
Après vingt siècles de christianisme, et de longues périodes d’antisémitisme, la plupart des chrétiens ont quasiment perdu de vue l’origine hébraïque de leur foi. Les développements culturels de la foi issue d’Israël en terre païenne, les conséquences de l’antijudaïsme séculaire, tout a joué dans le sens d’une amnésie spirituelle tragique.
Pourtant, que cela plaise ou non, ce qui structure notre identité et notre pratique chrétiennes est issu du judaïsme : “chrétien” vient de “christ“, mot grec pour l’original biblique “messie“, (mashiah) terme qui n’aurait aucun sens en dehors de l’histoire d’Israël.
Nos Ecritures saintes elles-mêmes intègrent telle quelle la Bible hébraïque, à laquelle s’ajoutent les écrits du Nouveau Testament, élaborés avec le même matériau en tant que midrash de l’étape précédente. Durant le premier siècle, la communauté des disciples de Jésus le Nazaréen était encore massivement juive; ce n’est qu’au cours du deuxième siècle que les païens arrivant en force dans l’Eglise changent, non sans une certaine brutalité, le profil initial de leur communauté de foi au Dieu d’Israël.
Le terme même d’Eglise, “ecclesia”, est une reprise grecque du mot biblique “qehal”, l’assemblée des fidèles convoquée par Dieu. (Dans l’épître de Jacques, on trouve d’ailleurs le terme grec “synagogue” pour désigner le rassemblement des chrétiens.) Le mot “paroisse” lui-même, qui vient du grec “paroikia“, était déjà utilisé pour désigner les regroupements de Juifs en diaspora, particulièrement en Perse, en Egypte ou à Rome!
Vers la moitié du premier siècle, Paul le Pharisien devenu familier du Christ ressuscité, écrit à la jeune communauté des Romains: “ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte!” (Rom 11.18). Quelques décennies plus tard, l’évangile de Jean résumera la démarche en un raccourci saisissant : “le salut vient des Juifs!” (Jn 4.22).
C’est un fait que les premiers disciples et apôtres, tous juifs, comme Jésus, ont poursuivi naturellement leur pratique spécifique : prière, offrande, liturgie, interprétation de l’Ecriture, recherche d’une éthique en prise avec la vie; c’est bien en tant que croyants juifs qu’ils se sont ouverts à l’universel, et que pour cette raison, quelques décennies après l’expérience de la résurrection, ils ont reçu à Antioche, avec d’autres sympathisants du monothéisme juif, l’appellation de christianoï, c’est à dire messianistes. Après s’être désignés eux-mêmes comme les « viatores », disciples de la Voie, ils ont été progressivement reconnus commeceux qui croient à “l’avènement des derniers temps”. Au tout début du 2ème siècle, au moment même de la rédaction ultime de l’évangile johannique, Ignace d’Antioche affirme : « Là où est le Messie, là est l’Eglise catholique ! »
Le rite du miqvè est pratiqué chez les Juifs comme chez les Chrétiens du 1er siècle, c’est une ablution d’eau accompagnant la circoncision, deux signes d’appartenance au peuple de Dieu. (On appelle alors “baptême des prosélytes” une purification spéciale pour les païens sympathisants du judaïsme mais non circoncis, désirant marquer leur attachement à cette foi).
Peu à peu, seul le baptême subsistera chez les Chrétiens, afin d’assouplir les conditions d’entrée des non-juifs dans la communauté. Après la destruction du Temple de Jérusalem en 70, Juifs et Chrétiens, qui auparavant y priaient ensemble, vont se réunir dans des lieux de prière de remplacement, conscients d’être les uns et les autres la “demeure vivante” de Dieu qui n’abandonne pas les siens. En ce temps de crise, c’est leurs personnes qui deviennent de ce fait le nouveau mishkan, sanctuaire communautaire et itinérant de la Présence divine, la Shekhina.
Pour les Juifs chrétiens, la tefilah, la prière communautaire, se fait toda, action de grâces. C’est le repas eucharistique institué par Jésus dans l’esprit même de la Pâque juive comme actualisation de cet événement salvateur. Pour les Juifs rabbiniques, ce sera le rassemblement à la synagogue autour de la Torah. (A signaler que les catholiques ont gardé le pain azyme du seder pascal accompagnant la coupe de bénédiction, par fidélité au mémorial juif de la libération d’Egypte, le zikkaron.)
