Publié par Gaia - Dreuz le 8 juillet 2018

Valérie Toranian, rédactrice en chef de la Revue des Deux Mondes, aborde les sujets du féminisme et du politiquement correct. Elle s’inquiète d’une mise en danger de l’humour et de la liberté d’expression.

En couverture du dernier numéro de La Revues des deux mondes, la photo de Pierre Desproges et ce titre: «Femmes, juges, Noirs, étrangers, Dieu, homosexuel … Le rire est-il mort ?». Pourquoi cette une ? Le politiquement correct est-il de retour ?

Valérie Toranian.- L’insolence de Pierre Desproges, sa passion jubilatoire pour les mots, son esprit rabelaisien et voltairien, tellement français, ses calembours, son goût de l’absurde nous manquent. Pourrait-il se permettre aujourd’hui ses réquisitoires politiquement incorrects du Tribunal des flagrants délires sur une radio de service public? Il serait attaqué par des associations, surveillé par le CSA et lynché sur les réseaux sociaux. L’esprit de sérieux envahit tout. On peut être féministe (c’est mon cas) et rire des blagues sur les femmes quand elles sont drôles. Desproges osait tout mais il n’était jamais lourd ou vulgaire. Nous n’avons pas résisté au plaisir de publier soixante-cinq parmi les plaisanteries les plus incorrectes de Desproges, une lecture jouissive! On peut encore rire beaucoup en France et sur de nombreux sujets. Une nouvelle scène existe, pleine de talents.

Mais la scène se communautarise. Dans les stand-up, les Noirs peuvent faire sans problème des blagues de Noirs, les Arabes des blagues sur les Arabes, les Juifs sur les Juifs etc. Mais rire de tout et de tous est plus compliqué. L’humour est une arme contre la bêtise. L’humour juif est une parade des Juifs contre l’antisémitisme qui ridiculise les pires clichés antisémites pour désarmer la haine. Le witz anglais est une école de vie: Churchill devait convaincre la chambre des Lords de l’entrée en guerre en faisant vibrer la fibre patriotique mais aussi en amusant la galerie !

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Vous ouvrez ce numéro avec un grand entretien du dessinateur Riss qui a repris la direction de Charlie Hebdo après l’attentat. La liberté d’expression a-t-elle régressé depuis la marche du 11 janvier en soutien aux journalistes de l’hebdomadaire satirique ?

Riss a repris avec courage le flambeau de Charlie Hebdo après la tuerie islamiste de janvier 2015. Il incarne aujourd’hui quelque chose de très fort, un esprit de résistance, la presse debout. Il nous explique dans cet entretien la complexité de son métier de dessinateur. Aujourd’hui les tribunaux protègent encore la liberté d’expression mais sont de plus en plus confrontés au «droit à la sensibilité», une notion qui oblige à reconnaître l’offense faite à un tiers en fonction de critères totalement subjectifs. Ce sont des pièges habiles et dangereux mis en travers de la liberté d’expression. Au nom des victimes ou de ceux qui se sentent offensés, doit-on se contraindre, s’autocensurer? Après les attentats de Charlie on a découvert qu’une partie importante de la population «n’était pas Charlie». Mais «être Charlie» ne signifie pas adhérer à tout ce qu’écrit ou dessine Charlie, mais se battre pour que Charlie Hebdo ait le droit de s’exprimer. Ce droit régresse, y compris hélas chez les jeunes, qui jugent qu’on n’a pas le droit de rire de tout, que certains sujets sont sacrés, tabous, que «Charlie Hebdo l’a bien cherché». C’est la tentation radicale d’une partie de la jeunesse récemment mise en avant dans une étude du CNRS. C’est inquiétant. Les islamo-gauchistes qui remettent en question la liberté d’expression de Charlie sous prétexte de se mettre du côté des «musulmans» sont des pousse-au-crime dangereux. Ils sont en première ligne dans le débat d’idées. Qui se bat aujourd’hui face à eux? Sommes-nous prêts à défendre ce principe fondamental de la liberté d’expression ? C’est la question importante que pose Riss.

