Publié par Jean-Patrick Grumberg le 15 janvier 2020

Cet article n’est pas destiné à nier le génocide arménien. Il n’est pas non plus destiné à l’excuser ou à le relativiser : un génocide ne s’excuse pas et ne se relativise pas.

Cet article est destiné à montrer la complexité de la réalité historique, et présenter une phase de l’histoire qui n’est pas couverte par les médias, parce que les médias occultent les sujets qui n’offrent aucun gain politique ou idéologique. Il n’empêche que l’histoire existe, et que je ne remplirais pas bien mon rôle si je ne couvrais pas les sujets qui dérangent.

La sottise qui consiste à tout simplifier en géopolitique — à moins qu’on fasse exprès de tout simplifier par paresse intellectuelle — je la laisse aux journalistes du Monde. Classer les peuples en deux camps, les gentils d’un côté et les méchants de l’autre, est la garantie absolue de ne jamais comprendre le présent : très souvent, des méchants s’opposent à d’autres méchants. Quelques fois avec l’aide de gentils. Les méchants d’aujourd’hui pouvaient être les gentils d’hier et inversement. Les gentils d’aujourd’hui ne sont peut-être pas aussi gentils qu’on le dit, et parmi les méchants, il existe des très méchants, des monstres et des criminels. Et pour encore compliquer les choses, les médias sont très attentifs à défendre les dictateurs et attaquer leurs victimes.

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En février 1992, un massacre est commis contre la population azérie dans la ville de Khojaly

Femmes azéries arrivant à Agdam, ayant réussi à s’échapper de Khojaly, en février 1992. Photo : Klaus Reisinger/COMPASS Films

Il y a 27 ans, dans la nuit du 25 au 26 février 1992, la ville de Khojaly a été attaquée par les forces séparatistes arméniennes soutenues par le 366e Régiment d’infanterie motorisé de l’ancienne armée soviétique. 613 résidents ont été brutalement tués alors qu’ils tentaient de s’échapper dans les bois et les champs environnants, par une température glaciale. (8)

Cette tragédie, que la République d’Azerbaïdjan tente de faire reconnaître sous le nom de « génocide de Khojaly », a impliqué l’invasion du district de Kelbadjar, l’extermination et la capture de milliers d’Azeris par des forces arméniennes locales. Et la ville a été rasée.

Dans la nuit du 25 au 26 février 1992, les forces armées arméniennes, avec l’aide du régiment d’infanterie de la garde n° 366 de l’ex-URSS, ont procédé à la prise de Khodjaly, petite ville de de 23 000 habitants située dans la région du Haut-Karabakh de la République d’Azerbaïdjan, et au massacre ethnique de familles entières. (7)

613 civils furent massacrés, dont 63 enfants, 106 femmes et 70 personnes âgées. 487 personnes furent blessées, dont 76 enfants. 1 275 personnes furent prises en otage, 150 personnes furent portées disparues. (6)

Le gouvernement de l’Azerbaïdjan qualifie le massacre de génocide et vise à sensibiliser le public international à ce massacre et à ses causes profondes, à savoir le conflit du Haut-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

  • Le massacre sera condamné le 30 avril 1993 par la Résolution 822 du Conseil de sécurité des Nations Unies (1).

L’Israélien Isai Svirsky, honoré du titre de « bâtisseur » par l’Azerbaïdjan :

» Je suis l’un des bâtisseurs de Khodjaly. Des gens pacifiques ont vécu ici. Ils ont élevé leurs enfants, rêvé d’un avenir radieux, construit des maisons, des routes, des écoles, des jardins d’enfants et des crèches.

Je n’ai jamais pensé que quelque chose comme ça pourrait arriver là-bas. »

jpost.com

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Un autre massacre de civils se produira dans le district d’Agdam en 1993

Lonely Planet lui donna le nom de « Hiroshima du Caucase »

L’Hiroshima de l’Azerbaïdjan

Le 29 juillet 1993, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte la résolution 853 (2), condamnant « la prise du district d’Agdam dans la République azerbaïdjanaise », « les attaques dirigées contre la population civile, et les bombardements des zones habitées » par les forces arméniennes.

Quel bombardement ? Quelles attaques contre la population civile ?

Agdam avait autrefois des usines, un dépôt ferroviaire — et un vin particulièrement bon. 40 à 50 000 personnes, en majorité Azeris, y vivaient selon certaines sources, 50 à 150 000 selon d’autres. Peu importe le nombre, elles ont toutes été victimes d’une Nakba (prendre cela au second degré) par les Arméniens.

Aujourd’hui, c’est une ville fantôme (3). En fait, c’est la plus grande ville fantôme au monde. Totalement détruite par les Arméniens, en ruines, des « ruines surréalistes », dont la nature a pris le contrôle, la ville est presque totalement inhabitée (360 personnes selon le recensement de 2010).

Mais comment le sauriez-vous ?

La visite de ce qui reste de la ville est officiellement interdite par l’armée arménienne. Lonely Planet lui donna le nom de « Hiroshima du Caucase ». Elle est aussi connue sous le nom de « Hiroshima de l’Azerbaïdjan », et est toujours sous occupation arménienne.

