Publié par Dreuz Info le 29 juillet 2018

Dans Tu seras si jolie, Pierre Rehov aborde la question de l’individualisme dans nos sociétés occidentales à travers, notamment, le personnage d’un jeune djihadiste. Le reporter, qui s’est inspiré de témoignages réels, y décrypte avec force les ressorts profonds du phénomène de radicalisation.

Votre roman conjugue le parcours d’une jeune femme victime de l’importance de l’image dans notre société et d’un homme endoctriné par l’islam radical. Pourquoi mêler ces deux destins?

Lorsque j’ai envisagé d’écrire Tu seras si jolie… je voulais seulement suivre l’évolution d’une jeune femme plutôt quelconque physiquement mais raffinée sur le plan intellectuel et assez bien dans sa peau qui devient progressivement belle selon les critères actuels grâce à une émission de télé réalité. J’ai vécu assez longtemps aux USA où la question de l’image est assenée médiatiquement jusqu’à ce qu’il paraisse impossible de trouver le bonheur faute de ressembler aux standards d’Hollywood, et j’ai été fasciné, et d’une certaine manière choqué, par des émissions telles qu’«Extrême Relooking» qui proposent de vous remodeler entièrement. Les Américains sont passés experts en contenus émotionnels surfant sur la plus grande banalité et ce show, qui a un succès colossal, permet à des jeunes femmes choisies pour leur physique ingrat parmi des dizaines de milliers de candidates, de changer radicalement leur apparence. Ce projet littéraire était accompagné d’un cri de révolte plutôt féministe contre la tyrannie mercantile de l’apparence. Mais c’était compter sans l’actualité car il a été conçu au moment des attentats du Bataclan, de l’hyper Casher, et entrepris pendant celui de Nice. De plus, je vis désormais en Israël, où la lutte contre le terrorisme fait partie du quotidien. Partant de mon expérience de reporter ayant eu la rare opportunité d’interviewer des dizaines de terroristes islamistes à Gaza, dans les prisons israéliennes et en Irak, je pensais pouvoir répondre partiellement à une question obsédante qui revient après chaque attaque: «Pourquoi font-ils cela? Comment un jeune, intégré dans une société libre et prospère, peut-il se laisser endoctriner, décider de rejoindre Daesh, et se sacrifier en emportant avec lui le plus grand nombre possible d’innocents». Parmi les points communs les plus évidents entre ces jeunes candidats au terrorisme suicide on trouve une immense frustration sexuelle et une notion de l’honneur basée sur le comportement de la femme, considérée comme une tentatrice et destinée à mettre la foi de l’homme à l’épreuve. C’est pour cela qu’elle doit être cachée, soumise à la volonté des membres masculins de sa famille et, comme souvent dans les sociétés patriarcales, ce comportement névrotique s’inscrit dans un contexte socioreligieux omniprésent que tous acceptent, quel que soit le sexe. Il m’a donc paru évident de créer un deuxième personnage, miroir inversé du premier, pour dénoncer les excès de deux civilisations en conflit où le rôle de la femme est diamétralement opposé. C’est ainsi que, dans mon roman, est né Faouzi.

Le personnage d’Emma accepte de participer à une émission de téléréalité qui transforme des candidates au physique désavantageux en des icônes de beauté par la chirurgie esthétique. Sommes-nous dans le vraisemblable ou dans la science-fiction?

Les émissions de télévision américaines qui m’ont inspiré ne vont peut-être pas aussi loin que celle inventée pour les besoins du roman mais lui ressemblent. Nous ne sommes pas dans la science-fiction, mais toutefois dans le vraisemblable car la chirurgie et la médecine esthétique sont capables aujourd’hui de procéder à de vrais miracles. Les chirurgiens remplacent des visages entiers pour redonner une apparence acceptable à des victimes d’accidents totalement défigurées. On rafistole le corps humain dans tous les sens et nous ne sommes qu’au début d’une science dont les limites reculent en permanence. Le personnage d’Emma a la particularité d’avoir une apparence modelable car, si elle n’est pas très belle, elle n’est pas non plus d’une laideur repoussante. Ce qui lui arrive reste donc dans le domaine du possible. Cela ne m’a pas empêché de prendre du recul et de mettre beaucoup d’humour dans cette partie du roman, tandis que j’emploie un ton plus grave à mesure que se développe le récit.

Le personnage de Faouzi est endoctriné par des prédicateurs islamistes. Puisque vous avez vous-même travaillé sur les psychopathologies terroristes, ce personnage est-il inspiré d’une de vos rencontres?

