Publié par Mireille Vallette le 27 septembre 2019
Ibn Masud récite le Coran devant la Kaaba. (Miniature turque, XIVème siècle env.)

D’après l’historien François Déroche, la version canonique du Coran ne correspond pas aux origines «plurielles» du texte.

Si vous n’êtes pas familier des mots rasm, musha, kitab, qiraat, basmala, harf, et si en plus vous ignorez le hadith des sept ahruf, passez votre chemin… Enfin, peut-être pas, mais votre lecture du «Coran, une histoire plurielle. Essai sur la formation du texte coranique»* risque d’être ardue. Comme elle l’a été pour moi.

L’ouvrage est rédigé pour le coup par un vrai «savant», pas ceux qui décortiquent depuis 1400 ans chaque mot d’un texte «soigneusement corseté». Corset voulu, pour éviter discordes et dissentions, par le troisième calife Uthman. Il est arrivé au pouvoir en 644, douze ans après la mort de Muhammad, et règnera jusqu’à son assassinat en 656.

  • Durant les 22 ans qu’a duré la Révélation, le message était transmis par oral.
  • Au moment de la mort de Mahomet, 38 Compagnons l’avaient partiellement ou totalement mémorisé.
  • Des fragments étaient écrits sur des supports hétéroclites.
  • La compilation de ce matériel a été confiée à un «copiste» de Mahomet, Zayd b. Thabit, par le deuxième calife, puis par Uthman qui lui demande de comparer cette compilation à celles qui circulent, verset par verset.
  • La version terminée, Uthman aurait fait détruire les autres copies du texte coranique.

Ce Coran est devenu la version canonique, celle qui fait foi jusqu’à nos jours. Elle est censée refléter l’exacte parole divine conservée sur un original céleste, une table sacrée.

François Déroche

Des recensions rivales ont circulé après la disparition de Muhammad qui contredisent cette étiquette d’authenticité et de perfection du Coran

Déroche casse le roc de ce texte intouchable depuis plus d’un millénaire, ce dogme du caractère incréé du Coran -c’est Dieu qui parle- qui a conduit l’orthodoxie musulmane vers un littéralisme absolu -et j’ajouterai désastreux- encore en cours aujourd’hui.

Selon le chercheur -et selon des spécialistes musulmans- des recensions rivales ont circulé après la disparition de Muhammad qui contredisent cette étiquette d’authenticité et de perfection du Coran uthmanien. Muhammad lui-même avait validé la circulation de lectures parallèles, pour autant que les divergences ne remettent pas en cause le sens.

Pour Déroche, une version du Coran, celle d’un Compagnon du prophète, Ibn Masud, a même été utilisée jusqu’à trois siècles après sa mort et serait la plus authentique. Mais seule une partie est parvenue jusqu’à nous.

Dès la fin de la période mecquoise, des notations écrites correspondant pour l’essentiel à la version retenue par Uthman ont commencé à circuler. Ce constat remet en cause l’idée de l’inexistence de Mahomet ou de son appartenance à une secte judéo-nazaréenne, thèses que j’ai résumées dans de précédents articles.

Que découvre Déroche, qui alimente sa conviction de ces origines plurielles? Des versions du Coran qui comprennent un ordre différent des sourates ou l’absence de certaines d’entre elles; des variantes dans les fins de versets ou les rimes; un changement de l’ordre des mots; la substitution d’une phrase par une autre; l’omission ou l’ajout d’éléments de texte allant d’un verset à une sourate, la longueur des versets…

La révélation coranique orale à l’origine est un fait majeur, car la mise par écrit est un processus complexe, surtout lorsque l’écriture en est encore à un stade primitif. La transposition s’accompagne inévitablement de variantes. Le passage à l’écrit a commencé vers la fin de la période mecquoise et s’est beaucoup développé à Médine.