Comment expliquez-vous cette régression ?

La montée en puissance des droits individuels a sanctuarisé la différence et a détourné de leur sens originel des valeurs qui nous semblaient évidentes. «Liberté, égalité, laïcité»: chacun propose sa définition et détruit ce que la République a patiemment tissé pendant des décennies. Le repli identitaire et communautaire est une réalité. L’islam politique est très influent dans le débat sociétal même si je pense que la majorité des musulmans ne se sentent pas en rupture avec la République et espèrent au contraire qu’elle va les protéger des extrêmes. Mais ceux qui prônent la communautarisation à l’anglo-saxonne ont le vent en poupe actuellement. Le postmodernisme et le libéralisme politique s’en accommodent fort bien. C’est la matrice dont est issu Emmanuel Macron.

En tant que féministe, ne trouvez-vous pas que nombre de ces dernières ont perdu le sens de l’humour ?

Tous les idéologues de tous bords ont par définition un sens de l’humour limité. À droite comme à gauche. Chez les féministes comme chez les culs-bénits. Je ne me reconnais pas dans ces extrêmes mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. On a besoin du féminisme.

Priver Tex d’émission va-t-il vraiment faire évoluer la cause des femmes ?

Bien sûr que non ! Ce qui la fera évoluer c’est d’avoir de plus en plus de femmes chez les humoristes, les créateurs, les réalisatrices, les écrivains, les auteurs de BD etc. Pour que chacune s’exprime et rende compte de l’évolution des mentalités, des univers, de l’humour, des angoisses qui traversent notre époque.

Votre dernier roman, publié chez Flammarion, s’intitule Une fille bien. Qu’est-ce qu’une fille bien au XXIe siècle ?

Une fille qui essaye de garder le cap ! Ce livre raconte l’histoire d’une femme qui retrouve son journal d’enfance. Il est plein d’allusions mystérieuses à ce qui pourrait ressembler à une relation avec un homme plus âge lorsqu’elle avait douze ans. Sauf qu’elle ne s’en souvient plus du tout. Elle soupçonne même ce journal d’être truffé d’histoires imaginaires. Mais peu importe. Tout son entourage s’en mêle. Entre ceux qui veulent faire d’elle une victime et ceux qui projettent sur elle leurs propres fantasmes, la voilà prise dans un tourbillon qu’elle ne maîtrise plus. C’est surtout une comédie pleine de rebondissements cocasses sur les femmes, leurs incohérences, leurs contradictions, leur sens de la fraternité, l’amitié, la solidarité. J’en ai côtoyé beaucoup quand je dirigeais ELLE et j’ai une grande tendresse pour ces personnages féminins perpétuellement tiraillés par l’époque.

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Avec le recul, quel bilan tirez-vous du «phénomène» #BalanceTonPorc. Libération de la parole des femmes ou lynchage numérique?

La libération de la parole des femmes est une avancée incontestable. Témoigner contre les comportements inadmissibles qui ont toujours cours est une nécessité. Transformer Twitter en tribunal n’est pas un progrès à mon sens. Mais les réseaux sociaux sont le mode d’expression des nouvelles générations. Et il n’y a pas que du lynchage, loin de là. Ce sont des moments de vie, des situations, des interrogations qu’on partage. C’est de la matière brute contemporaine. C’est aussi un miroir déformant, grossissant. Et un foyer de haines. Attention, les réseaux sociaux ne sont pas le reflet de tous.

Avec Élisabeth Badinter, vous défendez un féminisme universaliste et laïque. Que vous inspire le néoféminisme différentialiste?

