Publié par Gaia - Dreuz le 6 janvier 2020

Source : Lepoint

Alors qu’un rassemblement en mémoire de Sarah Halimi doit avoir lieu ce dimanche, Mes Tordjman et Touitou rappellent quelques principes de notre justice.

Fin décembre 2019, Kobili Traoré, l’homme qui avait, en 2017, frappé et défenestré Lucie Attal, aussi connue sous le nom de Sarah Halimi, a été déclaré irresponsable pénalement par la justice, à l’issue d’une audience devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris et après avoir été examiné par pas moins de sept psychiatres.

La justice a considéré que l’homme avait été atteint d’une bouffée délirante aiguë après avoir fumé du cannabis (une conséquence non prévisible de la prise de drogue), et que son discernement était donc aboli au moment des faits. Le Point s’est intéressé à ce fait divers qui a ému la France, et y a consacré une demi-douzaine d’articles (ici ou ici) pour tenter d’expliquer cette décision judiciaire. Nous avons également réalisé l’interview de l’avocat de la défense, Me Bidnic et celui de Me Szpiner, un des avocats des parties civiles.

L’arrêt de la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris a entraîné une vague de colère qui s’est exprimée dans les médias, notamment par l’intermédiaire du grand rabbin de France, Haïm Korsia, qui a demandé à revenir sur cette décision dans le Figaro : « Il faut que le meurtre de Sarah Halimi soit jugé », a-t-il réclamé, en appelant à la ministre de la Justice. Alors qu’une manifestation en mémoire de Sarah Halimi devait se tenir ce dimanche à MarseilleLe Point continue de faire vivre le débat et publie la tribune que nous ont adressée Mes Tordjman et Touitou, avocats au barreau de Paris. 

« Monsieur le Grand Rabin, n’ayez pas peur des juges,

Nous partageons l’émoi de la communauté juive que vous exprimez dans votre lettre ouverte à Madame la Ministre de la Justice publiée par Le Figaro du 25 décembre. Vous avez raison : il est très inhabituel pour le grand rabbin de France d’en appeler à la garde des Sceaux pour désavouer une décision de justice. Ce faisant, les avocats et citoyens que nous sommes estiment avoir le devoir d’éclairer la décision rendue par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris le 19 décembre dernier. Nous sommes en effet convaincus qu’une explication donnant les clefs juridiques de compréhension de cette décision serait de nature à calmer les polémiques, à faire cesser la désinformation et donc, à rétablir la sérénité.

Permettez-nous d’éclairer objectivement quelques-uns des éléments de l’affaire que vous citez dans votre lettre. Pour commencer, il est erroné de prétendre que devant la cour d’appel, lors de l’audience du 27 novembre dernier, “la parole des parties civiles a été confisquée”, ou que “le procès a été empêché”. Depuis le mois de février 2008, à l’initiative du président de la République Nicolas Sarkozy et de la ministre de la Justice, Rachida Dati, une procédure conçue pour régir les situations dans lesquelles les auteurs d’infractions sont déclarés irresponsables pénalement par les experts a été créée pour les parties civiles. Cette procédure se déroule comme pour tout procès, en audience publique mais devant l’une des formations de la cour d’appel qu’est la chambre de l’instruction.

Erroné de prétendre que (…) la parole des parties civiles a été confisquée

Sont conviées à cette audience, selon les articles 706-120 et 706-122 du Code de procédure pénale, toutes les parties au procès : les parties civiles et leurs avocats, le ministère public, le mis en examen et son avocat ainsi que les experts. Au cours de cette audience publique, les experts rendent compte de leurs travaux d’expertise, démontrent, justifient, expliquent à des magistrats professionnels et aux parties présentes comment ils sont parvenus à la conclusion selon laquelle un homme, en l’espèce Kobili Traoré, était au moment des faits sous l’emprise d’une abolition totale de son discernement.

Lors de cette même audience, les magistrats et toutes les parties, avocats ou non, peuvent poser des questions aux experts mais aussi au mis en cause. Cette procédure offre aux victimes un temps précieux pour comprendre et pour assembler les pièces du puzzle judiciaire qui leur était étranger jusque-là. Les membres de la famille de Madame Lucie Attal (aussi connue sous le nom de Sarah Halimi, NDLR) avaient donc toute leur place dans ce procès devant la chambre de l’instruction.

Ils auraient pu personnellement interroger tant les experts que Monsieur Kobili Traoré et pu dire ce qu’ils souhaitaient lors de cette très longue audience. Ils ont choisi de s’y faire représenter par leurs avocats. Ce choix est le leur et doit être respecté.

Inapproprié de laisser croire à une forme de musèlement de la parole

Alors que cette procédure particulière a été créée pour les victimes, il est donc inapproprié de laisser croire à une forme de musèlement de la parole des victimes. Il est par ailleurs inexact d’écrire que “parler de l’assassin de Lucie Attal serait impossible puisque les faits ne sont pas établis par la tenue d’un procès”, tant cela ne correspond pas à la réalité.

