Publié par Dreuz Info le 7 mars 2019

Source : L’express

Professeur de culture talmudique à l’Université de Berkeley, aux États-Unis, Daniel Boyarin détaille l’évolution de la perception de Jésus dans la pensée juive.

Quelle est aujourd’hui l’approche juive de la vie de Jésus ? 

Il me paraît impossible de parler d’une “approche juive” globale. Les juifs ont, comme les catholiques, des approches et des sensibilités différentes dans de nombreux domaines, et c’est d’autant plus vrai chez nous qui n’avons pas de hiérarchie ou de pape. Néanmoins, on peut dire que, depuis un peu plus d’un siècle environ, de nombreux juifs s’accordent à considérer Jésus comme un enseignant juif de premier plan. 

Qu’est-ce qui a changé dans la perception juive ? 

Depuis les travaux d’Abraham Geiger*, un certain nombre de spécialistes ont démontré l’existence de parallèles étroits entre Jésus, tel qu’il est décrit dans les Evangiles, et certaines vues que l’on trouve dans la littérature rabbinique. Mais à la suite du génocide perpétré par les nazis, ces proximités et leur enseignement ont été en perte de vitesse, car la majorité des juifs ont pris leurs distances avec un christianisme devenu antipathique à leurs yeux.  

Aujourd’hui, on assiste à un regain d’intérêt pour cet enseignement. Il fait peu de doute que Jésus se considérait lui-même comme un juif et qu’il a été le gardien de la Torah, conformément à la pratique juive de son temps. Pour autant, la plupart des études juives qui portent sur Jésus, même celles rédigées par des érudits ou des esprits très ouverts, ont généralement rejeté l’idée que Jésus était le fils de Dieu, au même titre qu’elles réfutaient l’Incarnation ou la Trinité, et plus encore l’idée que le Messie pouvait mourir, à plus forte raison s’il est le fils de Dieu. 

La question centrale de l’identité du Messie

Ces dernières années, des intellectuels juifs, dont je fais partie, ont néanmoins avancé que ce dernier point n’était peut-être pas si certain. En effet, on trouve dans la littérature primitive non rabbinique, et en particulier dans la littérature prérabbinique (mais pas seulement), des écrits qui évoquent l’existence d’une seconde figure divine, qui se tiendrait au ciel à côté de Dieu et respecterait la seule volonté de Dieu.  

Cette doctrine, dite “binitarisme”, caractérise également la théologie en vigueur chez de nombreux chrétiens avant le premier concile de Nicée [325]. Des éléments attestent aussi que, pour quelques juifs non chrétiens, ce second personnage divin serait associé, combiné à une personne humaine, et qu’il sauverait Israël en tant que Messie. Enfin, nous avons des sources qui suggèrent l’interprétation d’un Messie qui souffre, et pourrait peut-être même mourir dans l’accomplissement de sa mission. 

Les frontières entre ce que nous appelons christianisme et judaïsme ne sont donc pas si nettes, après tout. Les idées selon lesquelles les chrétiens ne suivent pas la Torah ou les juifs ne croient pas en un Messie divin ne sont plus si clairement délimitées.  

La principale différence entre juifs et chrétiens aujourd’hui concerne l’identité de ce Messie: les chrétiens affirment qu’il est déjà venu en la personne de Jésus, tandis que les juifs l’attendent toujours. C’est comme cela en tout cas que la situation m’apparaît, et j’ai eu l’occasion de développer cette thèse il y a quelques années dans l’ouvrage Le Christ juif [éd. du Cerf, 2013]. Mais cette position ne fait pas l’unanimité dans le monde juif, ni parmi les spécialistes ni parmi les profanes. 

Entre judaïsme et christianisme, une partition plus nuancée

Comment voyez-vous le futur des relations entre judaïsme et christianisme? 

La possibilité même de pouvoir discuter de tels sujets dans le monde juif aujourd’hui tient pour beaucoup au fait que les souvenirs des drames terribles de la Seconde Guerre mondiale s’estompent et que, parallèlement, les juifs ont une vision plus nuancée du monde chrétien: nous ne considérons plus aujourd’hui l’ensemble des chrétiens, voire le christianisme tout court, comme d’implacables ennemis (même si certains le sont toujours, car l’antisémitisme reste encore répandu dans beaucoup de milieux chrétiens).  

Par ailleurs, de nombreux chrétiens ont accompli de vrais efforts de réconciliation après l’oppression subie par les juifs et le judaïsme. Tout cela favorise un contexte plus serein pour permettre aux spécialistes, tel le juif croyant que je suis, de développer des approches plus nuancées sur la partition entre judaïsme et christianisme, et de mieux comprendre les connexions entre les théologies et pratiques juives et chrétiennes. Sans craindre d’être purement et simplement englouti… 

* Rabbin et théologien allemand du XIXe siècle, et l’un des principaux fondateurs du judaïsme réformé.

https://www.lexpress.fr/actualite/societe/religion/daniel-boyarin-nous-attendons-toujours-le-messie_1969376.html

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