Publié par Gaia - Dreuz le 16 octobre 2018

L’Algérie, dans sa doxa officielle comme dans ses manuels scolaires ne se voit exister qu’avec l’avènement de l’islam, qui détermine, avec la langue arabe, sa principale identité reconnue. Le livre de Gilbert Meynier voudrait l’aider à réintégrer dans la richesse de son patrimoine cette part oubliée d’elle-même, dont la connaissance éclaire les réalités contemporaines.

L’historien Gilbert Meynier a déjà apporté de solides contributions à l’histoire de l’Algérie sur les deux thèmes de la première guerre mondiale et de la guerre d’Algérie[1]. Il s’engage ici dans une histoire générale de l’Algérie par un premier volume[2] consacré aux origines, qui concerne la préhistoire, la période punique et la période romaine. L’auteur sait que cette période, marquée pour les musulmans par le paganisme, l’ère d’ignorance et de violence de la jâhiliya, constitue en quelque sorte un refoulé de l’Algérie et fait l’objet d’un déni de la majorité conservatrice, au même titre que la colonisation récente. L’ouvrage, qui se veut « simple, de large vulgarisation, aussi bien informé que possible » répondra certainement à l’attente sur ce sujet des lecteurs des deux rives de la Méditerranée. Il apporte en effet des réponses à des questions fréquemment posées à propos de l’Algérie. L’une est l’étonnement d’avoir vu balayée une civilisation romaine relativement bien implantée en Algérie (et pour certains ce n’était qu’un antécédent du rejet de la colonisation pour montrer que ce pays est rétif à toute civilisation…). L’autre porte sur l’orientation culturelle de l’Algérie : regarde-t-elle vers l’Occident ou vers l’Orient ? Sur ces deux points l’histoire permet d’étoffer notre réflexion.

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Des autonomies numides fragiles

Sans prétendre résumer un livre aussi dense, rappelons les grandes étapes de l’Algérie ancienne. Au sortir d’une préhistoire, dont les fresques du Tassili illustrent la richesse, le Maghreb actuel voit son fond libyco-berbère découpé en trois royaumes numides autonomes à partir des IV°-III° siècles av.J.-C. : celui des Maures correspond au Maroc actuel et restera généralement marginal par rapport aux épisodes ultérieurs, celui des Masaesyles, de part et d’autre de l’oued Chélif, qui a Siga pour capitale et repousse vers le sud une population de Gétules, et le royaume des Massyles, qui a pour capitale Cirta (l’actuelle Constantine). Mais déjà celui-ci est bordé à l’est par l’implantation punique, centrée sur Carthage. Ce découpage demeurera constant jusqu’à l’annexion totale (sauf le Maroc) par Rome et reflète la permanence de l’extension étrangère à partir de la Tunisie. C’est en effet de la mer que l’influence méditerranéenne s’exerce sur le Maghreb. La date mythique de la fondation de Carthage (814 av.J.-C.) témoigne de l’ancienneté de l’implantation phénicienne qui crée une première synthèse punico-numide. Par Carthage et les comptoirs phéniciens, ces royaumes (en réalité des confédérations de tribus) entretiennent un lien politique et civilisationnel avec le monde méditerranéen. La puissance de Carthage inquiétera Rome, et les guerres puniques mettent en scène les royaumes numides jouant leur destin entre les deux grands. Comme dans la fameuse histoire de César et de Cléopâtre, politique et passion s’emmêlent : en 205 av.J.-C., Carthage fait alliance (contre Rome) avec le vieux roi Syphax en lui donnant pour épouse la belle Sophonisbé, fille du général carthaginois Hasdrubal alors que celle-ci était promise au jeune prince numide Masinissa. Celui-ci rejoint le camp des Romains, conduits par Scipion l’Africain. Vaincu, Syphax doit remettre la belle à Masinissa, qui l’épouse, mais Scipion exige qu’elle lui soit livrée, et Sophonisbé s’empoisonne… C’est le même Masinissa, aguellid numide, qui, sous la protection de Rome, assurera la prospérité d’un royaume tampon entre Rome et Carthage, jusqu’à ce qu’il contribue à la ruine définitive de celle-ci durant la troisième guerre punique en 146 av.J.-C. Cette guerre marque le début de l’emprise romaine définitive sur la région, par royaumes fantoches interposés, l’Ifriqiya (actuelle Tunisie) demeurant toujours possession directe de Rome. Seul Jugurtha, héritier de Massinissa, pris dans des luttes de succession et refusant l’arbitrage de Rome, osa s’opposer à celle-ci. Mal lui en prit : vaincu par Marius, trahi par son beau-père le roi de Maurétanie, il figura captif et enchaîné au triomphe de Marius à Rome le 1er janvier 104 av.J.-C. et fut étranglé six jours après : 58 ans plus tard le chef gaulois Vercingétorix subira le même sort : de quoi inspirer un Lavisse algérien comme Ahmed Tawfiq al-Madani…

Le christianisme après une période de persécutions connut une expansion rapide, marquée par quelques noms prestigieux comme ceux de Tertullien, Cyprien, Augustin de Thagaste, mais ne tarda pas à s’enfoncer dans les violents conflits du donatisme au IV° et V° siècles. L’invasion vandale acheva de déstructurer le cadre politique mis en place par Rome et les structures chrétiennes en butte à l’arianisme. Une brève reconquête byzantine ne fut qu’une aventure sans lendemain, pis, elle acheva de dresser les populations contre le pouvoir romain, préparant la voie à la conquête musulmane : une conquête qui se heurta à une résistance, illustrée par les figures de Koceila et de la Kâhina, mais fut finalement bien acceptée.