Le 25 juillet 1993, au moins 200 civils azéris furent massacrés, et à peu près autant de soldats. Des milliers se sont enfuis. La ville a été brûlée ou rasée par les forces arméniennes (3).

Génocide ? Massacres ? Crimes contre l’humanité

Les Arméniens et les Azeris s’accusent depuis longtemps mutuellement de prendre les civils pour cible.

  • Entre mars et avril 1918, des formations armées arméniennes ont impitoyablement tué des dizaines de milliers de civils innocents en raison de leur appartenance ethnique et religieuse, détruit des centaines de villes et de villages azerbaïdjanais et ravagé de nombreux monuments culturels, mosquées et cimetières.
  • Au cours de cette période, à Baku seulement, des unités armées arméniennes extrémistes ont assassiné et torturé environ 30 000 civils azéris, dont des femmes, des enfants et des personnes âgées.
  • Les fosses communes découvertes à Baku étaient remplies de cadavres de femmes azéris aux oreilles et au nez coupés et au ventre déchiré.
  • La brutalité des bandes armées arméniennes a également été reflétée dans les rapports des diplomates étrangers et des responsables militaires en poste dans le Caucase.
  • En peu de temps, les massacres se sont étendus à Shamakhy, Guba, Irevan, Zengezur, Karabakh, Nakhchivan et Kars. Par exemple, plus de 16 000 personnes ont été tuées avec la plus grande barbarie dans la province de Guba en 1918.
  • La découverte de fosses communes dans la région de Guba, en Azerbaïdjan, en 2007, a donné un nouvel aperçu de l’ampleur des massacres dont ont été victimes les Azeris.
  • Au moins 8 500 personnes ont été tuées, et des centaines de milliers se sont retrouvées sans-abri, depuis le début du dernier conflit en 1988 jusqu’en juillet 1993.

Les Arméniens ont fait reconnaître par la plupart des pays du monde à l’exception notable des Turcs eux-mêmes que le massacre que leur peuple a subi des mains des Turcs était un génocide.

Les Azeris n’ont fait reconnaître comme génocide les massacres que leur peuple a subis des mains des Arméniens que par une poignée de pays du monde.

Selon le traité des Nations Unies sur le génocide, il y a des crimes de masse qui ne sont pas qualifiés de génocides. Cela ne diminue pas le niveau de souffrance ou le niveau d’injustice, ni le fait qu’il s’agit de crimes contre l’humanité, mais cela ne les classe pas en génocide.

Génocide ? Massacre ? Près d’Agdam, juste à la périphérie du Haut-Karabakh, une photographe de Reuters, Frédérique Lengaigne, a déclaré en 1993 avoir vu deux camions remplis de cadavres d’Azeris.

» Dans le premier, j’en ai compté 35, et il semblait qu’il y en avait presque autant dans le second », a-t-elle dit. 

» Certains avaient la tête coupée, et beaucoup avaient été brûlés. C’étaient tous des hommes, et quelques-uns portaient des uniformes kaki. »

www.nytimes.com/

3

Commémoration du génocide de Khojaly en Israël

La Maison de l’Azerbaïdjan, à Akko en Israël, et le Centre de coordination des juifs montagnards d’Azerbaïdjan ont organisé en février 2019 la 27e commémoration du génocide de Khojaly.

La République d’Arménie a nié que ses militants aient tué un millier de civils dans la ville en mars 1992, et qu’ils aient massacré des hommes, des femmes et des enfants qui fuyaient le carnage.

Mais les dizaines de corps éparpillés dans la région que les témoins, journalistes de guerre et envoyés humanitaires ont vus, donnent foi aux rapports azerbaïdjanais faisant état d’un massacre. Des cas de scalpage ont même été signalés.

Le bilan : 613 personnes tuées, 487 personnes estropiées, et 1 275 hommes âgés, enfants et femmes ont été capturés et torturés.

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De nouveaux témoignages des massacres de civils azéris par des militants arméniens dans le Haut-Karabakh

Frédérique Lengaigne, Reuters. Ses photos ont montré au reste du monde ce qui s’est passé.

En janvier 2012, en commémoration du 20e anniversaire des massacres, la Société européenne d’Azerbaïdjan (TEAS) avait organisé une exposition au musée de Bakou. Frédérique Lengaigne et le père Patrick Desbois faisaient partie des invités d’honneur.

Père Patrick Desbois
  • Le père Patrick Desbois, président de Yahad-In Unum, a expliqué sa mission qui consiste à localiser les tombes des Juifs, des Tsiganes et des autres personnes tuées en Europe de l’Est pendant la Seconde Guerre mondiale.

    Il s’était rendu en Azerbaïdjan, car de nombreux Juifs avaient survécu en trouvant refuge dans le pays. Et il découvrit les morts azéris.

