Publié par Gaia - Dreuz le 16 juin 2019

Source : Les Echos

Facebook prépare hâtivement la création de sa propre monnaie. Séduisant sous l’ange de l’innovation financière, ce projet déboucherait en réalité sur une mainmise d’une ampleur inégalée sur des milliards d’existences individuelles. Il faut le combattre à tout prix.

A l’heure où Elizabeth Warren, en course pour l’investiture démocrate à l’élection présidentielle américaine, veut briser le monopole de Facebook et autres Gafa, Mark Zuckerberg s’est fait un malin plaisir d’annoncer la création d’une monnaie modestement baptisée « Global Coin ». Ce n’est pas une parole en l’air. Une équipe de Facebook y travaille en secret depuis un an. Une filiale, « Libra », a été installée en Suisse pour développer les techniques de type blockchain nécessaires à une éventuelle cryptomonnaie. Des échanges ont déjà eu lieu avec le gouverneur de la Banque d’Angleterre ainsi qu’avec des crypto-bourses comme Gemini (ironiquement fondée par les ennemis historiques de Zuckerberg, les frères Winklevoss). Facebook a formellement ouvert des discussions avec le régulateur américain, la CFTC. Lors d’une conférence interne à Facebook en avril dernier, Mark Zuckerberg a déclaré qu’« envoyer de l’argent à quelqu’un devrait être aussi simple que de lui envoyer une photo ». Même si les détails sont encore flous, le message est clair.

Il faut mesurer l’impact que le Global Coin pourrait avoir. Avec ses 2,4 milliards d’utilisateurs dans le monde, Facebook serait en mesure de développer un outil d’une efficacité redoutable. Plus besoin de taper en ligne numéros de carte et dates d’expiration, plus besoin de se souvenir de mots de passe compliqués pour rémunérer son plombier, plus besoin de payer de frais bancaires ! Comme en Chine avec Alipay ou WeChat Pay, Facebook nous ferait entrer de plain-pied dans la société sans cash, où l’on pourrait effectuer tous ses achats sur son téléphone grâce à un code QR généré à la demande. De plus, en émettant sa propre monnaie, Facebook créerait une plate-forme d’échange mondiale, indifférente aux taux de change et économe en coûts de transaction, qui devrait rapidement agréger tous les services d’e-commerce et ringardiser l’industrie bancaire. Nul doute que cette fluidité viendrait vite à bout de nos hésitations.

Le Global Coin signerait dans le même temps la fin des Etats-nations, déjà bien vacillants. Dans ses « Six Livres de la République », le penseur de l’Etat moderne Jean Bodin associait la souveraineté au monopole de la monnaie : « Quant au droit de battre monnaie, écrivait-il, il est de la même nature que la loi, et il n’y a que celui qui a puissance de faire la loi, qui puisse donner loi aux monnaies. En toute République bien ordonnée, seul le Prince souverain a cette puissance. » Ce n’est pas pour rien que le faux monnayage fut longtemps assimilé à un crime de lèse-majesté. Mais aujourd’hui, qui édicte sinon les lois, du moins les normes, s’agissant de la liberté d’expression, par exemple ? Facebook. Il serait donc assez logique qu’il batte monnaie à la place des gouvernements, qui s’effondreront d’eux-mêmes avec leur montagne de dettes libellées en monnaie de banque centrale. Global Coin pour Global Village.

Je reste séduit par la philosophie du bitcoin et de ses avatars cryptos développés en open source, qui préservent l’anonymat et entendent transférer la souveraineté au plus petit niveau qui soit : l’individu. Mais la perspective de l’Etat Facebook, conçu dans l’ombre des clauses de confidentialité, ne me semble guère aller dans le sens des libertés. Mark Zuckerberg aura beau nous assurer que sa monnaie sera ouverte et encryptée, je ne vois pas comment il résisterait à la tentation de compléter sa formidable entreprise de siphonnage des données en intégrant nos transactions financières devenues traçables. Sa comparaison avec la photo parle d’elle-même : à qui envoie-t-on réellement une photo postée sur Facebook, sinon aux algorithmes qui nous manipulent en retour ? Bientôt, il deviendra impossible d’exister en société sans compte Facebook, comme j’y parviens encore. Le réseau social métamorphosé en entreprise-monde agrégera nos contacts, nos opinions, nos achats et nos revenus pour nous connaître intimement. Il nous offrira des offres d’emploi, des assurances santé et des coachs virtuels, compensant en bien-être ce que nous perdrons en autonomie. Il n’aura même pas besoin d’une police pour nous contrôler : à quand un « score personnalisé » sur Facebook, réinventant par des moyens privés ce « crédit social » que la Chine communiste impose par la force ?

Ce que Facebook prépare, sous couvert d’innovation financière et de disruption technologique, c’est une mainmise d’une ampleur encore inégalée sur des milliards d’existences individuelles. Il faut l’arrêter de toute urgence.

Gaspard Koening est philosophe et président du think tant GénérationLibre

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