Publié par Jean-Patrick Grumberg le 6 janvier 2020

Si le battage publicitaire hypersonique de la Russie vous a fait saliver de joie, il est temps de redescendre de votre nuage : il pourrait ne pas correspondre à la réalité.

Les responsables de Moscou ont annoncé à la fin du mois dernier que l’armée avait déployé dans la région de l’Oural le premier missile à ogive hypersonique Avangard. Mais il ne faut pas trop croire dans le battage médiatique de Poutine sur les missiles hypersoniques. En fait, cela porte un nom que la Russie connait bien : propagande.

Le Kremlin a annoncé ce déploiement quelques jours seulement après que le chef de l’état-major général des forces armées russes, le général Valery Gerasimov, ait révélé que le missile hypersonique Kinzhal avait été tiré “sur des terrains d’entraînement situés dans diverses conditions climatiques, y compris dans l’Arctique”. Il avait déclaré qu’un réseau d’aéroports était en cours de développement dans tout le pays pour étendre la portée géographique de ce complexe de missiles.

Les progrès des armes hypersoniques russes et chinoises – des missiles super rapides, à longue portée et manœuvrables, conçus pour surmonter même les systèmes de défense antimissile les plus sophistiqués des États-Unis – ont inspiré de nombreuses discussions aux analystes militaires occidentaux, et quelques doutes…

D’abord, les missiles hypersoniques ne sont pas une nouvelle arme terrifiante. Ils ne sont qu’un rouage de plus dans la stratégie remarquablement stable qu’est la dissuasion nucléaire.

Techniquement imparfait

Les systèmes hypersoniques peuvent voler à plus de Mach 5, soit cinq fois la vitesse du son.

  • L’Avangard est un système de missiles balistiques intercontinentaux doté d’une tête hypersonique. Des analystes estiment sa portée maximale à 3 600 km.
  • Le Kinzhal est essentiellement un missile balistique Iskander d’une portée de 300 miles, transporté sur un avion de chasse MiG-31K ou un bombardier à moyenne portée Tu-22M3. Il peut atteindre une portée de 1 200 milles s’il est attelé à un MiG-31 et de 1 800 milles s’il est transporté par un bombardier Tu-22M3.

Les responsables militaires russes affirment qu’aucune plate-forme de défense aérienne et antimissile existante ou potentielle ne peut les intercepter.

Les porte-avions ennemis, les divisions de chars pourraient être anéantis avant qu’ils ne sachent ce qui les frappe. À leur avis, l’armement hypersonique est un facteur de changement et rendra impossible pour les États-Unis de gagner une guerre avec la Russie de façon conventionnelle.

Le nouveau missile russe peut bien-sûr transporter des armes nucléaires, et les Russes ont raison d’en être très fiers. Comme l’a dit le Président Vladimir Poutine,

“aucun autre pays ne possède d’armes hypersoniques, et encore moins d’armes hypersoniques à portée continentale”.

  • Cependant, au lieu d’aller très haut et de parcourir la plus grande partie de la distance dans l’espace selon une trajectoire balistique prévisible avant de redescendre dans l’atmosphère et de frapper leur cible, les têtes de missiles hypersoniques descendent tôt à basse altitude.
  • Un missile hypersonique se lance à partir d’une trajectoire de basse altitude, puis un véhicule se détache de la fusée en haute atmosphère, voyageant à une vitesse pouvant atteindre 20 fois celle du son. Il ne franchit l’horizon et ne devient visible pour les radars de défense antimissile de l’ennemi que lorsqu’il est beaucoup plus près de la cible.
  • Mieux encore, il peut manœuvrer en route vers sa cible, ce qui le rend plus difficile à intercepter.

Tout cela serait profondément alarmant pour les ennemis potentiels de la Russie si tous les ICBM conventionnels et traditionnels étaient soudainement devenus vulnérables à l’interception.

Seuls les Russes auraient alors des missiles capables de passer à travers les défenses de l’autre camp, et ils domineraient le monde.

Mais dans les faits, il n’existe pas de défense efficace contre les attaques massives par des ICBM classiques.

En réalité, les États-Unis travaillent sur des systèmes de missiles antibalistiques (ABM) depuis près de quatre décennies et ils ont un site ABM actif en Alaska. Ils sont en mesure d’arrêter un ou deux missiles balistiques intercontinentaux lancés par la Corée du Nord, par exemple. Ils ne pourraient certainement pas arrêter les centaines d’ICBM que la Russie lancerait dans une véritable guerre nucléaire.

