Publié par Gaia - Dreuz le 11 janvier 2019

Le sondeur Jérôme Sainte-Marie analyse les conséquences électorales de la crise des Gilets jaunes. Il explique pourquoi le Rassemblement national et Debout la France bénéficient mieux que la France insoumise des retombées du mouvement.

Un récent sondage (Ifop-Fiducial pour Paris Match et Sud Radio) indique que pour la première fois le Rassemblement national est considéré comme incarnant mieux l’opposition que la France insoumise. Le mouvement des Gilets jaunes est-il une aubaine pour le Rassemblement national?

Jérôme SAINTE-MARIE.- Assurément. L’IFOP posant cette question depuis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, on peut mieux comprendre ce qui se passe. Ainsi, la proportion de personnes citant le Rassemblement national est passé 22% en septembre à 35% aujourd’hui, cependant que la France insoumise voyait son score baisser d’à peu près autant, de 42% à 30%. Durant toute l’année précédente, marquée par la réforme du Code du travail, de l’accès à l’Université et du statut de la SNCF, le parti de Jean-Luc Mélenchon a pu s’affirmer comme principal opposant, mais sur fond de défaites successives du mouvement social. Ces batailles lui convenaient aussi bien qu’elles embarrassaient le Rassemblement national. Celui-ci doit en effet composer avec les contradictions de son électorat, où cohabitent nombre de commerçants, travailleurs indépendants et de petits patrons avec une masse significative de salariés modestes: selon l’institut IPSOS, 37% des ouvriers et 32% des employés ayant voté le 23 avril 2017 ont choisi Marine Le Pen. Ces différentes catégories n’ont pas les mêmes intérêts ni les mêmes positions, par exemple sur la revalorisation du salaire minimum. Mais cet embarras, très perceptible il y a un an, n’existe plus pour le Rassemblement national: la mobilisation des Gilets jaunes est partie sur une question fiscale, et plus précisément sur une taxe, qui frappe toutes les catégories sociales à la fois.

Dès lors, le facteur décisif pour se sentir concerné n’est pas sa place dans l’appareil productif mais le niveau de ses revenus. C’est tout à fait différent et beaucoup plus facile à traiter par le parti de Marine Le Pen. Par ailleurs, le phénomène des Gilets jaunes ravive plusieurs thèmes familiers à cette dernière, tels que la ruralité, la «France périphérique» ou le séparatisme social des cadres supérieurs, et se teinte dans ses formes de mobilisation d’un patriotisme certain, quoi que l’on puisse en penser sur le fond.

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Comment considérer la progression de Debout la France pour le Rassemblement national, est-ce un obstacle? De quoi le renforcement de ces deux partis est-il le signe?

Ces deux formations politiques sont idéalement positionnées pour faire le lien entre la discipline budgétaire, au cœur de la mobilisation initiale des Gilets jaunes, et l’enjeu européen. Le Rassemblement national comme Debout la France peuvent en outre jouer sur un effet de symétrie avec la ferveur véhémente d’Emmanuel Macron à l’égard de l’Union européenne. Ce sont eux qui sont visés à chaque fois que le président de la République stigmatise la «lèpre» nationaliste, populiste et réactionnaire! Et ils profitent logiquement de la polarisation du débat public souhaitée par La République en Marche pour déstabiliser un peu plus le Parti socialiste et surtout désormais Les Républicains. Dans une certaine mesure, ces deux formations, le RN et DLF, se complètent autant qu’elles se concurrencent. La «diabolisation» qu’elles subissent n’est pas de même intensité et elles séduisent des catégories de Français assez différentes. Ainsi les électeurs tentés par le parti de Nicolas Dupont-Aignan sont souvent plus âgés et mieux intégrés socialement que ne le sont ceux du Rassemblement national. C’est d’ailleurs pourquoi la progression d’une liste DLF dépend surtout de son attractivité à droite, ce qui n’est pas le cas de la liste RN. Enfin, dans un scrutin où peu de gens votent – les suffrages exprimés n’ont représenté que quatre inscrits sur dix en 2014 -, le principal est avant tout de mobiliser ses propres sympathisants bien plus que de se disputer les électeurs avec les listes concurrentes. Du coup, la rivalité entre le Rassemblement national et Debout la France n’est pas forcément un jeu à somme nulle.

A contrario, il semblerait que Jean-Luc Mélenchon soit incapable de bénéficier de la tendance et du mouvement. Quelles sont les causes de cette impuissance?

