Publié par Gaia - Dreuz le 6 septembre 2018

Vu de France, la Suisse paraît presque un modèle : stabilité politique, richesse économique, propreté, sécurité, modèle référendaire.

Mais tout est si rose dans la Confédération ? A titre d’exemple, le quotidien francophone Le Temps ne fait plus de journalisme depuis belle lurette, il rééduque ses lecteurs comme nous l’analysions dans un article de juin 2018. Il nous a semblé intéressant de livrer au lecteur français le point de vue du philosophe Eric Werner, paru chez notre confrère Antipresse n° 30 du 5 août 2018. Les sous-titres sont de notre rédaction.

Difficultés de la presse et vérités d’État

Les difficultés de la presse sont graves. Peut-être même sont-elles insurmontables. Mais cela ne devrait pas nous conduire à tout accepter, y compris la mise sous tutelle étatique de l’information, avec à la clé l’imposition de vérités d’État.

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Je n’étais pas un lecteur du Matin. Je ne lis, à vrai dire, pas (ou plus) beaucoup les journaux. Ne fréquente également que très peu les sites d’information sur Internet. J’ai longtemps été un fidèle lecteur du Monde, mais à un moment j’ai pensé que je ne perdais rien en arrêtant de le lire. Et je me suis vite rendu compte que j’avais raison. Ce journal est très orienté idéologiquement, et lorsqu’il en vient, comme c’est le cas aujourd’hui, à faire la leçon aux autres sur ce qu’est ou non la vérité, je me dis volontiers qu’il est particulièrement mal placé pour le faire. De temps à autre, il m’arrive d’acheter le Figaro ou Libération, mais je m’en veux quelque part de cette faiblesse, car, me semble-t-il, le temps que je passe à lire ces deux journaux pourrait être utilisé plus intelligemment: à lire des ouvrages spécialisés par exemple. C’est ainsi aujourd’hui qu’on s’informe. Je mets peut-être un bémol sur les chroniques spécialisées: livres, santé, cuisine, voyages, etc. Elles sont souvent intéressantes. Il y a parfois aussi de bonnes choses dans les pages «Opinions». Mais l’information est une chose, les opinions une autre.

Je n’étais donc pas un lecteur du Matin, mais j’avais de l’amitié pour ce journal. Voici pourquoi.

Absence de pluralisme de la presse suisse romande ?

On reproche volontiers aux journaux suisses de dire tous plus ou moins la même chose. J’ai moi-même, en plus d’une occasion, été amené à développer cette critique. En gros elle est fondée. L’absence de pluralisme est certainement une des raisons et non des moindres du naufrage actuel de la presse écrite en Suisse romande. Cela étant, s’il me faut ici parler de moi-même, je dois reconnaître que la presse romande s’est plutôt montrée bienveillante à mon endroit. L’épisode auquel je fais référence remonte à une trentaine d’années. J’enseignais à l’époque la philosophie à l’Université de Genève. Les universités sont en principe des endroits calmes. Calmes, certes, mais pour autant qu’on sache se tenir soi-même calme et tranquille. C’est le cas d’à peu près tout le monde, mais il me semble que ce n’était pas exactement le mien. Je connus donc à cette époque quelques difficultés. Parler de pogrom serait évidemment trop dire. Mais je sentis passer le vent du boulet.

Une journaliste honnête

C’est le Journal de Genève/Gazette de Lausanne qui m’avait en ligne de mire. Pour savoir ce qu’était à l’époque le Journal de Genève/Gazette de Lausanne il suffit de feuilleter aujourd’hui les pages du Temps. Inutile d’en dire davantage. A quoi, comme en écho, s’ajoutaient les dires et déclarations de certains de mes collègues. C’était très nouveau pour moi. Je n’avais jamais encore vécu ce genre de choses. Les spécialistes soupesaient mes chances de survie professionnelle. Car, très clairement, le pronostic vital était engagé. Sauf que je reçus un jour la visite d’une journaliste du Matin. Elle voulait tout simplement me poser des questions, avoir ma propre version des faits. C’est ce qui fit, je pense, en partie au moins, que je survécus. Je dis en partie, car d’autres personnes me vinrent en aide. Mais la double page que me consacra un beau matin, c’est le cas de le dire, Le Matin joua certainement un rôle dans ce retournement de situation. Personne, vraiment, ne s’y attendait.