Je ne partage pas la vision intersectionnelle, racisée, ethnicisée du féminisme. Je ne pense pas que le féminisme islamique soit fidèle au féminisme, quand celles qui le revendiquent intègrent des codes de «modestie», d’effacement par rapport à l’homme, de non visibilité et d’infériorité. Je ne pense pas qu’une femme musulmane doive se contenter de moins de droits qu’une femme occidentale «parce que c’est sa culture». Je ne pense pas que la liberté des femmes et le féminisme soient des valeurs occidentales et néocoloniales qu’on voudrait imposer aux femmes non-occidentales contre leur gré. Partout dans le monde, des femmes ont des rêves d’égalité et de liberté. Ce sont des valeurs universelles. Le chemin est long et difficile et chacune dans son pays doit se saisir du combat avec ses propres armes, son agenda, ses intuitions. En France, certaines jeunes femmes musulmanes sont prises dans un conflit de loyauté par rapport à leur communauté. Elles ne veulent pas critiquer ouvertement des formes de régression, de pression, parce qu’elles ont l’impression de «trahir». De faire le jeu des racistes. Ce n’est pas facile. La confusion entre racisme et critique de la religion ou de l’islam politique est hélas permanente. Y compris dans les médias. Mais plus nous cloisonnerons les combats, plus nous insisterons sur les différences, plus le féminisme régressera au profit du repli identitaire. Et les femmes seront perdantes au final…

Votre attachement au modèle républicain s’explique-t-il en partie par votre parcours de petite fille d’immigrée?

Bien sûr. Mon nom de famille était imprononçable. Chez ma grand-mère paternelle on mangeait arménien et on ne parlait pas français mais à l’école tout s’effaçait sans qu’il y ait besoin non plus de renoncer à ce qu’on était. Les racines, les cultures, la religion étaient des affaires privées. Chez moi, l’école était vénérée, les professeurs respectés. Mes grands-parents paternels étaient des rescapés du génocide arménien qui ont fui la Turquie. Ils ne voulaient qu’une chose, que leur enfant s’intègre dans son nouveau pays. Je suis française grâce à Victor Hugo, à la langue et la littérature. Je suis européenne grâce à Homère à l’Iliade et l’Odyssée. Cosette et Ulysse étaient mes héros d’enfance. Et mes racines arméniennes sont présentes sans que cela n’interfère avec aucune de mes convictions républicaines. Nous sommes chacun constitué de mille identités.

À vos débuts à la Revue des deux Mondes, certains vous ont accusé de durcir la ligne de cette institution. Certains ont parlé de «tournant réactionnaire». Trois ans après, les chiffres vous donnent raison…

Ça veut dire quoi «réactionnaire»? Les républicains de gauche sont désormais taxés de «réactionnaires». Si être réactionnaire c’est pointer l’effondrement de l’école, la montée du communautarisme et parler du nouvel antisémitisme alors nous sommes beaucoup à être réactionnaires… Ceux qui parlent de tournant réactionnaire sont des grincheux qui s’agacent que la revue ne soit pas politiquement correcte et aborde frontalement des sujets qui font débat. Nous accueillons dans nos colonnes des personnalités très différentes, pour que les points de vue du lecteur s’enrichissent. Le lecteur n’a pas besoin de catéchisme, il est suffisamment intelligent pour se faire sa propre opinion. Depuis trois ans que nous avons adopté cette nouvelle ligne éditoriale la revue a triplé ses ventes. Et avec ce numéro sur Desproges, d’après nos estimations, nous allons probablement les multiplier par cinq! Cela prouve que nous répondons à une attente: les lecteurs sont prêts à payer l’exigence, la qualité, l’ouverture, la réflexion et l’approfondissement sur des problématiques qui les intéressent.

Comment expliquez-vous ce renouveau de l’intérêt du grand public pour le débat d’idées?

L’époque est pleine d’incertitudes, de changements, de révolutions profondes comme celle du numérique qui modifient considérablement l’économie et nos comportements. Le modèle de société que nous connaissions est mis à mal. Mais c’est aussi une époque foisonnante d’idées, de défis à relever, avec des grands penseurs, des philosophes exceptionnels, des voix fortes que l’on peut mettre à contribution. Une aubaine quand on dirige une Revue!

Source : Lefigarovox

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