Je dirais que Faouzi est une synthèse de plusieurs rencontres transposée au cœur de la société française. Les terroristes palestiniens avec lesquels j’ai passé le plus de temps avaient précédemment été intégrés, par le travail, dans la société israélienne. Au-delà de la propagande qu’ils se sentent obligés de déverser au début de chaque interview, leur conviction est qu’ils doivent rejeter toute forme de liberté à l’occidentale sous peine d’être condamnés à l’enfer éternel. Comment tolérer la présence de jeunes filles en bikini sur les plages ou pire, en uniforme de soldat, quand on est convaincu qu’elles sont envoyées par le diable pour détourner le vrai croyant d’une spiritualité légiférée et orchestrée depuis des siècles? Et puis, viennent les confidences sur leur enfance, leurs rêves échoués, la violence dont certains ont pu être victimes avant l’adolescence et tout à coup se forme un portrait individuel qui tend au stéréotype tant il est répétitif. Dans mon roman, Faouzi a été traumatisé par la mort de sa mère, intervenue au moment où il allait connaître sa première expérience sexuelle. De même que plusieurs garçons du même âge rencontrés dans les prisons israéliennes, il est à la fois terrifié et fasciné par la mort mais ne comprend pas qu’un être cher ait pu lui être arraché. Comme beaucoup, il tente de trouver une explication non rationnelle à un phénomène qui habite le quotidien de l’humain et c’est le point de départ d’une superstition sur laquelle des êtres mauvais avec un but précis vont pouvoir s’appuyer pour le radicaliser. Il y a, dans l’islamisme combattant, une connaissance profonde des faiblesses humaines et les organisateurs de djihad ne choisissent pas leurs cibles au hasard. Ils savent très bien qui est à même de se laisser convaincre de sacrifier sa propre vie au profit d’un destin plus grand… dont il reste à apporter la preuve.

Au-delà de l’endoctrinement, quels sont selon vous les ressorts du passage à l’acte et du sacrifice de soi pour un terroriste?

À l’origine du sacrifice de soi, il y a la détestation de la chair car elle est temporaire et putride. Sa propre chair, et celle des autres. Vous avez à faire, le plus souvent, à des jeunes gens en pleine ébullition des sens à un âge où, dans nos sociétés, on flirte, on emmène sa compagne au restaurant, au cinéma, où l’on fait l’apprentissage de la tendresse et où l’on connaît sa, ou ses, premières expériences sexuelles. Mais dans d’autres systèmes culturels, tout est organisé pour contrôler la libido, considérée comme une pulsion diabolique à moins d’être ritualisée et codifiée. L’amour est interdit en dehors du mariage, souvent organisé et imposé par la famille. De là naît un mécanisme d’angoisse insupportable qui conduit le djihadiste à vouloir mourir par peur de la mort. Une formulation qui n’est pas si contradictoire quand on veut bien considérer que cette peur est avant tout celle d’un inconnu absolu tandis que les religions rassurent en apportant des explications liées un comportement sacrificiel. «Faites exactement tel qu’il est indiqué dans notre interprétation des textes sacrés et vous aurez droit à la vie éternelle dans un environnement sublime» Ce n’est pas nouveau. Toute eschatologie promeut le sacrifice d’Eros à Thanatos, car pour obtenir la grâce du ciel, de Dieu ou des dieux, il suffirait de se livrer à certains rituels, mais surtout d’être capable d’immoler nombre de plaisirs, celui de la chair ayant toujours été le plus grand et le plus satisfaisant.

Un jeune djihadiste m’a confié «Au moment de mettre la ceinture explosive, je me suis senti l’homme le plus fort de la terre». Il était tout petit de taille, et plutôt malingre tandis qu’une jeune femme, condamnée à la réclusion perpétuelle pour avoir organisé un attentat terroriste à Jérusalem dans lequel un vieux monsieur et deux enfants ont perdu la vie le jour de la fête des mères, m’a expliqué qu’au moment de se faire exploser «le martyr éprouve tellement de plaisir que même une fois au paradis il voudrait redescendre sur terre, pour recommencer, encore et encore». Il ne fait aucun doute qu’elle décrivait un orgasme. Vous avez donc là des jeunes gens en plein développement de leur libido, qui abhorrent l’idée d’avoir une relation sexuelle et qui se sont laissés convaincre de «faire le bien pour leur cause» en contrepartie d’une promesse de plaisir éternel. Quand vous apprenez, de leur propre aveu, que «faire le bien» signifie tuer le plus grand nombre possible de non musulmans, vous comprenez que ce ne sont pas des êtres fondamentalement mauvais, mais que leur ligne entre le bien et le mal a été décalée, déformée par lavage de cerveau. D’où la conclusion d’un de mes jeunes djihadistes: «Ma mère aurait été fière d’apprendre que je me suis sacrifié, et heureuse de savoir que je suis au paradis. Dans ma vie, je n’ai jamais fait le mal, jamais bu d’alcool, jamais touché ni convoité une fille». Voilà exactement le mécanisme profond auquel nous faisons face et qui entraîne tant de morts et de souffrances aujourd’hui. La haine est codifiée tandis que la certitude de connaître la vérité absolue conduit à une forme de folie.

