Publié par Magali Marc le 16 avril 2017

Pour mieux saisir ce qui se joue entre Vladimir Poutine et Donald Trump, il faut prendre un peu de recul et mieux saisir la relation ambivalente que les Russes entretiennent avec leur passé et avec l’Occident.

On remarque l’absence de sentimentalisme chez Poutine, d’où le titre de cet essai tiré d’un film célèbre…

Face aux questions que se posent les lecteurs de Dreuz en ce qui concerne Vladimir Poutine et ses buts véritables, notamment en Syrie mais aussi en ce qui concerne ses rapports avec le Président Trump et ses visées envers les Islamistes, j’ai du faire quelques recherches. Je propose ici le fruit de mes lectures et de mes réflexions.

Le nationalisme russe

La composante la plus importante de l’idéologie poutiniste est le nationalisme accompagné d’anti-occidentalisme [qui aujourd’hui adore Poutine]

L’historien Walter Laqueur, auteur du livre «Putinism: Russia and Its Future With the West“* (2015) est un fin observateur de la Russie qui a pris la peine d’apprendre le russe.

Selon Laqueur, « …les Russes ont tendance à croire que la Russie ne peut exister que comme une grande puissance afin d’accomplir sa mission historique, de droit divin. Une Russie démocratique ne serait pas assez forte pour atteindre un statut de puissance majeure.

Après l’échec de l’Union soviétique, la Russie avait besoin d’un nouveau sens de sa mission, d’une nouvelle idée russe. C’est ce que Poutine a apporté. Bien qu’il n’y ait pas d’idéologie poutiniste élaborée, un document préparé par un groupe de réflexion établi par le politicien russe German Gref, en 1999, juste avant sa nomination en tant que ministre du Développement économique approuvée par Poutine, constituait une plate-forme pour les campagnes électorales de ce dernier. Ce document disait que la Russie traversait la plus grande crise de son histoire et que toutes ses ressources, politiques, économiques et morales devraient être mobilisées pour que le pays enfin uni puisse la surmonter. Le pays avait besoin de solidarité et surtout d’un État fort.

La composante la plus importante de l’idéologie poutiniste est le nationalisme accompagné d’anti-occidentalisme [qui maintenant adore Poutine]. Les origines de cet anti-occidentalisme intense ne sont pas tout à fait claires. L’anti-américanisme n’existait pas avant la guerre froide à un degré significatif. Mais d’un point de vue éminemment pratique, il s’agit de la nécessité pour le FSB, l’organisme qui a succédé au KGB, de justifier son existence, son budget et sa politique. Et Poutine est un homme dont la pensée a été forgée au sein du KGB. À moins que la Russie ne soit protégée contre ses ennemis dangereux, puissants et dévastateurs, le pays sera de nouveau détruit. D’où la nécessité de maintenir cet énorme et coûteux appareil de sécurité dirigé par la nouvelle aristocratie du pays.

L’absence d’institution démocratique et un gouvernement autoritaire

Texte de Christopher Caldwell (1), rédacteur en chef du Weekly Standard.

Selon les normes américaines, le respect de Poutine pour le processus démocratique est un peu juste. Il a réprimé des manifestations pacifiques. Des opposants politiques ont été arrêtés et emprisonnés tout au long de son règne. Certains ont même été assassinés –

  • Anna Politkovskaya, la correspondante de Tchechnie a été tuée par balle dans son appartement à Moscou en 2006 ;
  • Alexander Litvinenko, l’espion, a été empoisonné avec du polonium-210 à Londres quelques mois plus tard ;
  • le militant Boris Nemtsov, a été tué sur un pont à Moscou au début de 2015.

Alors que la preuve liant l’entourage de Poutine à ces meurtres est circonstancielle, elle mérite néanmoins un examen minutieux.

Lorsque Poutine a pris le pouvoir à l’hiver 1999-2000, son pays était sans défense. C’était la faillite. Il était l’otage des nouvelles élites kleptocrates, en collusion avec ses anciens rivaux impériaux, les Américains.

