Publié par Gaia - Dreuz le 15 août 2018

Soit l’on se penche enfin sur le problème institutionnel de la France vis-à-vis des femmes voilées, soit l’on continue à jeter l’opprobre sur l’ensemble des lanceurs d’alertes sans jamais corriger des politiques dont le caractère discriminatoire a été prouvé.

Un collectif de 100 femmes européennes, dont je fais partie, a récemment publié une tribune dénonçant les discriminations dans l’emploi auxquelles font face les musulmanes en Europe. De Boulevard Voltaire à Marianne, en passant par Printemps Républicains, les « arguments » de ripostes sont les mêmes : fallacieux, essentialistes et balayant du revers de la main les préoccupations réelles et le travail rigoureux des signataires de la tribune.

En tête de file, un article de Marianne se posant en défenseur d’une laïcité française qui se verrait attaquée de tous bords par ce collectif de femmes. Cet article est intéressant à analyser dans la mesure où il reprend des arguments vus et revus – et désormais caractéristiques d’une certaine frange de la classe politique et intellectuelle française dès lors qu’il s’agit d’islamophobie et de l’inclusion des musulmans de France.

Dès les premières lignes, l’article donne le ton : « Sous couvert de lutte contre la discrimination et pour ‘’l’égalité des genres’’, un manifeste […] accuse la neutralité religieuse d’être un faux-nez pour discriminer les femmes musulmanes ». Comme si ces femmes musulmanes ne pouvaient pas militer pour l’égalité des genres et que pourfendre la neutralité religieuse était le réel objectif de la tribune.

Ces citoyennes européennes sont, dans l’imaginaire du journaliste de Marianne, non pas des citoyennes exerçant un droit de parole, mais plutôt un collectif aux intentions douteuses qui agirait sous couvert afin de faire avancer son programme. Cette théorie du complot à peine masquée dénue ces femmes de leurs agency, leur déniant leur droit de vouloir militer pour une égalité des genres qui dépasse le cadre de compréhension de l’auteur et, par extension, de nombreuses autres personnes en France.

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Cette vision monolithique des femmes musulmanes, qui seraient soit soumises et opprimées, soit des militantes poursuivant des objectifs politiques cachés, est, au mieux, une vision ignorante de la pluralité de ces femmes, au pire, une représentation sexiste et réductrice.
Une neutralité à géométrie variable ?

L’auteur s’attelle ensuite à nous expliquer qu’à travers cette tribune, un nouveau pas est franchi alors même qu’on « attaquerait frontalement un pilier de la loi de 1905 : la neutralité de l’État face aux religions ». Cela interpelle : alors que mes cosignataires et moi réitérons que le principe de neutralité demeure essentiel dans nos sociétés, nous ne voyons pas l’auteur et ses semblables s’indigner de la neutralité à deux vitesses qui existe en France.

N’est-ce pas, en effet, un manque de neutralité que l’État soit appelé à faire de l’ingérence dès qu’il s’agit d’islam et des musulmans ? Où est l’indignation des défenseurs de la neutralité religieuse lorsque Emmanuel Macron veut restructurer l’islam de France ou que certains maires prennent sur eux de faire interdire les burkinis sur leurs plages ?

Nous tenons bien évidemment à la neutralité religieuse, ce pilier de la loi de 1905 qui protège en réalité les minorités religieuses. Mais l’hypocrisie de ceux qui se font les chantres de la neutralité religieuse lorsqu’un signe religieux leur déplaît (et on parle là évidemment du voile), mais qui se taisent lorsque celle-ci n’est pas appliquée de manière égale, est symptomatique d’une islamophobie structurelle en France, par ailleurs démontrée par de nombreux rapports et travaux académiques.

Qu’est-ce que la neutralité religieuse prônée par Marianne quand est précisé dans l’article qu’« une croix chrétienne trop visible »n’est pas permise, sous-entendant qu’une croix de taille normale l’est ? S’agit-il réellement de neutralité lorsque l’on permet de faire des accommodements pour certains symboles religieux, car jugés culturellement acceptables ?

L’éditorialiste de Marianne dénonce en outre les critiques des lois de 2004 (sur le port de signes religieux ostensibles à l’école) et de l’interdiction de la burqa décidée en 2010. Or, le principe même d’une loi est qu’elle n’est pas immuable, et c’est bien là le rôle de la société civile que de s’exprimer par rapport à celle-ci, d’autant plus quand ses membres sont des victimes directes de lois discriminantes.

