Publié par Abbé Alain René Arbez le 5 juin 2019

Cette présentation s’inspire de celle de Joel Sebban publiée en anglais en 2012. Voici les éléments essentiels de la genèse du concept discuté : « judéo-chrétien ».

On sait que l’expression « antisémitisme » vient d’Allemagne, où, à la fin du 19ème siècle, le journaliste Wilhelm Marr invente ce terme pour désigner la détestation antijuive. Malgré les apparences, le mot ne s’applique pas à tous les sémites, (tels les Arabes) mais, en fonction du contexte de l’époque, seulement aux Juifs.

L’expression « judéo-chrétienne » fait débat. Elle provient également d’Allemagne, où des exégètes la mettent en évidence au début du 19ème siècle, et elle est reprise ensuite dans les années 1880 par des penseurs français qui l’utilisent pour parler de « morale judéo-chrétienne ».

Pour beaucoup, ce terme désigne péjorativement la culpabilité et l’interdit. Pour d’autres, positivement, c’est le socle des valeurs civilisationnelles.

La morale judéo-chrétienne est aujourd’hui mise à mal dans les milieux universitaires, nous sommes à l’ère du gender et des femen. Elle l’est aussi dans les cercles juifs conservateurs : en 1968, le philosophe juif Yeshayahou Leibowitz considérait ce concept comme absurde et négateur de la foi des pères. Shmuel Trigano est lui aussi plus sensible au différend judéo-chrétien qu’à ce qui constitue un héritage commun aux deux traditions. Martin Buber contestait les notions d’ancien et de nouveau testament, estimant que le judaïsme n’est ni ancien ni testamentaire.

C’est dans les années 1970 que l’expression d’une « foi judéo-chrétienne » se généralise, suite à la prise de conscience du génocide des juifs et de l’antijudaïsme chrétien, mais c’est surtout dans le sillage de la nouvelle posture catholique de Nostra Aetate (1965) que l’évolution prend son sens.

A cette même période, la révolution sexuelle (jouissez sans entraves, interdit d’interdire, de mai 1968) crée de nouvelles approches libertaires teintées de freudisme où la morale judéo-chrétienne fait figure d’épouvantail.

UNE MORALE JUDEO-CHRETIENNE

C’est l’exégèse biblique allemande qui inaugure au début du 20ème siècle la notion de morale ou de foi « judéo-chrétienne ». Chez les intellectuels français, Renan va jouer un rôle de premier plan pour populariser ce concept et toute une littérature en surgira. Dans la recherche universitaire, on commence à prendre en compte la filiation entre judaïsme antique et Eglise primitive. Un processus s’élabore où vont se mêler réflexion morale et approfondissement théologique.

Après la première guerre mondiale, on peut dire que l’héritage judéo-chrétien est reconnu comme source essentielle de la civilisation occidentale. Maurice Barrès désigne le judaïsme comme l’une des familles spirituelles fondatrices de la France. De manière générale, la morale judéo-chrétienne est perçue comme éthique de l’obligation et du devoir.

Lorsque que développe l’antisémitisme nazi, de nombreux catholiques adhèrent à la « défense de la civilisation judéo-chrétienne ». Une union sacrée contre l’antisémitisme s’accompagne d’une réflexion théologique dynamique au sein de l’Eglise catholique autour des origines juives du christianisme.

Le concept de « judéo-christianisme est attribué au théologien protestant allemand Ferdinand Baur, un disciple de Hegel, enseignant à Tübingen. Cette expression est utilisée pour la première fois en 1831 dans son étude sur la 1ère épître de Paul aux Corinthiens. En étudiant la dynamique du christianisme naissant, son analyse met en lumière l’existence d’une tension entre une Eglise judéo-chrétienne (avec Pierre pour chef de file) et une Eglise pagano-chrétienne (animée par Paul). Utilisant des outils hegeliens, Baur démontre que le catholicisme romain placé sous l’autorité de Pierre et de Paul n’est qu’un consensus entre judéo-christianisme pétrinien et pagano-christianisme paulinien. Mais il décrit le judéo-christianisme de manière négative : il le considère comme une adaptation chrétienne du ritualisme rabbinique. Sa pensée évolue, puisqu’en 1841 Baur estime que la branche originelle judéo-chrétienne n’est pas en conflit avec l’universalisme prêché par Paul. Les thèses de Baur sont critiquées de part et d’autre, mais sa pensée devient peu à peu un critère courant dans l’exégèse critique du Nouveau Testament. Le théologien luthérien Reuss diffuse cette vision de l’Eglise primitive et cherche à contrer l’approche négative du judéo-christianisme. Dans une étude de 1852, il ne fait plus de Pierre la figure dominante du judéo-christianisme, mais il s’intéresse à la personne de Jacques le Juste, dont l’épître lui semble caractéristique du courant judéo-chrétien.