Aujourd’hui encore je revois la tête de mes collègues. Ils furent tous très dignes, firent bon visage à mauvaise fortune.

J’ai donc à l’égard du Matin et de sa journaliste une dette personnelle de reconnaissance. Comme quoi, le pluralisme, en Suisse romande, n’est pas complètement un vain mot. L’épisode que je viens d’évoquer remonte, il est vrai, à plus de trente ans en arrière. L’histoire est ce que jamais on ne revoit deux fois. Qu’est ce qui se passerait aujourd’hui dans un cas de figure similaire? Il est très difficile de le dire. Qu’est-ce qui relève du hasard? De la nécessité? Aujourd’hui encore, j’ignore si la journaliste du_ Matin_ qui, il y a trente ans, est venue un jour sonner à ma porte le fit de sa propre initiative à elle ou à l’initiative de son rédacteur en chef. Ce que je pense, en revanche, c’est qu’aucun système n’est jamais intégralement verrouillé. Intégralement, non. Il y a toujours des failles dans le système. Je veux ici parler des personnes concrètes et vivantes. Ce sont elles les failles dans le système. En l’occurrence cette journaliste.

Tout le monde a bien conscience que les médias suisses romands (presse écrite, radio et télévision) sont aujourd’hui soumis, comme du reste partout (ou presque), à une censure qui ne dit pas son nom. Il y a ce qu’on a le droit de dire et le reste. Chacun sait également ce qu’il risque s’il enfreint certains interdits. Interdits, il faut le dire, qui ne portent pas seulement atteinte au droit à la liberté d’expression (pourtant garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme), mais plus fondamentalement encore au droit à une information vraie. C’est presque plus important encore. La presse et les médias officiels ne cessent en permanence de vitupérer les fabricants de fake news, personnages, à les en croire, sévissant en permanence sur Internet, mais peut-être feraient-ils bien, en la matière, de balayer d’abord devant leur propre porte. Car ils auraient beaucoup à faire.

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Qui paie commande

Nul ne sait vers quoi on se dirige aujourd’hui en matière d’information. Assurément pas vers moins de censure. Dans un article récemment paru dans la revue Krisis, on pouvait lire ce qui suit:

«Au-delà de la diversité des lignes éditoriales de la presse, la plupart des grands médias sont, du moins en France, largement subventionnés par l’État, et détenus par de grands actionnaires rompus aux affaires. Loin de constituer un contre-pouvoir, la participation de l’État dans les grands médias contribue à perpétuer un discours général dont on peut deviner en creux les opinions qu’il s’agit de contenir ou d’éviter: mesures protectionnistes, points de vue eurosceptiques, analyses détaillées des tenants et aboutissants des grandes directives de la politique européenne, etc.» [1]

A l’heure où il se murmure à Genève et à Lausanne que la solution aux difficultés que traverse à l’heure actuelle la presse romande est toute trouvée: il suffirait de recourir aux finances publiques, elles sont là pour ça, on ferait bien de méditer de telles remarques. Si l’on admet que l’absence de pluralisme n’entre pas pour peu dans le processus ayant conduit récemment, en Suisse romande, à la liquidation de plusieurs titres, en attendant celle d’autres (prévue ou à venir), le recours à l’État pour aider la presse écrite à surmonter ses difficultés financières relève de la fuite en avant. Qui paie commande. Comment imaginer un seul instant qu’une telle aide serait accordée sans contrepartie? Les difficultés en question sont graves. Peut-être même sont-elles insurmontables. Mais cela ne devrait pas nous conduire à tout accepter, y compris la mise sous tutelle étatique de l’information, avec à la clé l’imposition de vérités d’État.

Source : Ojim

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