Publié par Michel Gurfinkiel le 23 juillet 2019

Rome, 63 avant l’ère chrétienne : comment le parvenu Cicéron monte un procès politique pour se concilier l’artistocratie sénatoriale…

C’est le premier procès politique de l’histoire, et peut-être le plus célèbre. On y retrouve déjà tout ce qui figurera dans les autres affaires de ce type, y compris celles du XXe siècle : un accusateur brillant et acharné, un accusé prestigieux, le langage de la justice et de la vertu au service des intérêts politiques, une médiatisation habile, une procédure sommaire…

La scène est à Rome, en 63 avant l’ère chrétienne. Face à face : le consul Cicéron et le sénateur Catilina. Les Romains sont en train d’achever la conquête du monde antique. Maîtres de l’Italie, du bassin occidental de la Méditerranée, de la Grèce et de l’Asie mineure, ils se tournent désormais vers le bassin oriental de la Méditerranée. Mais la société et l’Etat sont en crise, par l’effet même de ces victoires. « Si nombreuses furent les dépouilles provenant de nations opulentes » – or, argent, œuvre d’art, main d’œuvre servile –  « que Rome était incapable de les contenir », écrit l’historien latin Florus. L’économie traditionnelle, fondée sur la petite propriété rurale, s’est effondrée. Et depuis une soixantaine d’années, les révolutions et les guerres civiles se succèdent.

Il y a d’abord l’affaire des Gracques, des aristocrates qui, de 133 à 121, ont tenté de sauver la petite paysannerie romaine. Puis, de 91 à 88, la Guerre Sociale, c’est-à-dire la révolte des Socii, les petits peuples italiens« associés » à Rome. Et enfin, de 73 à 71, une insurrection générale des esclaves d’Italie du Sud, conduite par l’ancien gladiateur Spartacus. La République n’a survécu qu’en se tournant vers des généraux : Marius, le conquérant de la Gaule méridionale et de la Numidie, qui substitue en 107 une armée de métier à la conscription ; Sylla, qui de 88 à 85 rétablit l’autorité romaine en Grèce et en Macédoine puis l’étend en Anatolie ; Pompée qui de 67 à 63 anéantit les pirates en Méditerranée puis s’empare de l’Anatolie orientale et de la Syrie. Tous les trois disposent de pouvoirs extraordinaires. L’un d’entre eux, l’ultra-conservateur Sylla, s’arroge même un pouvoir absolu de 82 à 79 à l’issue d’une guerre civile et de proscriptions sanglantes.

Cicéron – Marcus Tullius Cicero – a été élu consul en 63 : au moment où Pompée s’empare de la Syrie. Le fait même qu’il ait accédé à cette magistrature peut être considéré comme une indication supplémentaire de la crise qui ravage Rome. Jusque là, de telles fonctions étaient en effet généralement réservées à la nobilitas : un ensemble de « grandes familles »dont les membres siègent au Sénat de génération en génération. Or Cicéron est un « homme nouveau », une sorte de parvenu : d’origine provinciale, il appartient à l’ordre équestre, une aristocratie censitaire de second rang. A quarante-trois ans, c’est sans doute un avocat célèbre, qui a gagné des procès difficiles, notamment sur des affaires de corruption et de prévarication. Par ailleurs, il est allié par mariage à une famille noble, les Terentii. Pour autant, Salluste, qui sera un homme politique important quelques années plus tard avant de devenir un historien, et qui a sans doute été un témoin oculaire de ces événements, note que « dans tout autre moment, l’orgueil de la noblesse se serait révolté d’un pareil choix. Elle aurait cru le consulat profané, si, même avec un mérite supérieur, un ‘homme nouveau’ l’avait obtenu. Mais à l’approche du péril, l’envie et l’orgueil se turent. »

Le péril, c’est l’adversaire de Cicéron aux élections consulaires, Lucius Sergius Catilina. Salluste le décrit ainsi : « Issu d’une noble famille, il avait une grande force d’esprit et de corps, mais un naturel méchant et pervers. Dès son adolescence, il avait séduit une vierge de bonne famille, puis une vestale…  Les guerres intestines, les meurtres, les rapines, les émotions populaires, charmaient son âme… On l’avait vu, depuis la dictature de Sylla, se livrer tout entier à l’ambition de s’emparer du pouvoir : quant au choix des moyens, pourvu qu’il régnât seul, il ne s’en souciait guère. »

A en croire Salluste, cet étrange personnage inquiète aussi bien – en l’absence de Pompée, encore retenu en Syrie – les chefs des populares, le parti qui, à la suite des Gracques, prétend protéger le petit peuple, que ceux des optimates, le parti des élites. Les deux camps se seraient donc momentanément coalisés pour faire élire Cicéron. On devine un double calcul : l’ « homme nouveau » voudra se montrer digne de l’honneur qu’on lui accorde, et n’hésitera donc pas à éliminer Catilina ; mais une fois ce« ménage » expédié, il sera facile de lui reprocher sa « cruauté » …

De fait, Cicéron se comporte bien comme s’il avait un « contrat » à remplir,en usant à la fois de ses pouvoirs consulaires et de son talent (ou de ses roueries) d’avocat. Il monte un dossier où Catilina est noirci sans mesure, produit ou fabrique des preuves accablantes, mène une campagne d’opinion : au bout de quelques semaines, la condamnation semble aller de soi. Le dossier à charge nous est parvenu à travers deux textes : le réquisitoire que Cicéron prononce au Sénat, dûment réécrit et amplifié après coup, et les pages que Salluste consacre à l’affaire. Deux oeuvres magnifiques, mais qui ploient sous le parti pris, les exagérations et les contradictions.