L’INFLUENCE DE RENAN

Cette influence sur les intellectuels de la 3ème république française va être considérable. Nietzsche, Bergson, Lazare, Charles Péguy, Jaurès et Maurras sont marqués par la « Vie de Jésus » parue en 1863 et qui rencontre un immense intérêt populaire chez ceux qui cherchent à comprendre les origines du christianisme. Renan cherche à montrer que la religion instaurée par Jésus est une conséquence naturelle de ce qui l’a précédé. Renan présente Jésus comme un réformateur du judaïsme, mais pas comme « le fils de Dieu », notion qu’il estime (à tort) incompatible avec le judaïsme. Pour lui Jésus est un juif comme Socrate est un grec. Renan n’imagine pas un instant qu’il y ait une morale commune entre ancien et nouveau testament : il considère que le Galiléen a su opposer au particularisme hébreu un universalisme porteur de la tradition culturelle de l’Occident.

Toutefois, son approche se modifie après la première guerre franco-prussienne. Alors qu’il faisait du judaïsme un simple creuset préparant le christianisme, il envisage désormais que l’ancien testament est porteur d’une spiritualité et d’une éthique qui structurent la pensée de Jésus. Différemment des conclusions de sa « Vie de Jésus », Renan estime que Jésus est davantage « un grand juif  qu’un grand homme »… Puis Renan célèbre les prophètes d’Israël, il affirme : « avec les prophètes, la morale est entrée dans la religion, la religion est devenue la morale ».

Pour Renan, le christianisme n’est que le prolongement du message juif. Il affirme que « la gloire du christianisme, c’est la gloire du judaïsme. Le monde s’est fait juif en se convertissant aux lois de douceur et d’humanité prêchées par les disciples de Jésus ».

L’APPORT DES PHILOLOGUES ISRAELITES

Des intellectuels israélites jouent un rôle éminent dans la reconnaissance des sources juives du christianisme. Originaires d’Allemagne pour la plupart, ils participent de l’émergence des mythologies comparées. Ainsi, Michel Bréal, Salomon Munk, James Darmesteter éclairent les origines de la religion par l’étude des fondements mythiques. Darmesteter, spécialiste de la Perse, montre qu’aucun monothéisme n’est antérieur au monothéisme hébraïque. Pour lui, l’avesta, livre sacré du mazdéisme, ne date que du 3ème siècle après JC. Ces savant israélites élargissent le champ d’investigation. Le judéo-christianisme ne renvoie plus seulement à la naissance de l’Eglise primitive. L’étude de son symbolisme s’intéresse aux premières manifestations d’une conscience religieuse. C’est un philologue, le comte de Charencey, membre de la société de linguistique, qui publie un essai en 1871 intitulé : « Etude de la symbolique judéo-chrétienne ».

CONFLITS ENTRE MORALE JUDEO-CHRETIENNE ET MORALE LAÏQUE

Dans les années 1880, Etienne Vacherot voit dans la morale judéo-chrétienne une « caution théologique nécessaire à la cohésion de la société ». A l’inverse, des polémiques se développent autour des idées de Nietzsche. Deux ouvrages du philosophe allemand font date : « la généalogie de la morale » et « L’antéchrist, essai d’une critique du christianisme », édités en Allemagne et traduits en français. Son réquisitoire s’attaque aux sources juives de la morale chrétienne, même si Nietzsche cite assez peu la Bible.

Il base ses connaissances sur les travaux éclairants du célèbre exégète protestant allemand Julius Wellhausen (Prolegomena zur Geschichte Israels). Nietzsche en déduit que l’esprit sacerdotal juif s’est transmis aux théologiens chrétiens qu’il considère comme de nouveaux prêtres hébraïques sous des habits romains. Il renvoie la morale judéo-chrétienne à une nature psychologique commune : la faiblesse humaine.

En 1884, Michelet publie sa « bible de l’humanité », où il dénonce dans la morale juive une morale d’esclaves révoltés ayant trouvé dans leur Dieu farouche une manière de protester contre les cultes écrasants. Comme Nietzsche, Michelet fustige les emprunts de la théologie chrétienne à la théologie juive.

La pensée de Nietzsche influence durablement le monde intellectuel en France dès la fin du 19ème siècle. La pensée positiviste de l’époque trouve chez Nietzsche des arguments pour faire la critique du devoir. Jean-Marie Guyau son disciple publie « Esquisse d’une morale sans obligation et sans sanction ». Edmond Goblot veut, quant à lui, rompre avec « la morale des modernes dominée par l’idée judéo-chrétienne de devoir ». Pour ce penseur, il existe une « légende judéo-chrétienne » de la création. Il lance des perspectives qui ne sont pas anodines : « si par bien on entend le bonheur, la morale sera la technologie du bonheur, et il appartiendra aux sciences de la nature  de définir le bonheur. La morale sera la technologie du progrès. »

L’école positiviste en France de la fin du 19ème siècle puise dans la rhétorique de Nietzsche les bases de « la morale scientifique d’une école laïque ». Dans l’esprit de Marx, la « société judéo-chrétienne » est quelque chose de très péjoratif.