Aux deuxième et troisième siècles, lorsque le nombre des Chrétiens s’est développé, on s’est inspiré des synagogues (exemple, l’église de Doura Europos, Syrie) pour construire des basiliques, afin de donner de l’espace aux liturgies ; mais avec comme archétype le Temple de Jérusalem, car l’autel évoque les rites anciens récapitulés dans le sacrifice du Christ, et le siège de la présidence rappelle la chaire de Moïse. Cette disposition enracine à jamais toute célébration chrétienne dans l’histoire sainte du peuple d’Israël. L’articulation même de la liturgie chrétienne, (proclamation de la Parole de Dieu, action de grâces, communion) reprend le rythme du cérémonial juif. Le calendrier des fêtes chrétiennes s’inspire des grandes fêtes juives, comme Pâques et Pentecôte. A chaque célébration eucharistique, il y a un seuil pénitentiel, un petit yom kippour. Les prières communautaires de l’Eglise se basent quotidiennement sur la récitation des psaumes, souvent chantés (piyoutîm) selon les traditions synagogales, ce qui va donner naissance au chant grégorien, de tonalité orientale. Les lampes à huile des sanctuaires rappellent les chandeliers et le décor du Temple de Jérusalem, cette lumière diffuse de la menorah, telle celle de Dieu éclairant les journées hebdomadaires de nos existences; les processions avec l’encens remémorent les liturgies auxquelles Jésus a participé lors de pèlerinages, et où une fumée d’agréable odeur évoque le mystère caché de la présence transcendante du Dieu vivant, comme aux temps de la nuée de l’exode.
On a souvent insisté sur le fait que Jésus n’était pas prêtre; ce qui n’est pas tout à fait exact. C’est vrai au sens où il n’était pas lévite, officiant permanent du Temple pour assurer les cérémonies de sacrifices d’expiation. Mais c’est faux si l’on considère que, suite à l’évolution antérieure du judaïsme post-exilique, tout Juif pratiquant avait clairement conscience d’être membre d’une « nation de prêtres », et donc d’offrir à Dieu un sacrifice spirituel par son engagement religieux et éthique au quotidien.
Pour rendre témoignage au Dieu d’amour de sa Tradition, Jésus est allé jusqu’au sacrifice de sa vie, dans le registre du Serviteur souffrant d’Isaïe, ce que l’auteur de l’épître aux Hébreux considère comme sa manière d’être le grand-prêtre devant Dieu, celui qui ouvre aux fidèles le véritable sanctuaire du salut, celui par qui le sang versé efface définitivement l’empreinte du mal qui aliénait les consciences humaines. Les ornements de la liturgie chrétienne, comme la chasuble et l’étole du célébrant qui représente toute l’assemblée unie face à Dieu, sont directement inspirés du châle de prière juif, le tallit.
Les différentes formes de kiddoush, bénédiction traditionnelle, ont également trouvé leur place dans nos célébrations, sans oublier les onctions d’huile parfumée signes de l’effusion d’Esprit, (lors de la semikha d’envoi en mission d’un ministre ordonné, d’un engagement envers la communauté, d’une prière de guérison et de sérénité pour un malade, etc). Même le signe de croix sur le front, chose étonnante, vient du judaïsme, tout simplement parce que la lettre hébraïque tav, (voir Ez. 9.4) était communément tracée sur le front de juifs pieux en signe d’attachement à la Torah; et la forme ancienne du tav était x ou +.
Peut-être est-ce ce que Jésus a voulu dire, si c’est bien avant sa crucifixion qu’il a affirmé à ses disciples : “que celui qui veut être mon disciple porte sa croix…”(Mc 8.34) = c’est à dire “porte son tav, en forme de X”, et donc: porte le “joug” de la Torah?… « Mon joug est doux et mon fardeau, léger… » Jean le présente comme l’aleph et le tav, le commencement et la fin. Celui qui est venu accomplir et non pas abolir l’enseignement de Moïse et des prophètes nous invite ainsi urgemment à retrouver la sève hébraïque de notre foi chrétienne. (Comment savoir où l’on va si l’on ne sait pas d’où l’on vient ?) Ce qui n’est pas une option secondaire, si nous voulons prendre au sérieux l’humanité de Jésus, son enracinement, pour être ses disciples attentifs.
Etre fidèles au rabbi Yeshua “vivant par delà sa mort”, signe messianique pour tous les hommes de bonne volonté, c’est inévitablement prendre en compte l’incarnation de la Sagesse des pères et de la voix des prophètes et des sages manifestée en lui. Sinon, impossible de considérer qu’en Jésus la logique de l’alliance, par laquelle Dieu rencontre l’humain, a été renouvelée et enrichie.
C’est aussi se donner les moyens de mieux comprendre et de mieux respecter la spiritualité et la piété de nos frères juifs. Le pape Jean-Paul II l’avait en son temps formulé de manière provocatrice : « qui rencontre Jésus Christ rencontre le judaïsme ! »
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.
Excellent texte comme on les aime. Merci Père Arbez. Ce texte va filer illico dans ma bibliothèque virtuelle. Pour ma part, je suis dans la lecture de “Introduction au Talmud” d’Adin Steinsaltz (Spiritualités Vivantes – Albin Michel). Ce n’est jamais ennuyeux. C’est même plutôt passionnant. Mais pas faciles la loi, le savoir et la tradition d’Israël et du Judaïsme ! Et c’est pour ça que vos textes sont le trait d’union entre judaïsme et christianisme pour ceux qui n’ont pas trop de temps. Votre travail est magistral.
