Publié par Michel Gurfinkiel le 19 mai 2019

Même si elle est redevenue une superpuissance mondiale.

« Le temps des traités inégaux est révolu ». Cette formule a servi de ralliement, en 1911, aux révolutionnaires qui ont renversé la dernière dynastie impériale chinoise, les Qing d’orogine mandchoue. Elle a été invoquée par le Kuo Min-tang nationaliste de Chang kai-shek dans les années 1930 et 1940, puis par les communistes de Mao. Aujourd’hui, le président Xi Jinping la répète, lui aussi, comme un mantra. Même si l’on peut s’interroger sur le sens qu’elle revêt désormais : s’agit-il toujours de mettre un terme à une humiliation – les abandons de souveraineté imposés par des puissances étrangères tout au long du XIXe siècle -, ou d’humilier à leur tour les anciens maîtres, ce qui constituerait un retour à l’ordre naturel des choses…

Tout commence en 1839, sous l’empereur Daoguang, le huitième souverain Qing. La Chine semble encore être une formidable puissance. De fait, le XVIIIe siècle a été pour elle un Age d’Or. Sa population est passée de 150 millions d’âmes en 1700 à 320 millions en 1800. Elle a consolidé sa domination sur les « provinces extérieures », Mongolie, Turkestan, Tibet, et sur les pays voisins « tributaires », Corée, Vietnam, Népal. Son économie a été florissante : la Chine a trouvé en Europe un marché captif pour ses produits manufacturés, soie, coton, porcelaine, et pour un produit agricole exceptionnel, le thé ; sans éprouver le besoin d’importer en retour des produits européens. Quand les Britanniques envoient à Pékin des ambassades extraordinaires, en 1793 avec Lord Macartney et en 1816 avec Lord Amherst, il n’est pas question de la moindre « égalité » diplomatique avec ces Barbares : la grande affaire est de savoir s’ils vont se conformer à l’étiquette en se pratiquant le « kowtow » (la prosternation) devant le Fils du Ciel…

Sa prospérité, la Chine l’a due à son organisation étatiste : une monarchie centralisée, une bureaucratie omniprésente, une justice implacable, mais aussi une économie dirigée et planifiée, qui a assuré à la population un minimum de sécurité alimentaire. Elle n’envisage pas, dans les premières années du XIXe siècle, de se départir de ce « modèle ». Même si elle commence à en percevoir les limites. Les ressources agricoles croissent désormais moins vite que la population. Et les termes du commerce international se dégradent : les Britanniques sont en effet parvenus à imposer un produit sur le marché chinois, l’opium du Bengale. De 200 balles de soixante kilogrammes au début du XVIIIe siècle, les importations sont passées à 4000 cent ans plus tard, et 30 000 vers 1830. Les empereurs ont interdit l’importation, la vente et enfin la consommation de cette drogue. Rien n’y fait : la demande ne cesse de croître, et de nombreux marchands britanniques s’arrangent pour la faire passer en contrebande, avec la complicité de maint fonctionnaire autochtone.

En juillet 1839, deux marins britanniques pris de boisson tuent un paysan chinois dans une rixe à Kowloon, un village côtier proche de Canton où abordent les vaisseaux marchands occidentaux. De fil en aiguille, ce fait divers se change en casus belli : les Chinois décrètent un blocus contre les Britanniques, ceux-ci décident de le forcer…

La guerre dure trois ans. Les Chinois se battent bien. Mais les Britanniques, disposant de matériels plus modernes et appliquant les tactiques navales et terrestres mises au point pendant les guerres napoléoniennes, les surclassent rapidement. En août 1842, ils ont pris le contrôle de toute la côte méridionale de la Chine, de Canton à Nankin en passant par Shanghai, et commencent à croiser beaucoup plus au nord, en mer Jaune : c’est à dire à la proximité immédiate de Pékin.

La Cour impériale se résout à négocier. Un traité est signé le 29 août à bord du Cornwallis, en rade de Nankin : le premier « traité inégal » selon l’historiographie chinoise. La Chine verse des indemnités de guerre, y compris pour des cargaisons d’opium appartenant à des Britanniques – d’où le nom de « Guerre de l’Opium » qu’on donnera rétrospectivement au conflit. Elle ouvre cinq ports aux commerçants britanniques, leur permet de mener leurs affaires sans passer par l’intermédiaire de guildes chinoises, comme c’était jusque là l’usage, et d’être jugés par leurs consuls. Les Britanniques, de leur coté, se retirent de toutes les positions conquises pendant les hostilités, sauf de l’îlot de Hong Kong, en face de l’entrepôt portugais de Macao.

En soi, ces clauses n’ont rien de draconien. Mais sur le plan symbolique, il en va tout autrement : alors que les Occidentaux étaient jusque là requis s’intégrer à l’ordre chinois, les Chinois seraient désormais contraints s’adapter aux règles occidentales. Comme le note Evariste-Régis Huc, un prêtre français qui séjourne alors en Chine et au Tibet, cela signifie que les Qing sont en train de perdre le « mandat du Ciel » – la légitimité de droit divin. De fait, Nankin et une partie de la Chine du Sud se révoltent en 1850, à l’appel de la secte Taiping : ils formeront un « contre-Empire » pendant quatorze ans.