Catilina, selon ces sources, s’entoure d’une garde personnelle, à qui il ferait commettre, pour l’endurcir, maint crime « sans nécessité ». Il médite de gagner à lui tous les mécontents, « alors que par tout l’empire les citoyens étaient écrasés de dettes, et que les soldats de Sylla, encore pleins du souvenir de leurs rapines, ne désiraient que la guerre civile », afin« d’asservir la République ». Ce sont là des faits plausibles : bon nombre d’hommes politiques de cette époque se comportent de la même manière, à commencer, nous l’avons vu, par les généraux.

Catilina aurait associé un grand nombre de sénateurs et de magistrats à ses projets, avant même l’élection consulaire : là encore, c’est vraisemblable. Mais dans ce cas, peut-on croire qu’il ait prévu d’incendier Rome, et de faire assassiner les nobles par leurs propres fils, comme l’affirment ses accusateurs ? Qu’il ait promis, au delà de « l’abolition des dettes », de décréter « la proscription des riches » ? Qu’il ait prononcé devant les conjurés un discours quasi communiste où il se serait indigné « qu’un petit nombre d’hommes puissants… regorge de richesses, pendant que d’autres manquent des choses les plus nécessaires à la vie… »  Et quid de cette scène où Catilina et ses partisans auraient prêté serment sur « une coupe de vin mélangé de sang humain » ? Ici, Salluste se sent contraint d’ajouter : « Ce fait si grave ne m’a jamais paru suffisamment prouvé ».

La suite n’est pas moins rocambolesque : l’un des conjurés, Quintus Curius, révèle le complot à sa maîtresse, une noble dame nommée Fulvie, qui le révèle à qui de droit. D’autres conjurés tentent de rallier à leur cause un peuple gaulois, les Allobroges : mais ceux-ci exigent des engagements écrits, qu’ils s’empressent de faire parvenir au consul. Nanti de ces preuves, ou de ces apparences de preuves, Cicéron s’empresse de mettre Catilina et ses affidés en accusation au Sénat, le 7 novembre 63, prétendant en outre que certains d’entre eux ont tenté de l’assassiner la nuit précédente. Il apostrophe son adversaire, à travers des phrases restées célèbres : « Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ?… O temps, ô mœurs, tous ces complots, le Sénat les connaît, le consul les voit – et Catilina vit encore ? » Avant de prononcer son réquisitoire, trois jours de suite …

Juge et partie, Cicéron ne parvient pas à convaincre d’emblée le Sénat. S’il obtient, le 3 décembre, l’arrestation puis l’exécution séance tenante de sept« conjurés » de haut rang (un seul sénateur s’oppose à la mesure, Jules César), il ne peut ajouter Catilina à la liste. Mais ce dernier commet alors la faute qui lui sera fatale : il s’enfuit, et gagne l’Etrurie, où quelques centaines de partisans l’attendent. Cicéron peut dès lors le traiter en rebelle et lancer à sa poursuite une armée commandée par Petreius Marcus.

Une bataille à dix contre un se déroule près de Pistoria, au pied des Apennins. Catilina et ses fidèles périssent tous, les armes à la main – forçant, en définitive, l’admiration de Salluste. Le Sénat proclame Cicéron « père de la Patrie », sur proposition de Caton d’Utique, et une garde munie de flambeaux l’escorte jusqu’à sa résidence. Mais ce triomphe ne dure pas. Lespopulares l’accusent bientôt d’avoir outrepassé la loi. Il doit bientôt s’éloigner de la politique active, exception faite d’un proconsulat en Cilicie en 51-50. Ménagé par César, il sera exécuté en 43 sur l’ordre de Marc-Antoine. Sans la moindre forme de procès.

Les historiens sont partagés sur le sens véritable de l’affaire Catilina. La version de Cicéron et de Salluste, partie intégrante de l’enseignement des lettres latines,  a longtemps été acceptée telle quelle. Au XXe siècle, cette première interprétation a été modernisée par divers auteurs, notamment Curzio Malaparte, qui ont vu en Catilina le prototype des leaders fascistes, et dans ses partisans des chemises noires ou brunes avant la lettre.

Mais d’autres lectures ont été avancées. Les marxistes présentent Catilina comme le précurseur de la lutte des classes, et l’action intentée par Cicéron comme prototype de la « justice formelle » bourgeoise. Les antitotalitaires relisent au contraire cette affaire comme une machination, de type quasi-stalinien. « Et Catilina vit encore ? » : les mots terribles de Cicéron semblent bien conforter l’hypothèse du procès arrangé à l’avance, où l’accusé n’aura aucune chance.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Michel Gurfinkiel .

Source : Valeursactuelles

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