Les problèmes de la France insoumise datent de bien avant le phénomène des Gilets jaunes, que celui-ci n’a fait qu’aggraver. Pour faire simple, disons que depuis un an, Jean-Luc Mélenchon a choisi la gauche plutôt que d’aller au peuple. Précisons cette formule. L’analyse de la France insoumise en janvier dernier était semble-t-il qu’Emmanuel Macron deviendrait de manière inéluctable de leader de la droite – un nouveau Nicolas Sarkozy en quelque sorte. Il faut se souvenir qu’alors le chef de l’Etat était populaire, grâce notamment au soutien de nombreux sympathisants de droite satisfaits de sa politique de réformes et soucieux de l’encourager contre la France insoumise et la CGT! À partir de là, Jean-Luc Mélenchon considérait qu’il lui fallait profiter de la reconstitution de l’ancien clivage pour s’afficher en leader de la gauche. Donc il lui fallait saturer le champ idéologique de celle-ci, ce qui a donné un discours gauchisant sur l’immigration, sur l’éducation, sur la famille, etc. assez différent de celui qui a fait son succès lors de la campagne présidentielle. La confusion s’est même installée sur la question européenne, puisque la France insoumise espérait séduire une partie de l’ancien électorat socialiste assez modéré sur le sujet. On pouvait penser que cette démarche serait un échec, et de fait la France insoumise a pour le moment perdu sur les deux tableaux, affaiblissant ses soutiens populaires sans lever les préventions des électeurs du reste de la gauche à son égard.

Lorsque se déclenche la mobilisation des Gilets jaunes, en novembre, Jean-Luc Mélenchon doit d’ailleurs lutter contre la réticence d’une bonne partie de ses militants à soutenir un mouvement où auraient été aperçus des «fachos», pour reprendre l’impayable vocabulaire de cette mouvance! De fait, les étudiants et les enseignants brillent par leur absence dans le soutien concret aux Gilets jaunes, lesquels sont le plus souvent issus des couches les plus modestes des actifs du secteur privé, tout à fait rétives aux discours de la gauche culturelle. Contrairement aux espérances de la France insoumise, il n’y a pas de «convergence des luttes», les tenants des revendications sociétales se défiant ouvertement des Gilets jaunes. C’est pourquoi, selon moi, la ligne de Jean-Luc Mélenchon est aujourd’hui illisible.

Quant à l’initiative de créer une liste Gilets jaunes aux élections européennes, que cela pourrait-il faire advenir? Qui y a le plus intérêt?

Chacun a compris que cette éventualité ferait surtout les affaires de La République en Marche, et plus généralement des partis traditionnels dans la mesure où le score d’une liste Gilets jaunes, aux alentours de 10% selon certains sondages, nuirait directement à celui de la France insoumise et, bien davantage, du Rassemblement national et de Debout la France. Dans cette hypothèse, le parti progouvernemental pourrait parvenir en tête aux Européennes, critère essentiel de réussite dans ce scrutin proportionnel. Une ou plusieurs listes 100% Gilets jaunes et par cela même se revendiquant 100% «antisystème» aboutiraient ainsi à un résultat exactement contraire à leur ambition proclamée. Il y aurait un bénéfice encore plus important pour l’exécutif si un tel projet aboutissait. La nature informelle du phénomène des Gilets jaunes, ou pour le dire autrement son incapacité voulue ou subie à se constituer en structure verticale, est sa condition de pérennité comme mouvement social. C’est pour cela qu’il provoque depuis deux mois l’embarras et parfois l’affolement des pouvoirs constitués, du côté de la majorité mais aussi parmi les syndicats et les partis d’opposition.

Pensez-vous que la radicalisation ambiante de ces dernières semaines puisse amener à une radicalisation des clivages dans l’opinion? L’opposition entre les défenseurs et les opposants aux gilets jaunes a-t-elle une traduction sociologique?

Comme d’autres, il me semblait il y a trois ans qu’un “nouvel ordre démocratique” s’installerait sur les vestiges du clivage gauche-droite, en remplaçant celui-ci par les clivages sociaux et idéologiques que le référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen avait tracés.

Rappelons que s’opposait une France du Oui plus prospère, plus diplômée, plus urbaine et politiquement plus modérée, à une France du Non particulièrement puissante dans les milieux qui constitueraient plus tard les électorats de Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon ou Nicolas Dupont-Aignan. L’élection d’Emmanuel Macron n’a fait qu’accélérer le cours de ce changement radical, en unifiant un “bloc élitaire” autour de sa personne. Le caractère minoritaire de ce soutien réclame, pour que ce bloc puisse exercer un pouvoir hégémonique sur la société, la division de ses oppositions les plus radicales. Ce que manifeste le phénomène des Gilets jaunes est la capacité de nombreux citoyens à faire fi des barrières politiques pour se coaliser sur des objectifs communs, au moins de manière négative. C’est ce que l’on voit se réaliser sur les ronds-points et lors des rassemblements de rue, même s’il s’agit d’effectifs assez modestes, mais aussi, sur un mode virtuel, à travers les études d’opinion depuis deux mois. La mutation demeure inachevée, d’où le grand désordre politique et la crise protéiforme auxquels nous assistons.

Jérôme Sainte-Marie dirige actuellement Pollingvox, une société d’études et de conseil spécialisée dans les enjeux d’opinion, fondée en 2013. Il a notamment publié Le nouvel ordre démocratique (éd. du Moment, 2015).

Source : Lefigaro

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