Une romanisation brillante mais limitée

La pénétration de la civilisation romaine, par ses monuments, ses cultes, sa langue, grecque puis latine, ses colons intégrant la population locale, se réalisa sous la forme de centres urbains dont les fouilles archéologiques ont révélé la grandeur et la multiplicité. Elle assimila la partie la plus aisée de la population, jusqu’à faire émerger de grands écrivains comme Térence, Suétone, Apulée, des sénateurs (90 sur 600 au II°siècle), et même un empereur, Septime Sévère (193-211). L’économie était florissante, l’agriculture alimentait Rome en blé, en huile et en vin. Toutefois cette romanisation laissait en dehors d’elle une grande partie de la population, environ les deux tiers, située dans les campagnes ou les contrées habitées par les Gétules. Elle était aussi grevée d’une grande inégalité sociale. La dure condition de la population laborieuse la rendit mobilisable pour de grandes révoltes, telles que celles des circoncellions, de Firmus et des donatistes.

Cette romanisation s’étendit en continu même au-delà des régions contrôlées par l’autorité romaine centrale, les villes assurant leur sécurité et celle-ci s’accroissant au fur et à mesure qu’on se déportait vers l’ouest. La religion cimenta cette société par sa capacité à intégrer au panthéon gréco-romain les dieux numides et puniques jusqu’à l’empereur divinisé. Le christianisme par la rupture qu’il introduisit contribua à l’affaiblissement de cette cohésion.

Ce fut une sorte de scandale pour les archéologues du XIX° siècle que de voir que tant de monuments, de villes, n’avaient pour ainsi dire laissé aucune trace dans la civilisation musulmane qui la remplaça. Il faut s’interroger avec l’auteur sur les causes qui conduisirent à de tels abandons. La faible implantation, territoriale et sociale, de cette culture romaine y est pour quelque chose. Les couches privilégiées qui en constituaient l’ossature, déjà affaiblies par les révoltes socio-religieuses et le climat d’insécurité qu’elles créèrent, furent en parties éliminées, en partie absorbées dans les structures musulmanes. Les villes romaines furent peu à peu laissées à l’abandon, les populations rurales ou nomades étant peu intéressées à les occuper. Elles s’effritèrent avec le pouvoir central ou local qui les garantissait. Le nouveau pouvoir musulman créa une autre urbanité sous la forme de la médina.

Une société profondément duale

Il est curieux de constater dès les origines de l’Algérie actuelle la coexistence de deux sociétés : l’une dont on écrit l’histoire, l’autre dont on sait peu de choses. Cette césure sépare globalement un espace urbain, où s’épanouit une civilisation, et un espace rural et nomade, qui entretient des liens avec le premier, mais demeure foncièrement un espace de refus. La fracture est certes économique, oppose richesse et pauvreté, mais elle va au-delà et sépare deux sociétés qui, bien que complémentaires sous maints aspects, se rejettent radicalement l’une l’autre. Il ne s’agit pas seulement de jalousie sociale, mais d’orientation culturelle opposée : l’une regarde vers la mer, l’autre vers l’intérieur. L’une accueille le changement sous toutes ses formes : architecturales, linguistiques, religieuses, l’autre le rejette. L’une regarde vers la Méditerranée, l’autre vers l’Orient. La première constitue une société dominante, sise dans les villes, l’autre une société anarchique, segmentaire. La première est certes brillante, mais fragile. Minoritaire, elle s’écroule sous les coups de l’autre dès qu’elle perd les moyens de sa supériorité, généralement des appuis externes. A l’époque romaine, la seconde représentait plus des deux tiers du pays. Cette structure duale traverse toute l’histoire de l’Algérie. Elle fut théorisée par Ibn Khaldoun. La colonisation française lui a redonné vie lorsqu’une partie de la population algérienne adhéra à la nouvelle culture. Dans l’Algérie de l’indépendance, cette opposition se maintient entre une élite urbaine et une société plébéienne, pour reprendre l’expression de Mohamed Harbi, qui éprouve la domination du pouvoir sous la forme d’un mépris (hogra). Les changements intervenus dans le cadre de l’arabisation, puis dans celui de la guerre civile ont affaibli la position de la société dominante ouverte.

Le succès de la conquête musulmane a certainement quelque chose à voir avec cette structuration de la société. La population plébéienne a vu arriver les conquérants arabes du continent et non plus de la mer, ils bousculaient un pouvoir qui les opprimait, ils parlaient des langues plus proches des leurs : ils se sont sans doute davantage reconnus dans ce type de population. Plus tard la société musulmane reproduira la fracture en se structurant en khâssa (élite) et ‘âmma (masse).

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Cette opposition entre deux sociétés, l’une qui veut s’ouvrir dans les idées, les pratiques et les langues, et une autre qui ne trouve d’assurance que dans un entre soi ressenti comme arabo-musulman, est l’un des problèmes que l’Algérie d’aujourd’hui doit résoudre. La fracture qu’elle représente est ancienne, elle se renforce de toute tentative d’un camp d’ouvrir le pays, vécue par l’autre comme une épreuve et une menace. Il est possible que, au-delà des enjeux sociaux, cette opposition se retrouve en chaque individu. Son expression actuelle permet du moins de conserver les deux composantes d’une synthèse à inventer et qui incarnerait l’originalité algérienne.

[1] L’Algérie révélée. La Première Guerre mondiale et le premier quart du XX°siècle, Droz, Genève, 1981, et Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Fayard, Paris, 2002 (et Casbah Editions, Alger, 2003)

[2] Le second volume sera consacré à l’Algérie classique : royaumes berbères, empires maghrébins, période ottomane, et le troisième à l’Algérie contemporaine de la période coloniale à l’Algérie indépendante.

Source : Ggrandguillaume

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