Pourquoi ces 100 femmes, citoyennes européennes, n’auraient-elles pas le droit d’être critiques vis-à-vis d’une loi ou décision de justice, telle que celle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJEU) de mars 2017 statuant que c’est à l’entreprise de déterminer si oui ou non elle accepte les signes religieux, et l’autorisant à reléguer les femmes musulmanes voilées à des rôles sans contact avec le client.

Avant cette décision, il était considéré comme illégal et discriminatoire en France qu’un employeur privé refuse d’employer une femme voilée – constat d’autant plus acerbe que l’on sait, d’après un rapport de 2014, que seulement 1 % de femmes voilées reçoivent une réponse positive de la part d’employeurs potentiels après l’envoi de leur CV avec photo.

Alors que la nature discriminatoire de cette situation était bel et bien établie, la décision de la CJEU est venue fournir des dispositions permettant aux employeurs de continuer à faire preuve de discrimination contre cette frange de la société française. À ce titre, et à juste titre, il est bien naturel que mes cosignataires et moi soyons critiques de cette décision qui, à défaut de prôner la neutralité, vient statuer sur une situation qui vise presque exclusivement les femmes voilées.

Des femmes portant le voile islamique défilent, le 21 décembre 2003 ‡ Paris, lors d’une manifestation organisée à l’appel d’associations musulmanes pour “la défense du voile pour les femmes” et pour protester contre une loi qui interdirait le port du voile à l’école.

Ces questions de neutralité ne se posaient pas avant que les femmes musulmanes voilées ne deviennent plus visibles sur le marché du travail. Que justifie alors ce besoin de « neutralité » soudain dès lors qu’il est question d’identité religieuse ?

On nous dit que certaines femmes acceptent volontiers d’enlever leur voile au travail, mais le problème réside dans le fait même de demander une telle chose. Demander à une musulmane de retirer son voile pour pouvoir travailler, ou refuser d’embaucher une femme parce que l’on ne veut pas que sa religiosité « trop visible » nuise à l’entreprise, remet non seulement en question les libertés fondamentales de conscience et de culte, mais ouvre aussi la porte à une discrimination directe des musulmanes qui choisissent de se voiler.

La décision de la CJEU, que mes cosignataires et moi critiquons, ne choque apparemment pas grand monde, pourtant, si l’on place les choses différemment, on aurait une réaction tout autre.

Si nous prenons l’exemple d’un employeur en affaire avec des pays du Golfe conservateurs qui refuse d’embaucher un homosexuel sous prétexte que ça nuira à l’image de marque de son entreprise auprès de ses clients du Golfe, ou pire encore, qu’il demande à l’employé en question de masquer son homosexualité, le verdict dans ce cas sera clair, et à juste titre d’ailleurs : c’est un cas flagrant de discrimination. Pourquoi ce qui semble évident pour ce cas ne l’est plus pour l’autre ?
Une vision identitaire du modèle français

L’autre critique récurrente est l’accusation de vouloir importer le système anglo-saxon du multiculturalisme en France. Cet argument relève d’une forme d’hypocrisie tant il est uniquement utilisé sur les questions d’intégration.

En effet, depuis toujours en France, nous entendons ces mêmes élites qui, lorsqu’il s’agit de parler de politique industrielle, vante le modèle allemand, ou bien font l’éloge des pays nordiques en matière de politiques sociales et éducatives. La France a toujours cherché les meilleurs modèles existant chez ses voisins pour les adapter aux siens s’ils apportent les preuves de leur efficacité.

En revanche, lorsqu’il s’agit du traitement des minorités, on rejette toute idée ou politique publique venant des autres pays, a fortiori anglo-saxons ; c’est le modèle français qui doit prévaloir, si tant est qu’il existe un modèle français.

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Cet argument est doublement erroné en ce sens que la conception même de cette « laïcité à la française » est en réalité loin des préceptes de la laïcité enseignés par les spécialistes Jean Baubérot ou Jean Boussinesq. Il y a en France un débat, une pluralité de la vision de la laïcité, que certains ne veulent même plus voir.