Poutine a changé cela. Au cours de la première décennie de ce siècle, il a fait ce que Kemal Atatürk avait fait en Turquie dans les années 1920. À partir d’un empire effondré, un État-nation a émergé auquel il a donné une cohérence et un but. Il a discipliné les ploutocrates de son pays. Il a restauré la force militaire.

En usant d’une rhétorique toujours plus émue, il a refusé d’accepter que la Russie joue un rôle subordonné dans un système mondial américain dirigé par des politiciens étrangers et des chefs d’entreprise. Ses électeurs le créditent d’avoir sauvé le pays.

Il y a deux choses avec lesquelles Poutine a retenu la loyauté des Russes : il mis au pas les milliardaires qui pillaient le pays et il a rétabli le prestige de la Russie à l’étranger.

La Russie conserve des éléments d’une kleptocratie basée sur le contrôle oligarchique des ressources naturelles. Mais il faut se rappeler que Poutine a hérité de cette kleptocratie. Il ne l’a pas créée.

L’accaparement des ressources naturelles de la Russie par des communistes reliés au KGB, qui se sont appelés hommes d’affaires, a été un moment tragique pour la Russie. C’était aussi un moment honteux pour l’Occident. Les politologues occidentaux ont occulté idéologiquement ce «transfert» en le présentant comme une «transition vers le capitalisme». Les entreprises occidentales, y compris les banques, ont fourni le financement.

J’insiste sur ce point. Les oligarques qui ont transformé la Russie en une ploutocratie armée en moins d’une demi-décennie à partir de la chute du communisme en 1991 se disaient capitalistes. Mais c’étaient surtout des hommes qui avaient été préparés pour devenir la prochaine génération de la nomenklatura communiste – des gens comme Boris Berezovsky, Vladimir Gusinsky et Mikhail Khodorkovsky. Ce sont ces personnes qui ont compris la portée et la nature des biens de l’État et contrôlaient les programmes de privatisation.

Ils avaient accès au financement occidental et ils étaient disposés à utiliser violence et intimidation. Lorsqu’ils ont pris le pouvoir comme prévu lors de leur formation en tant que futurs cadres communistes – ils ont agi en propriétaires, pas en bureaucrates. Étant donné que l’État possédait tout dans le régime communiste, ils se sont accaparé une immense fortune. Le règne de Boris Eltsine a été construit sur les fortunes de ces milliardaires, et vice-versa.

Khodorkovsky est récemment devenu un symbole de la mal-gouvernance de Poutine, car Poutine l’a emprisonné depuis dix ans. Le procès de Khodorkovsky ne s’est certainement pas déroulé en vertu des normes occidentales. Mais Khodorkovsky était parmi les «privatiseurs» les plus obscènes.

Dans sa récente biographie de Poutine, Steven Lee Myers, l’ancien correspondant de Moscou pour le New York Times, calcule que Khodorkovsky et ses collègues investisseurs ont payé 150 millions de dollars dans les années 1990 pour la principale unité de production de la compagnie pétrolière Yukos, qui était évaluée en 2004 à environ 20 milliards de dollars.

Autrement dit, ils ont acquis une part du produit essentiel de la Russie – son pétrole – pour moins de un pour cent de sa valeur.

Poutine a appelé ces investisseurs les « milliardaires enrichis par l’État». Il les a considérés comme des pilleurs de la Russie et il a cherché à faire rendre au pays ce qui lui avait été volé. Il a également compris que la Russie devait reprendre le contrôle de ses vastes réserves de pétrole et de gaz, dont une grande partie de l’Europe dépendait, parce que c’était le seul levier géopolitique qu’il lui restait.

Poutine a aussi rétabli la réputation de la Russie à l’étranger. Il est arrivé au pouvoir une décennie après que son pays ait subi une défaite de style Vietnam en Afghanistan. À la suite de cette défaite, les Russes n’avaient pas réussi à stopper un soulèvement islamiste sanglant en Tchétchénie. Et pire, ils ont été humiliés par les États-Unis et l’OTAN lors de la guerre en Serbie de 1999, lorsque l’administration Clinton a soutenu un mouvement d’indépendance nationaliste et islamiste au Kosovo.