Beaucoup de bruit pour pas grand chose

Pour cela, certains observateurs à Moscou et à Washington se demandent si les missiles Kinzhal et Avangard affecteront réellement l’équilibre militaire entre les États-Unis et la Russie dans un avenir proche.

  • Alexander Savelyev, analyste en missiles et chercheur principal à l’Institut Primakov d’économie mondiale et de relations internationales, basé à Moscou, a déclaré que l’impact stratégique des armes hypersoniques de la Russie, maintes fois vanté par le président Vladimir Poutine, est largement surestimé.

    Malgré le battage médiatique, les nouvelles armes de Moscou n’ont pas été éprouvées au combat, ce qui rend difficile l’évaluation de leurs capacités réelles.

    À première vue, Avangard et Kinzhal ne permettront pas aux stratèges militaires russes de réaliser autre chose que ce qu’ils peuvent déjà faire.

    Après tout, une volée de missiles nucléaires ou conventionnels russes déjà dans l’arsenal stratégique du Kremlin peut probablement percer les défenses des États-Unis et de l’OTAN.

    La Russie surestime donc l’efficacité de ces systèmes, car les programmes américains de défense contre les missiles balistiques se poursuivront et leur “effet défensif s’accroîtra considérablement à l’avenir”, a déclaré M. Savelyev au Washington Times.

    Cette crainte d’une augmentation des capacités américaines est la principale raison pour laquelle la Russie a mis au point l’Avangard et d’autres armes hypersoniques, a-t-il dit.
  • Ivan Oelrich, chercheur non résident à l’Elliott School of International Relations de l’université George Washington, a noté le mois dernier dans le Bulletin of the Atomic Scientists un “manque flagrant de scepticisme journalistique normal” et “un manque flagrant de sérieux” dans la couverture médiatique des armes hypersoniques.

    Les journalistes “acceptent volontiers les affirmations des partisans selon lesquelles les armes hypersoniques se déplaceront à des vitesses aveuglantes, auront une portée étendue, seront facilement manœuvrables et frapperont des cibles avec une grande précision, sans tenir compte des difficultés techniques ou des limites physiques inhérentes qui rendront cette combinaison de capacités difficile – voire impossible”, a-t-il écrit.

    “Les partisans des armes hypersoniques, a-t-il ajouté, ont tendance à être des responsables militaires qui les veulent ou des entreprises de défense qui veulent les construire, mais pas des experts extérieurs de cette technologie de pointe.”
  • M. Savelyev, qui a été conseiller lors des négociations START-1 entre les États-Unis et l’Union soviétique de 1989 à 1991, a déclaré qu’il ne pensait pas que l’Avangard puisse être considéré comme une arme de première frappe, parce que la faible précision du missile est susceptible de limiter son potentiel de contre-force.

    Il se demande également si le complexe hypersonique aidera effectivement à mettre en œuvre une doctrine “d’escalade à désescalade”, simplement parce que le rendement de l’ogive d’Avangard est trop puissant – de 800.000 à 2 millions de tonnes – pour servir de dissuasion plausible à une escalade.

    “Même une seule explosion d’une ogive aussi puissante peut entraîner d’énormes dommages collatéraux, et si cela se produisait, une riposte globale serait inévitable”, a-t-il dit.

Avec le retrait du gouvernement Trump du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire de l’époque de la guerre froide, après avoir accusé Moscou de violer le pacte, et le renouvellement du Nouveau traité START de 2010, M. Poutine a déclaré en octobre qu’une nouvelle course aux armements avec les États-Unis était déjà en cours.

Le déploiement d’Avangard est régi par le traité New START. Il plafonne à 1 550 le nombre d’ogives et de bombes stratégiques déployées pour les États-Unis et la Russie et limite les deux signataires à 700 véhicules de livraison.

Le traité New START expire en février 2021, et M. Trump n’a apparemment pris aucune décision quant à son avenir.

La Russie et la Chine disent avoir atteints une avance considérable sur les États-Unis dans le domaine des armes hypersoniques. Les Chinois ont présenté leur missile hypersonique DF-17 lors du défilé militaire de la fête nationale, le 1er octobre. Cependant, le gouvernement américain ne semble pas pressé d’essayer de rattraper ou de contrer les nouveaux projectiles hypersoniques russes et chinois, ce qui laisse penser qu’ils ne croient peut-être pas à la réalité de ces engins.

