Publié par Abbé Alain René Arbez le 26 février 2019

« Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber ensemble dans un trou ?

Le disciple averti sera comme le maître : pourquoi se focaliser sur la paille remarquée dans l’œil d’autrui, sans être attentif à la poutre que l’on a dans son propre œil ?

Tu te permets de dire à ton frère : laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil alors que tu ignores la poutre qui est dans le tien ! Quelle mauvaise appréciation ! Enlève d’abord la poutre de ton œil, alors tu verras clair pour retirer la paille qui est dans l’œil de ton frère ! » Luc 6, 39-42

Des aveugles qui prétendent guider des aveugles, il y en a des quantités : dans les institutions politiques, religieuses, dans les bastions idéologiques… L’actualité nous en donne de multiples versions. Et le risque de tomber tous dans le trou mortel à cause de leurs déficiences n’est pas illusoire ! Or ce texte offre quelques clés libératrices, car dans la Bible, l’œil, ce n’est pas simplement l’organe biologique qui permet de voir grâce au nerf optique relié au cerveau. De même que la main (yad) représente toute activité humaine, l’œil des paraboles exprime le regard que l’on porte sur le monde et sur les autres. C’est la vision du monde de chacun, constituée de l’éducation reçue, de l’expérience que l’on a de la vie, et des convictions spirituelles et politiques que l’on a adoptées.

L’histoire de la paille et de la poutre a trop souvent été réduite à une petite leçon de morale, dans le but de respecter l’autre, ce qui n’est déjà pas si mal. Mais on peut déceler dans ce texte une sagesse de vie plus subtile et plus décapante, efficace au plan individuel, certes, mais aussi adaptable à des problématiques collectives.

La poutre : Jésus qui a travaillé le bois comme charpentier sait de quoi il parle. La poutre qui sous-tend mon regard sur autrui est faite de tout ce qui me constitue intérieurement. C’est la charpente (voulue ou subie) de mon édifice intérieur, et ce support d’une cohérence est indispensable à chacun. On peut d’ailleurs constater les résultats désastreux en termes de pensée ou d’acte chez des êtres qui n’ont aucune charpente. Ce qui est signifiant pour une personne l’est aussi pour un groupe, une nation, un parti, une Eglise.

La paille, dans l’évangile, évoque simultanément le moment généreux de la moisson et l’enveloppe provisoire du grain qui, n’ayant pas de poids, (kavod) est appelée à disparaître.

La parabole de Jésus relatée par Luc met donc en parallèle la poutre, c’est-à-dire la logique de rapport au monde qui anime chacun, avec la paille, le signe témoin que quelqu’un a recueilli des grains de la moisson, autrement dit, les fruits reconnaissables de ses bonnes actions. C’est précisément là que porte l’enseignement de Jésus qui invite au discernement : pourquoi se focaliser sur la paille présente dans l’œil du voisin, ce qui est au fond le signe infime qu’il a tenu dans ses mains les grains de sa moisson (ses actes positifs), alors que l’on est soi-même inconscient de la poutre – maîtresse hypertrophiée qui déforme le regard que l’on porte autour de soi.

En d’autres termes, si mon système de pensée spirituel ou idéologique fait obstacle à ma perception des réalités humaines, il faut le modifier, car ce qui compte c’est ma fidélité au réel, concernant les êtres humains qui m’entourent ou les situations que je rencontre dans la société. La paille dans le regard de l’autre dérange, mais peut-être est-ce simplement le défaut de ses qualités, moins problématique que la place prise par ma poutre, c’est à dire mes critères personnels devenus trop rigides pour garantir ma lucidité.

En résumé, il semble que Jésus vise le plein exercice de la liberté par chacun, et pour qu’il soit possible de penser et d’agir sans être l’otage d’une idéologie, il cherche à désencombrer l’esprit et le cœur. Il désire que ses disciples soient au plus près du réel, et qu’ainsi leur conscience des réalités ne devienne jamais un système-écran, dommageable pour eux-mêmes et pour les autres. Une vision du monde, si enthousiasmante soit-elle, peut secréter un conformisme et une langue de bois qui désamorcent toute initiative de transformation. Cette sagesse critique et constructive fait partie de la voie d’humanité que le génial rabbi a tracée parmi les siens grâce à la Tradition d’Israël, la Torah et les prophètes et sous l’inspiration d’En Haut qui le motivait.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.

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