C’était la dernière guerre durant laquelle les États-Unis se battaient du même côté qu’Osama Ben Laden. Les États-Unis se sont servi de cette opportunité pour remettre la Russie à son humble place dans l’ordre international, en la traitant comme une nuisance et une quantité négligeable.

Poutine est devenu président six mois après que Eltsine ait été poussé au démembrement de l’allié de la Russie, la Serbie. En entrant dans son bureau, Poutine a déclaré :

« Nous ne tolérerons aucune humiliation à la fierté nationale des Russes, ou toute menace à l’intégrité de notre pays ».

Ce délabrement de la position de la Russie qu’a représenté la guerre serbe est ce à quoi M. Poutine faisait allusion quand il a qualifié l’effondrement de l’Union Soviétique de « plus grande catastrophe géopolitique du siècle ».

Cette déclaration est souvent mal comprise ou mal interprétée : il ne voulait pas exprimer un désir de retourner au communisme.

Quand il a dit qu’il voulait rétablir la puissance de la Russie, par contre, c’était bien ainsi qu’il l’entendait.

Il a stoppé l’avancée militaire des armées islamistes en Tchétchénie et au Daghestan, et il a pris une ligne dure face au terrorisme – y compris la décision de ne pas négocier avec les preneurs d’otages, même en secret.

La deuxième campagne contre Poutine a été la tentative de l’administration sortante d’Obama de mettre en doute la légitimité de l’élection présidentielle de novembre dernier en impliquant que le gouvernement russe l’avait « piraté ».

C’est un épisode extraordinaire dans l’histoire de la manipulation de l’opinion publique.

Je ne revendiquerai certainement aucune expertise indépendante en matière de cyber-espionnage. Mais quiconque a lu la documentation publique sur laquelle reposent les revendications ne trouve que des spéculations, des arguments d’autorité et des tentatives de faire en sorte que la répétition tienne lieu de raisonnement logique.

À la mi-décembre, le New York Times a publié un article intitulé «Comment Moscou a dirigé une arme idéale contre les élections aux États-Unis». La plupart des affirmations dans l’article proviennent de sources administratives et d’employés de CrowdStrike, la société de cybersécurité engagée par les Démocrates pour enquêter sur un ordinateur piraté au Comité national démocratique (DNC).

Ils citent ceux qui ont assisté au comité secret anti-piratage du DNC, y compris la présidente du parti, Debbie Wasserman Schultz, et l’avocat du parti, Michael Sussmann. Ensuite, un rapport du Conseil national de renseignement que le gouvernement a publié en janvier a montré le cœur de l’affaire : plus de la moitié du rapport était consacré aux plaintes concernant le parti pris de RT, le réseau de télévision international du gouvernement russe.

Encore une fois, nous ne savons pas ce que savent les services de renseignement. Mais il n’y a pas de preuve publiquement disponible pour justifier que le sénateur de l’Arizona John McCain appelle ce que les Russes ont fait «un acte de guerre».

S’il y en avait, la discussion de la preuve aurait continué dans l’administration Trump, plutôt que de simplement s’évaporer une fois que les accusations avaient cessé d’être utiles en tant qu’arme politique.

(1) (Cet article est adapté à partir d’un discours prononcé le 15 février 2017, lors d’un séminaire national du Leadership Collège Hillsdale à Phoenix, en Arizona. Traduit par moi)

Conclusion

Selon Anthony Wilson-Smith (2), à ceux qui se préoccupent de savoir si ses ambitions comprennent la restauration de l’ancienne Union Soviétique, Poutine a répondu en 2010 avec cette phrase souvent citée depuis :

« Celui à qui l’Union soviétique ne manque pas, n’a pas de cœur. Celui qui en souhaite le retour n’a pas de cervelle ».

Poutine a insisté sur le fait qu’il veut simplement restaurer la fierté de la Russie et son rôle de premier plan sur la scène mondiale. Les Russes adorent ça. Poutine a le don de formuler des phrases dignes d’un film d’action hollywoodien.