De plus, dans de nombreuses tribunes qui dénoncent la volonté d’imposer un « soi-disant modèle anglo-saxon », on ne défend pas le modèle français parce que l’on juge qu’il est meilleur ou plus efficace, mais simplement parce qu’il est français. En plus d’empêcher l’esprit critique et la réflexion sur l’efficacité de ce modèle, ce raisonnement est ironiquement identitaire tout en nous accusant de l’être.

L’assimilation à la française, une politique communautariste ?

La tribune que nous avons écrite et signée ne répondait en aucun cas à la volonté d’imposer le modèle anglo-saxon à la France ou encore de préconiser le modèle multiculturel au profit du modèle assimilationniste français. Au contraire, la critique que nous faisons aux politiques publiques, c’est le refus d’assimiler les femmes musulmanes qui décident de porter le voile.

On entend là, par assimilation, une intégration plus poussée, où l’on ne voit plus de distinction entre la population locale et les immigrés ou leurs descendants. La plupart des sociologies évaluent le degré d’intégration par la maîtrise de la langue en premier lieu, puis par l’intégration sociale, notamment l’accès au marché du travail.

En France, en revanche, une femme voilée est cantonnée à rester une femme voilée, portant avec elle tous ses stéréotypes.

On ne peut parler d’assimilation lorsque dans le marché du travail, loin d’être observée à travers le spectre de ses compétences, la femme voilée est renvoyée à une communauté, à une religion, perçue comme un tout monolithique exempt de nuances et de complexité. Paradoxalement pour un pays qui se veut assimilationniste, les femmes voilées sont en permanence reléguées à leurs cultures.

J’exagère, me direz-vous. Pourtant, mes collègues et moi, en signant cette tribune, nous nous sommes vues réduites à des militantes communautaristes, alors même que notre collectif regroupe des juristes, des doctorantes, des spécialistes de la question du genre ou des droits de l’homme, des professeures, des journalistes ou encore des sociologues. Là où, en réalité, nous parlions de droits et d’inclusion, l’éditorialiste de Marianne nous a cantonnées à de prétendues motivations identitaires.
L’impossible critique d’une politique discriminatoire

Nous en venons en réalité au problème fondamental, qui est la réaction de certaines élites françaises aux critiques qui sont soulevées concernant le traitement des femmes musulmanes en France.

Lorsque le New York Times publiait en septembre 2016 les témoignages de musulmanes et les discriminations auxquelles elles sont confrontées, c’est le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls en personne, qui accusait le journal d’avoir utilisé des échantillons biaisés.

Quant vint la polémique sur le burkini et que l’ensemble de la presse anglaise s’interrogeait sur ce qui n’allait pas en France, la réaction fut de dire que c’était du French bashing.

Quand le Parlement européen a ouvert une session sur les restrictions vestimentaires des femmes musulmanes, on a balayé la légitimité même de l’institution en affirmant qu’elle avait cédé au lobbying du milliardaire Georges Soros, argument qui est d’ailleurs ardemment repris par les milieux antisémites d’Europe de l’Est.

Malgré toutes ces polémiques et plus encore, réalise-t-on en France qu’il y a un réel problème entre l’État et ses citoyens musulmans ? Que nenni, la France continue de s’enfoncer la tête dans le sable sans jamais étudier ne serait-ce que le fond du problème.
Revenons à la statistique mentionnée plus haut : en France, en 2014, une étude de CV testing montre que pour un CV avec un nom à consonance française, le taux de réponse est de 72 %, là où pour une femme musulmane voilée avec le même CV, le taux de réponse est de… 1 % !

Une discrimination aussi vaste et manifeste ne peut être le fruit d’une poignée d’employeurs racistes ou islamophobes, elle montre inéluctablement que le problème est plus profond, plus systémique, il est institutionnel.

Comprenez-moi bien, que la France ait un problème institutionnel avec les femmes portant un voile ne veut pas dire que la France ou les Français sont racistes, mais bien qu’il existe en France un problème de politique publique. De deux choses l’une, soit l’on se penche enfin sur la question en vue de comprendre les racines de ces maux, soit l’on continue à jeter l’opprobre sur l’ensemble des lanceurs d’alertes sans jamais corriger des politiques dont le caractère discriminatoire a été prouvé.

Source : Middle East Eye

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