauration ; et la « Chambre bleu horizon », élue en novembre 1919. Dans les deux cas, le succès de la droite avait été écrasant, mais de courte durée. La Chambre introuvable avait été dissoute dès 1816 par le roi Louis XVIII lui-même, qui voulait disposer d’une majorité plus modérée et donc, en fait, plus docile. La Chambre bleu horizon s’était rapidement fragmentée en groupes rivaux ; une partie d’entre eux s’étaient alliés aux radicaux pour constituer une majorité centriste.

L’Assemblée nationale de 1993 va connaître un destin analogue. Rien ne l’empêche d’engager, aussitôt élue, toutes les réformes, économiques, sociales, sociétales, qu’elle a prévues : l’opinion est soit acquise, soit passive. Mais elle ne fait rien.

Un mauvais prétexte : Mitterrand, qui est toujours président, peut évidemment leur opposer son veto, comme il l’avait fait naguère à l’encontre de nombreuses mesures avancées par Chirac. Mais cette fois-ci, le rapport de forces est trop favorable à la droite, aussi bien numériquement que psychologiquement : passer outre, ce serait défier le suffrage universel et bientôt se retrouver dans la situation du maréchal de Mac-Mahon en 1877, sommé de « se soumettre ou se démettre ». Mitterrand, que la maladie mine, ne souhaite pas finir son double septennat – quatorze ans à la tête de l’Etat, la durée moyenne d’un règne sous l’Ancien Régime – de cette façon…

La véritable raison de l’inertie de 1993, c’est la faiblesse des individus.

Chirac, chef naturel de la droite, ne songe qu’à la « véritable échéance » : la présidentielle de 1995. Il a été deux fois premier ministre, face à deux présidents qui ne l’aimaient pas, Giscard d’Estaing et Mitterrand, et en a gardé un souvenir amer. En outre, il s’est persuadé qu’un premier ministre sortant ne peut pas gagner une présidentielle. Il préfère donc laisser Matignon à un « ami de trente ans », Edouard Balladur. Qui bien entendu décide d’être lui-même candidat, et juge plus prudent de gouverner a minima. Dès le mois de juin, Strauss-Kahn, le ministre de l’Industrie sortant, note dans Libération, non sans humour :

« Le nouveau gouvernement n’a aucune chance de réussir parce qu’il fait à peu près la même politique que nous, ce qui dénote une absence totale de réflexion. »

 

Chirac sera élu président en 1995. A la suite d’un retournement in extremis de l’électorat qui lui permet de coiffer Balladur au poteau. Mais l’opinion est déjà en train de repasser à gauche. Alain Juppé, nommé à Matignon, tente de faire les réformes éludées deux ans plus tôt : il est désarçonné par des grèves impitoyables. En 1997, Chirac dissout l’Assemblée nationale introuvable de 1993 : et se retrouve avec une majorité de gauche, dirigée par Lionel Jospin.

Mais ce ne sont pas seulement ses chances que la droite a gaspillées en 1993. C’est la capacité de réforme de l’ensemble de la classe politique, gauche comprise. Depuis vingt-trois ans, personne ne veut ou ne peut trancher le nœud gordien. Dernière victime en date de cette malédiction française : la socialiste Miriam El-Khomri, dont la « loi travail » est partie en lambeaux sous nos yeux.

Vingt-trois ans. C’est beaucoup. C’est trop. La France se ressaisira-t-elle ?

Bourgine aimait citer une phrase magnifique d’Antoine de Rivarol : « Les nations sont des vaisseaux mystérieux, dont les ancres sont au ciel ».

 

© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2016

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