En effet le personnage de Faouzi est rebuté par le monde de l’argent et de l’égoïsme et en appelle à «regarder le ciel et imaginer le nombre d’étoiles qui tournent autour de la planète» (p.194), ce qui l’amène à embrasser le djihadisme. Est-ce aussi un besoin de transcendance qui motive ce type de comportement?

Faouzi est un personnage complexe qui, contrairement aux autres membres de sa famille, très intégrés dans la société française, a toujours été attiré par la religion. La peur de la mort qui se réveille en lui au moment du décès de sa mère l’entraîne à poser des questions auxquelles personne dans son entourage immédiat n’a de réponse.

Il va donc trouver refuge dans la foi. C’est un réflexe classique auquel personne, même le plus athée d’entre nous, n’échappe dans des circonstances dramatiques. Le monde dans lequel nous vivons est absurde, injuste et certains ont pu écrire que Dieu était mort à Auschwitz. Mais Faouzi n’a pas ce problème car, pour le nouvel entourage auquel il se réfère, Auschwitz est un mythe. Je n’ai pas voulu développer cet aspect politico-religieux en créant son personnage, car il était important de ne pas tomber dans les pièges de la caricature. Son approche de la transcendance est multiple, née d’un rejet de la société matérialiste, ce qui est de son âge, d’une volonté d’échapper à l’absurdité d’une vie sans but supérieur et d’une angoisse insupportable qui le conduit également à tomber dans l’addiction, poussé par ses mentors. Au départ, c’est un garçon tourmenté mais pur. La conviction est souvent ce qui fait la différence entre un criminel psychopathe et un terroriste.

À travers le destin de vos deux personnages principaux, vous semblez avoir voulu montrer les liens entre islamisation et société de consommation occidentale. Mais le problème du radicalisme existe également dans les pays arabes qui restent de sociétés traditionnelles… L’islamisation n’est-il pas aussi un phénomène propre qui obéit à ses propres ressorts?

Évidemment, l’islamisation est un phénomène qui obéît à ses propres ressorts. Mais il faut distinguer l’objectif et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Les islamistes ont une volonté prosélyte qui se décompose en deux phases: la conversion par la persuasion ou par la force. En Irak, j’ai pu poser une question importante à un membre d’Al Qaida: puisque vous estimez que vous appartenez à une religion de paix, d’amour et de compassion, comment justifiez-vous une telle violence au nom de l’Islam? Sa réponse fut sans équivoque. L’islam est la seule vraie religion, nous appelons tous les humains à nous rejoindre. Ceux qui refusent nous agressent par leur rejet, et le djihad est la seule réponse possible à cette agression. Je reviens encore une fois sur ma tentative d’explication plutôt freudienne que sociopolitique. Une société qui refuse la liberté individuelle aux femmes, car celles-ci représentent un danger spirituel, ne peuvent accepter l’existence d’une civilisation dans laquelle les mâles ont perdu tout contrôle de leurs compagnes. Les djihadistes se considèrent comme les guerriers de leur Dieu, destinés à porter la bonne parole, c’est-à-dire celle inscrite dans le Coran et les hadiths. Et ces textes religieux codifient le comportement du croyant dans tous les aspects de sa vie. Bien qu’il ne soit inscrit nulle part qu’une femme doive porter le voile ou se baigner en burkini, ce sont des rituels qui ont été mis en place pour préserver la suprématie de l’homme sur la femme, afin qu’elle ne porte pas atteinte à son honneur ni, surtout, à sa spiritualité. Curieusement, le terrorisme islamique est une forme de nihilisme, alors que par définition le nihilisme s’oppose aux religions. Pour avoir lu Huntington, je crois fortement à sa théorie sur le choc des civilisations. Celui-ci a plusieurs racines, très complexes, mais on passe trop souvent à côté de l’individu pour le fondre dans la masse. Or du côté islamiste cet individu, ce djihadiste, ce terroriste souffre d’un niveau de frustration qui, dans nos sociétés, peut fabriquer des psychopathes.

J’ai comparé mon expérience de terrain avec celles de deux amis, l’un, le docteur Weilner, psychiatre légiste auprès de la police new-yorkaise et Bill Hagmaïer, un ancien agent du FBI, spécialiste du comportement qui a accompagné Ted Bundy dans ses derniers moments. Nous sommes arrivés à la conclusion que l’instrumentalisation des frustrations est un facteur déterminant dans le passage à l’acte des terroristes suicidaires, de la même manière que les psychoses conduisant à la criminalité trouvent souvent leur origine dans un mécanisme similaire, mais fortuit et non orchestré.

Source : Lefigaro

Tu seras si jolie, de Pierre Rehov

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