Interrogé sur son point de vue concernant le terrorisme, il a répondu :

« Nous allons poursuivre les terroristes partout où ils se trouvent. S’ils sont dans un aéroport, nous irons dans l’aéroport. S’ils sont dans les toilettes, nous irons tirer la chasse d’eau. Affaire classée.»

Comme ses adversaires le savent, il ne plaisante pas.

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Selon Oleg Yegorov (3) (13 avril), la première visite diplomatique de Rex Tillerson, le secrétaire d’État américain, à Moscou, n’a pas entraîné de percée significative dans les relations bilatérales : il existe actuellement beaucoup de différences dans les approches des deux pays face à divers problèmes.

Avant la visite de Tillerson, les États-Unis et la Russie n’ont pas mâché leurs mots. Tillerson lui-même a demandé à Moscou de choisir son parti dans le conflit syrien. Le ministère russe des Affaires étrangères a répondu en disant qu’il ne sert à rien « de servir des ultimatums à la Russie ». Washington, à son tour, a publié un rapport alléguant que la Russie avait tenté de dissimuler la participation du gouvernement syrien à l’attaque chimique du 4 avril. Le porte-parole de Poutine, Dmitry Peskov, a rejeté ces allégations en les qualifiant de non fondées.

Un jour avant l’arrivée de Tillerson à Moscou, il n’était toujours pas clair s’il serait reçu par Poutine au Kremlin, en plus de la réunion prévue avec Lavrov. Toutefois, Poutine a finalement rencontré Tillerson le 12 avril.

Tillerson a réitéré que le régime du président Bashar al-Assad tire à sa fin et qu’il est de la responsabilité de la Russie de l’expliquer à son partenaire syrien. Lavrov, pour sa part, a remis en question l’efficacité de la guerre des États-Unis contre les islamistes de Jabhat al-Nusra :

« Le soupçon persiste qu’Al-Nusra a été épargné jusqu’ici dans la perspective de tenter, à un moment donné, de l’utiliser pour renverser Assad ».

Les point-de-vue des parties concernant ce qui s’est passé en Syrie le 4 avril diffèrent également. Washington est convaincu que l’attaque chimique a été organisée par Assad, alors que la Russie a donné aux autorités syriennes le bénéfice du doute, au moins jusqu’à ce que l’Organisation pour la Prohibition des armes chimiques ait publié son rapport.

(…) Lavrov a déclaré que la Russie est prête à réactiver le mémorandum avec les États-Unis pour prévenir les incidents et assurer la sécurité aérienne sur la Syrie (Moscou avait suspendu unilatéralement le mémorandum suite à l’attaque du 7 avril de la marine américaine sur une base de la Force aérienne syrienne). Le ministre russe a également annoncé qu’un groupe spécial représentant le ministère russe des Affaires étrangères et le Département d’État américain sera mis en place pour analyser les problèmes bilatéraux existants.

Timofey Bordachev, directeur du Centre d’Etudes Internationales Européennes et Internationales à l’École Supérieure d’Economie, est d’avis que les différences entre les nations sont trop importantes pour parler de progrès. En revanche, il croit qu’il y avait un côté de la visite de Tillerson qui doit avoir plu au Kremlin: « Pour la première fois depuis de nombreuses années, Washington n’a pas essayé d’intervenir dans les affaires intérieures russes. Tillerson n’a pas rencontré des représentants de l’opposition, sa visite était uniquement consacrée à la politique internationale.»

Bordachev est d’avis que l’Administration Trump est divisée sur l’attitude à avoir envers les Russes.

D’après moi, Trump a décidé de traiter avec Poutine sur un pied d’égalité et les Russes ont pris note de ce changement d’attitude. Ils ont aussi flanqué une sainte frousse aux Iraniens qui espéraient bien que les Américains et les Russes resteraient à couteaux tirés.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Magali Marc (@magalimarc15) pour Dreuz.info.

(2)Anthony Wilson-Smith, Ipolitics, 14 avril
(2) Russia Beyond the Headlines, 13 avril

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