Organiser la défense

En ce qui concerne les capacités de tir, l’armée américaine devrait mettre en service les premiers missiles hypersoniques à longue portée expérimentaux d’ici 2023. Elle travaille avec la marine, l’armée de l’air et la Missile Defense Agency pour utiliser un véhicule hypersonique à vol plané.

Sur le plan défensif, la loi d’autorisation de la défense nationale qui vient d’être adoptée par le Congrès oblige la Missile Defense Agency à mettre au point des capteurs spatiaux pour la poursuite des missiles hypersoniques et balistiques, mais elle ne fixe pas de date pour le début des essais dans l’espace.

Sachant que les missiles de croisière ne sont pas comptés dans le nouvel accord START, les États-Unis se disent “satisfaits” de leur nombre, qui est conforme aux plans du Pentagone, et qui garantit que toutes les cibles sont couvertes, a dit M. Savelyev, ajoutant que le potentiel de chargement des forces stratégiques américaines est élevé.

L’analyste russe soutient que, malgré les propos alarmistes tenus dans certains milieux américains et relayés par les médias, l’armée américaine n’a pas un besoin urgent d’armes hypersoniques.

Elles pourraient plutôt être destinées à être utilisées dans le cadre du programme Prompt Global Strike, qui vise à mettre au point des missiles classiques capables de frapper n’importe quelle partie du monde en une heure environ, étant donné que la Russie est très en retard sur le plan des technologies de défense antimissile.

“Je pense donc que les dirigeants américains attendront d’avoir plus d’informations sur les plans et les programmes de la Russie, et que ce n’est qu’après cela qu’ils décideront de la manière de réagir”, a-t-il dit.

Pourquoi hypersonique ?

Le problème de tout système de défense anti-missile est qu’il est relativement bon marché, mais facile à déborder par le nombre. Les vieux ICBM passeront quand même à travers toutes les défenses ABM s’ils sont utilisés en quantité, ce qui est certainement le cas dans toute guerre de grande puissance.

Les missiles hypersoniques sont certes merveilleusement rapides et intelligents, mais ils sont aussi coûteux et tout à fait inutiles dans ce contexte.

Alors pourquoi la Russie a-t-elle dépensé ce qui est manifestement beaucoup d’argent pour mettre au point une arme aussi élégante qu’inutile ?

Parce que le complexe militaro-industriel russe est toujours en vie malgré la disparition de l’ancienne Union soviétique. Il développe de nouvelles armes, qu’elles soient nécessaires ou non.

Cela fournit à toute une industrie russe des emplois intéressants et bien rémunérés. En retour, l’industrie fournit au régime de nouvelles armes cool qui le font paraître puissant et même redoutable aux yeux de ceux qui ne comprennent pas la dissuasion nucléaire.

Ces nouvelles armes ne changent pas vraiment les réalités stratégiques, mais qui s’en soucie ? Personne ne prévoit vraiment de les utiliser de toute façon.

Bref, la longue impasse stratégique ne sera pas déstabilisée par un nouveau gadget tape-à-l’œil comme les missiles hypersoniques.

Conclusion

Tant qu’il n’y aura pas de défense efficace contre les attaques massives au moyen de missiles à armes nucléaires, la dissuasion mutuelle persistera. Le seul développement technologique qui pourrait vraiment la miner est celui des armes à énergie dirigée.

Les lasers à haute énergie et les armes à faisceau de particules seront beaucoup plus efficaces que les missiles lancés depuis le sol des systèmes ABM actuels. Ils fonctionneraient à la vitesse de la lumière, ils auraient des trajectoires absolument plates (ce qui permet un ciblage précis) et ils pourraient passer presque instantanément d’une cible à l’autre.

En théorie, les armes à énergie dirigée permettraient donc de se défendre efficacement contre toute attaque nucléaire utilisant des missiles, qu’il s’agisse d’ICBM, de missiles de croisière ou de planeurs hypersoniques. Dans la pratique, cependant, personne n’a encore mis au point une arme à énergie dirigée opérationnellement crédible.

Jusque-là, les innovations comme les missiles hypersoniques ne sont que de nouvelles ridicules et mineures dans une scène stratégique essentiellement inchangée.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Jean-Patrick Grumberg pour Dreuz.info.

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