Confrontés eux aussi au nouveau rapport de force entre Asiatiques et Occidentaux, les Japonais décideront bientôt, à travers la Révolution Meiji, de s’aligner sur ces derniers et d’adopter une partie de leur civilisation. Le nouvel empereur chinois Xianfeng, qui n’a que dix-neuf ans, estime au contraire qu’il ne peut sauver son trône qu’en « châtiant les Barbares ». Cela conduit à ce que l’on appelle la Seconde Guerre de l’Opium, contre la Grande-Bretagne et la France. Nouvelles défaites, plus cuisantes encore : Canton et Pékin sont pris ; et dans la capitale, le Palais d’Eté est pillé et incendié, en représailles d’atrocités contre des civils occidentaux.

Les Chinois doivent signer en 1856 puis 1860 de nouveaux « traités inégaux », qui cette fois méritent pleinement leur nom : avec les Britanniques et les Français, mais aussi les Russes et les Américains. Ils doivent ouvrir onze ports supplémentaires aux étrangers, ainsi que le fleuve Yang Tsé-kiang, permettre aux étrangers de voyager dans l’intérieur du pays, cesser toute persécution contre les chrétiens, autoriser le commerce de l’opium, et payer une indemnité de 8 millions de taëls d’argent ; enfin, Hong-Kong absorbe Kowloon.

Xianfeng meurt en 1861, âgé de trente ans à peine. Les empereurs qui lui succèdent ne sont que des fantoches : le pouvoir sera exercé pendant quarante-sept ans, jusqu’en 1908, par sa concubine Cixi, devenue impératrice douairière et régente. Celle-ci comprend la nécessité d’un « Meiji chinois », mais croit pouvoir le mener dans le cadre de la monarchie absolue : un processus ambigu qui contribue en fait au déclin de la Chine au lieu de l’enrayer. La Chine est vaincue par la France en 1885, par le Japon en 1895, par une coalition de huit puissances étrangères, dont le Japon, en 1900. Les « traités inégaux » se multiplient ; certains ne sont plus que des tentatives désespérées d’acheter la bienveillance de telle ou telle puissance à court terme, comme la convention passée en 1898, qui cède pour quatre-vingt-dix-neuf ans de nouveaux territoires à la colonie britannique de Hong-Kong.

A travers ces traités, la Chine, « homme malade de l’Asie », devient peu à peu un pays colonial, ou plus précisément la colonie collective des puissances étrangères. Celles-ci ne se contentent plus de l’ « ouverture » de certaines villes : elles y obtiennent des « concessions » qu’elles gouvernent quasi souverainement (il y en aura au total quatre-vingt, dont deux à Shanghai, la capitale économique du pays) ; leurs ressortissants disposent partout de l’exterritorialité, qui les met au-dessus de la justice locale ; le droit de commercer librement dans l’Empire se transforme en un droit de l’exploiter sans payer d’impôts. On comprend que pour les patriotes chinois, conservateurs ou marxistes, l’abrogation d’un tel régime apparaisse comme une priorité absolue.

Il faut attendre la Seconde Guerre mondiale – la Chine est devenue un front de première importance face au Japon – pour que les Occidentaux acceptent de renoncer à la plus grande partie des « traités inégaux ». Après 1949, Mao poursuit leur démantèlement, tout en épargnant provisoirement les enclaves de Hong-Kong et de Macao. Quand il voudra se débarrasser de la tutelle soviétique, après 1959, il la dépeindra comme un nouveau « traité inégal ». Un argument qui lui permettra, quelques années plus tard, de purger les « traîtres » de l’aile prosoviétique du parti communiste.

Curieusement, Deng Xiaoping réintroduit à partir de 1979 certains aspects du régime honni des « traités inégaux » lors de la modernisation accélérée du pays : notamment en multipliant des « zones économiques spéciales » qui s’apparentent aux anciennes concessions. Avec toutefois une différence majeure : elles opèrent sous le contrôle étroit du gouvernement chinois.

Et maintenant ? La Chine a retrouvé, peu ou prou, la position qui était la sienne au début du XIXe siècle, et ambitionne de devenir à court terme la plus grande puissance mondiale, non seulement sur le plan économique mais aussi en matière technologique, militaire ou diplomatique. C’est elle qui, de plus en plus, impose des traités léonins à des pays moins développés : ses investissements renforçant sa domination géopolitique. Mais quand le président américain Donald Trump, ou de manière plus feutrée les dirigeants européens, parlent de réciprocité dans les échanges, et d’une plus grande ouverture du marché céleste à leurs produits ou leur services, cela sonne fatalement aux oreilles chinoises comme un retour à 1839. Et cela ne peut que rassembler les Chinois autour de leur empereur rouge.

https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/histoire/la-chine-noubliera-jamais-les-traites-inegaux-des-occidentaux-106522

http://michelgurfinkiel.com/articles/719-La-Chine-noubliera-jamais-les-traites-inegaux….html

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