Le précieux ahruf…

Une donnée essentielle de cette problématique est connue sous le nom de «hadith des sept ahruf» qui concerne la lecture des révélations. Voici une version du plus célèbre (résumé par Wikipédia), sur lequel s’attarde Déroche:

Omar Ibn al-Khattab [Compagnon du prophète] dit: «J’entendis Hisham Ibn Hakim réciter la sourate al-Furqan d’une manière différente de celle que m’avait apprise l’Envoyé de Dieu (…) Je faillis me précipiter sur lui, mais je le laissai terminer. Quand il eut fini, je saisis fortement son habit et l’amenai devant l’Envoyé de Dieu (…), et je dis: «Ô Envoyé de Dieu! J’ai entendu celui-ci réciter la sourate al-Furqan d’une manière différente de celle que tu m’as apprise.» Alors l’Envoyé de Dieu (…) dit: «Laisse-le. Récite.» Et il récita de la manière dont je l’avais entendu réciter. Le Prophète dit alors: «C’est bien ainsi qu’elle a été révélée.» Ensuite il me dit: «Récite». Et je récitai. Et il dit: «C’est bien ainsi qu’elle a été révélée. En effet, ce Coran a été révélé suivant sept aḥruf. Récitez-le de la manière qui vous est facile.»

L’enseignement même de Muhammad semble donc avoir autorisé cette licence: transmettre un hadith selon le sens et non selon la lettre.

Tant que Muhammad était présent pour valider ou infirmer une récitation et qu’aucune recension écrite complète ne pouvait être opposée à la parole, cette diversité pouvait se maintenir sans grande difficulté. «La circulation d’exemplaires écrits vint sans doute constituer un obstacle à la flexibilité du texte…»

Avec l’écrit, selon Déroche, Uthman a aussi fait des choix idéologiques Et un effort de classification, d’élimination et de contrôle étalé sur plusieurs siècles a été nécessaire pour décider très précisément ce qui était canonique et ce qui ne l’était pas.

Manuscrits: tant de de mystères encore…

Il existe de très nombreux feuillets isolés ou des volumes très anciens, certains provenant du même codex, soit d’un Coran constitué de cahiers cousus entre eux. Il est possible dans la plupart des cas d’identifier un codex et de repérer ses parties, même si elles se trouvent dans des lieux et pays différents.

Des manuscrits ont été retrouvés dans des musées et bibliothèques à travers le monde, mais aussi dans des dépôts, des mosquées, des collections privées … L’historien se lèche les babines à l’idée de tout ce qui va lui permettre encore d’alimenter sa thèse, notamment grâce à la paléographie (étude des langues anciennes), la codicologie (les manuscrits reliés en codex), la typologie des décors, l’état de l’orthographe, la datation par le carbone 14, etc.

Dernière découverte prometteuse: une immense quantité de documents, parmi les plus anciens connus, découverts à Sanaa au Yémen. Parmi eux, un déjà célèbre palimpseste, parchemin dont on a gratté le premier texte pour en écrire un nouveau. Pour Déroche, la couche inférieure s’écarte de la version d’Uthman sur un certain nombre de points, et cette copie originelle serait même «la seule copie coranique connue relevant complètement d’une autre tradition».

Ce sont au total des centaines de manuscrits qui ont été produits aux débuts de l’islam. L’analyse de l’un des plus anciens «reflète un moment de l’histoire du texte où le contrôle sur ce dernier n’a pas encore de règle et où l’initiative personnelle tient encore une place importante.» Les versions les plus précoces montrent déjà un texte très abouti, mais témoignent aussi, d’une relative fluidité et flexibilité. Cette image du texte coranique des premières décennies de l’islam contredit avec force le littéralisme qui s’est imposé par la suite.

Les Ommeyades puis les Abbassides ont favorisé la recension d’Uthman «qui ne pouvait pas se prévaloir plus que les autres d’être la transcription intégrale et fidèle des révélations de Muhammad…».

Si les oulémas et imams acceptaient cette thèse d’une diversité légitimée par leur prophète, l’islam pourrait, comme le christianisme et le judaïsme, attribuer un caractère inspiré à son texte saint, qui autoriserait son évolution. C’est l’espoir du chercheur, mais c’est hélas le mouvement inverse qui se produit aujourd’hui dans le monde musulman.
Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 304 p., 23 €

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