Comme la loi le prévoit, l’audience publique a donné lieu à un arrêt motivé. Cet arrêt, comme avant lui l’ordonnance rendue par les juges d’instruction, rappelle que Kobili Traoré reconnaît avoir donné la mort à Madame Lucie Attal. L’imputabilité des faits n’a d’ailleurs jamais posé question dans cette affaire. Il s’agit de la raison principale pour laquelle aucune reconstitution n’a été organisée.

En outre, concernant la pathologie dont souffre Kobili Traoré, il est important de souligner que pas moins de sept experts se sont penchés sur son cas et tous, absolument tous, sont d’accord sur le diagnostic d’une bouffée délirante aiguë avant et pendant les faits. Six ont conclu à l’abolition du discernement, seul l’un d’entre eux a conclu à une altération du discernement.

État médical qui n’a jamais permis son incarcération

Dans son arrêt, la chambre de l’instruction reprend très précisément le cheminement médical et les conclusions de ces experts, tous présents ou représentés lors de l’audience. Ceux-ci étaient prêts à affronter les questions directes des victimes. Nous le savons désormais, elles n’ont jamais pu être posées en raison de leur absence.

Dans leur décision, les magistrats insistent longuement sur ce que recouvre la notion de “bouffée délirante aiguë”telle que décrite par les experts. Pour rendre leurs expertises, ceux-ci ont bien entendu procédé à un examen clinique du meurtrier et recueilli sa parole. Ils se sont fait communiquer son dossier médical et ont eu accès aux dépositions des témoins entendus dans le dossier.

II est important d’indiquer que Kobili Traoré n’a, jamais, depuis la date de commission des faits en avril 2017, quitté le centre hospitalier psychiatrique de Villejuif. Son état médical n’a jamais permis son incarcération dans une maison d’arrêt.

Il n’y a pas de jurisprudence Traoré

Un autre point mérite d’être précisé.

En droit français, la consommation d’alcool et de stupéfiants est une circonstance aggravante permettant aux juges de condamner plus sévèrement les faits soumis. La cour d’appel, par un raisonnement motivé en fait et en droit, a jugé que le comportement de Kobili Traoré depuis le 2 avril 2017, dont a résulté la bouffée délirante aiguë du 4 avril, n’a aucune commune mesure avec les effets recherchés habituellement par un consommateur de cannabis.

Autrement dit, il n’y a pas de “jurisprudence Traoré”.

Dans un pays où les cas d’abolition du discernement prévus par l’article L 122-1 du Code pénal sont rarissimes, mais aussi où la prise en charge des prisonniers psychiatriques repose trop souvent sur les personnels pénitentiaires, la décision de la cour d’appel ne s’explique que par l’état médical dans lequel se trouvait le meurtrier de Madame Lucie Attal au moment où il a commis les faits.

Pas de permis de tuer des Juifs

L’antisémitisme n’étant qu’une circonstance aggravante du meurtre de Madame Lucie Attal, la déclaration d’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, sur la base des conclusions des experts réitérées à l’audience publique, rend le débat sur son existence sans objet. II n’est donc pas juridiquement acceptable de qualifier cette décision de justice de “permis de tuer des Juifs”.

La Cour de cassation est aujourd’hui saisie de la conformité juridique de l’arrêt rendu par la chambre de l’instruction. Les critiques formulées à l’encontre des décisions judiciaires doivent s’exercer dans le cadre des seules voies de recours prévues par la loi.

Nous vivons, Monsieur le Grand Rabbin, en ce moment en France, une époque troublée. La justice souffre des coups de boutoir incessants de ceux qui, loin d’en comprendre le fonctionnement, préfèrent la facilité de crier aux loups avec la meute. Il ne peut être soutenu que la mission première de la justice pénale serait de “cautériser les plaies”. Rendre justice, c’est avant tout sanctionner l’auteur d’une infraction si les conditions juridiques le permettent. La réparation psychologique des victimes, évidemment souhaitable, ne peut être le prérequis d’une décision de justice.

Un des fondements de notre État de droit

Tout se passe désormais comme si le principe selon lequel on ne juge pas les fous, existant depuis le Talmud et le droit romain, ne devrait plus s’appliquer lorsque le crime est trop atroce. Il s’agit pourtant de l’un des fondements de notre État de droit.

Monsieur le Grand Rabbin nous sommes convaincus qu’il nous appartient à tous, juristes ou non, de refuser la facilité, de prendre le temps de la réflexion et de l’explication pour cesser d’effrayer nos concitoyens, la justice devant être rendue dans la sérénité. Il s’agit de la condition essentielle du bien vivre ensemble.

Veuillez agréer, Monsieur le Grand Rabbin, l’expression de notre plus respectueuse considération. »

Maud Touitou et Emmanuel Tordjman

Avocats associés

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