Il me semble que les Bresleveurs par leur simplicité, leur confiance et leur joie, ont quelque chose qui ressemble à l’enseignement de Yeshua.
qui est-ce?
@p. ARBEZ :
Rabbi Naḥman de Breslev (רבי נחמן מברסלב – Rabbi Naḥman miBreslav) 1772-1810, est le fondateur de la dynastie ḥassidique de la ville de Braslav (actuellement Biélorussie) : les « Breslev » ou « Bratslav » ou, comme ici, « Bresleveurs » [dénomination que je découvre…].
Sa tombe, à Ouman (Ukraine) est un lieu majeur de pèlerinage pour ses très nombreux fidèles, à la date anniversaire (hillûlah) de son décès.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages (Likoutey Moharan, Contes, Sepher Hamiddoth, etc.) toujours édités et très lus-étudiés aujourd’hui.
. Le R. Adin STEINSALTZ, qu’évoque Patrick Boulechitey ci-dessus, a fait éditer chez Albin Michel aussi un florilège de ses contes : https://www.laprocure.com/contes-sagesse-rabbi-nahman-braslav-nahman-bratslaw/9782226254030.html
. Voir aussi, sur « Le livre brûlé » : https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0909301442.html
. Et, sur Akadem.org (site que je recommande chaudement à tous, chrétiens compris) une introduction-vidéo à ses contes : http://akadem.org/sommaire/themes/limoud/le-hassidisme/rabbi-nahman-de-bratzlav/les-contes-hassidiques-de-rabbi-nahman-de-breslev-25-02-2008-7204_343.php
Pour en revenir au post de Lili, je pense un peu comme elle (?) : un chrétien qui participe à leurs shiûrîm-enseignements -quand il a dépassé la curiosité étonnée (voire la gène) des apparences (à la Rabbi Jacob !)- ne se sent pas trop en terra incognita…
… pour exemple, l’un de leurs morîm-enseignants m’a dit un jour avec malice (tous très très malicieux !) : « Ton R. Yeshûa’, celui qui parlait au nom de R. Yoseph, il était sûrement habillé comme nous ! » (il n’est pas question pour eux d’admettre ‘davantage’… mais on ressent un peu à leur contact le même souffle-Rûaḥ qu’à la lecture des paraboles de « notre » Yeshûa’-Jésus).
PS : Absence absolue de tout prosélytisme, comme c’est la règle dans le judaïsme, mais immense chaleur de l’accueil.
B-‘E
. Autre PS : Suis toujours un peu gêné par la formule « Grands frères », pourtant (chronolo)logiquement appliquée aux juifs par les chrétiens : alors que -bouleversant toute notion naturelle d’aînesse et de son droit- ce sont les puînés (Yiṣraq, Ya’aqoḅ) qui sont le fondement « de l’âme juive » (cette expression, faute de mieux).
Qu’en pensez-vous ?
PS ‘3’ : OUI, OUI, OUI ! L’Alliance renouvelée (N.T) est Midrash… mais un midrash ACCOMPLI !
PS 4 : Père, ce m’est toujours un ravissement que de vous lire (sans flagornerie aucune) ! MERCI ! Poursuivez ce travail lumineux (meïr, comme ce contributeur de Dreuz qui… ne l’est pas toujours !), je vous en prie ! Et que cette Semaine-Sainte, avec ses bas-et-ses-hauts, conforte notre Foi !
Merci, je n’avais pas compris “Bresleveurs”, je connais Rabbi Nahman et son oeuvre.
A noter qu’il y a 2 Breslau différents. Celui d’Edith Stein n’est pas le même!
Eh bien tant pis !
(J’avais pensé un instant pouvoir vous rendre -pour une modeste part- de l’enseignement que vous dispensez ici…
Gageons que mes quelques lignes auront titillé les ‘racines juives’ d’une lectrice ou d’un lecteur et, qui sait, avec profit ?)
B-‘E
Monsieur l’Abbé bonjour,
Je pensais à l’enseignement trés pur du Rabbi Nahman de Breslev.
@… Oui, il y a beaucoup de courants, autant que de poissons dans la mer!
@ Beth, bonjour… merci d’avoir écrit le nom du merveilleux rabbin STEINSALTZ. Actuellement il y a des Tsadikim magnifiques, inspirés et simples, par ex. le rav BESANCON, qui est un peintre, et un poéte, le rav DYNOWITZ qui est un combattant et un savant, le Rav IFRAH qui allie la douceur et la force…
Jolie avalanche de compliments auxquels je m’associe pleinement, à l’égard du travail du Père ARBEZ.
Il nous ouvre la voie aux découvertes et aux espérances nouvelles qui défient la grisaille de l’actualité profane.