DEFENSE DE LA MORALE JUDEO-CHRETIENNE

Face au développement de la mouvance antisémite, autour du mouvement « völkisch » d’Allemagne, des chrétiens réagissent. La critique antisémite s’en prend à l’héritage vétéro-testamentaire, et l’antijudaïsme chrétien de la fin du 19ème siècle fait des dégâts dans les consciences. Pour beaucoup le nouveau testament s’est substitué à l’ancien. Malgré ces positions hostiles, des intellectuels et des théologiens haussent le ton pour défendre l’héritage commun. Ainsi, Maurice Blondel condamne les écrits de Maurras. Le père Laberthonnière voit en ce théoricien un « adversaire des évangiles ». le théologien Alfred Loisy va avoir une influence considérable dans la remise en valeur des origines juives du christianisme. En 1902, il publie : « L’Evangile et l’Eglise » où il s’oppose aux thèses du protestant allemand Adolf Von Harnack. Ce dernier dénonce les dogmes de l’Eglise catholique comme des « falsifications ». Il n’accorde aucune valeur à l’ancien testament et réduit le message évangélique à une philosophie grecque.  Face à ces positions minimalistes, Loisy met en lumière la dépendance étroite entre doctrine juive et doctrine chrétienne. Il affirme que l’évangile ne peut pas être un élément entièrement nouveau car Jésus est venu accomplir les prophéties juives.

Anatole Leroy Beaulieu incarne aussi ce nouveau regard sur les liens avec le judaïsme. Il rejette tout antisémitisme et promeut la morale judéo-chrétienne. Il publie »Israël parmi les nations » en 1893. Il dénonce les inclinaisons antijuives de certains catholiques : « A la façon dont certains chrétiens parlent de l’esprit juif et du judaïsme, on dirait que la Bible et l’Evangile n’ont rien de commun ! On semble ne plus se souvenir que tous deux ont au fond même Dieu, même Décalogue et même morale ». Il invite « chrétiens et juifs à s’unir face au néo-paganisme ».

Au cœur de la crise spirituelle de la fin du 19ème siècle, on s’inquiète de l’avènement d’un socialisme athée et on constate le déclin de la morale positiviste. Dans cette période, des philosophes comme Etienne Vacherot cherchent à concilier la science et la métaphysique. Certains mettent en doute la prétention scientifique à expliquer les origines du monde et veulent réhabiliter la métaphysique en même temps que la morale judéo-chrétienne.

Le penseur protestant Charles Renouvier estime qu’on doit réconcilier le Sermon sur le Montagne et la Loi de Moïse. « La morale de Jésus n’encourait nullement le reproche de vouloir se substituer au Décalogue ».

CIVILISATION JUDEO-CHRETIENNE

L’entre-deux guerres est marqué par une reconnaissance de l’héritage judéo-chrétien dans la construction de la civilisation occidentale. Paul Valéry illustre cette vision en 1921 lorsqu’il définit l’Europe comme « ensemble de gens romanisés, baptisés ou judaïsés, grécisés ».

Bergson, penseur dominant de toute une génération, écrit « les deux sources de la morale et de la religion » en 1932, où il défend la thèse d’une morale judéo-chrétienne fondée sur « l’obligation de justice ». Il montre que le devoir de justice est venu d’abord par la voix des prophètes d’Israël avant que Jésus n’étende ce message à l’universel.

FACE AUX PAGANISMES NAZI ET COMMUNISTE

L’avènement du communisme athée en Russie et la montée de l’antisémitisme nazi amènent juifs et chrétiens à défendre un héritage biblique commun.  Une réflexion sur les origines juives du christianisme est accélérée par les événements. Le père Joseph Bonsirven s’active dans le dialogue judéo-chrétien et publie dans la revue jésuite Etudes des travaux sur le judaïsme post-chrétien ignoré par l’Eglise. Avec Edmond Fleg, Bonsirven fonde l’union civique des croyants en 1934 qui réclame une « union pour défendre la tradition judéo-chrétienne ».

Le pape Pie XI déclare : « Par le Christ et dans le Christ, nous sommes de la descendance spirituelle d’Abraham…Il n’est pas possible de participer à l’antisémitisme, c’est inadmissible ! Nous sommes spirituellement des sémites ».  A la fin des années 30, des manifestations communes entre juifs et chrétiens sont organisées pour sauvegarder « la civilisation spiritualiste ». Lors d’une conférence organisée par l’Union des Français israélites, le directeur du journal La Croix déclare : « la civilisation basée sur la tradition judéo-chrétienne, la civilisation spiritualiste est en danger. N’oublions pas que l’origine de notre civilisation est dans les prophètes d’Israël précurseurs du christianisme. Ce serait une régression de les remplacer par des doctrines raciales s’appuyant sur la violence et l’oppression. Croyants, catholiques, protestants et israélites ne l’accepteront pas ! »

Par la suite, après le choc de la shoah, des instances chrétiennes et juives se sont rencontrées. Le Concile Vatican II puis le pape Jean Paul II ont ouvert des voies de dialogue et de fraternité. Un immense travail de rapprochement reste à poursuivre afin retrouver les proximités doctrinales des origines et promouvoir des valeurs communes dans nos sociétés gangrénées par diverses formes de paganisme.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.

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