» Ils étaient tous des êtres humains, dit Desbois… On ne peut rester silencieux sur cette tragédie. Cette exposition contribuera à rappeler aux gens que nous ne pouvons pas construire un monde sur le crime. »

  • Pascal Meunier — Ambassadeur de France en Azerbaïdjan :

Je sais que l’Azerbaïdjan voudrait promouvoir Khojaly [Haut-Karabakh] comme un génocide.

Évidemment, je ne suis pas un expert en matière de génocide, mais je pense que Khojaly a été une grande tragédie de l’âme.

L’un de mes premiers contacts avec l’Azerbaïdjan à Paris a été de participer à un séminaire sur Khojaly organisé par l’Assemblée nationale française.

Lorsque je suis arrivé à Bakou, je suis allé avec ma femme avenue des Martyrs, et j’ai vu de nombreuses tombes d’Azerbaïdjanais morts pendant la guerre du Karabakh. Presque toutes les familles azerbaïdjanaises ont été touchées d’une manière ou d’une autre par ce conflit, c’est donc une question très douloureuse et délicate.

Je pense que le message principal devrait être le suivant : nous ne pouvons pas oublier ce qui s’est passé.

Mais en même temps, l’Azerbaïdjan et l’Arménie doivent entrer dans une nouvelle phase de dialogue, vous savez, comme l’ont fait la France et l’Allemagne. Comme vous le savez, ces deux pays ont mené de nombreuses guerres entre eux dans l’histoire. Et un jour, ils ont décidé qu’ils devaient vivre ensemble et éviter les guerres à l’avenir.

http://www.visions.az/en/news
  • La photographe de Reuters, Frédérique Lengaigne, prit environ 300 photos sur une période de 3 jours durant ce mois de février, en plein hiver d’Agdam. Exposées pour la première fois en février 2012, les visiteurs découvrirent des scènes terribles de corps meurtris, mutilés et criblés de balles, y compris de très jeunes enfants ; des chirurgiens luttant pour opérer les blessés dans un hôpital de fortune installé dans un wagon de chemin de fer ; des survivants horrifiés et épuisés, certains pieds-nus, d’autres transportés, trébuchant le long de la route pour échapper aux horreurs.
Frédérique Lengaigne, répondant aux questions de la presse

» Eh bien, nous sommes tous arrivés quelques jours après le massacre, a expliqué Lengaigne lors d’une conférence de presse.

Nous ne savions pas ce que nous allions trouver… si je me souviens bien, je pensais qu’il y avait juste une augmentation des combats dans la région…

Mais [à Agdam], il y avait une atmosphère, la panique n’est pas exactement le bon terme, il y avait une forme d’hystérie. Les gens parlaient trop fort, les gens marchaient trop vite ; c’était très occupé…

Il y avait beaucoup d’histoires de conflits dans l’ancienne Union soviétique à cette époque, il y avait eu la Géorgie ; et plus tard… l’Afghanistan.

Fondamentalement, en 1989, 1990 et 1991, les gens avaient suivi toutes les guerres dans les républiques ou à l’intérieur de l’ancienne Union soviétique, mais dans ce cas, à Agdam, je crois que les gens de l’extérieur n’avaient aucune idée de ce qui se passait : de quoi s’agissait-il ? Où était-ce ?

Le conflit du Haut-Karabakh n’était pas très clair pour les gens… Je crois que c’était un problème pour les médias de raconter ces histoires.

http://www.visions.az/en/news/356/898f93be/

Vendredi 6 mars 1992, le président azéri Ayaz Mutalibov démissionnait sous les protestations de masse, accusé de ne pas avoir évité la mort de dizaines d’Azeris aux mains de militants arméniens dans le Haut-Karabakh. (9)

La période 1905-1920

  • Entre 1905 et 1907, les massacres inter-ethniques ont entraîné la mort de milliers d’Arméniens et d’Azeris.

Selon le professeur d’histoire Firuz Kazemzadeh :

» Il est impossible de rejeter la responsabilité des massacres sur l’une ou l’autre des parties. Il semble que dans certains cas les Azeris ont tiré les premiers coups de feu, dans d’autres cas les Arméniens”.

The struggle for Transcaucasia, 1917–1921. Westport, Connecticut: Hyperion Press. p. 18.

Massacres de civils Azeris par les Arméniens

  • Février 1905, Baku – 111 à 126.
  • Mai 1905, Nakhichevan – 36.
  • Mars 1918, Baku – 3 000 à 12 000.
  • 30 mars au 2 avril 1918 – 12 000 à 25 000, par la Fédération révolutionnaire arménienne et les bolchéviques.
  • 1918, Zangezur — 10 000 durant l’automne 1918, plusieurs milliers fin 1918.
  • 10-12 février 1992, massacre de Mailbeyli et Gushchular — 8 à 50
  • 17 février 1992, prise de Garadaghly — 20 à 90.
  • 25-26 février 1992, massacre de Khojaly — 161 -613.

Massacres de civils arméniens par les Azéris

  • Février 1905, Baku — 205 à 218.
  • Mai 1905, Nakhichevan — 239.
  • Juin 1919, Nagorno-Karabakh — 700 morts, par des soldats azéris et kurdes.
  • Mars 1920, Shusha — 500 à 30 000 (les chiffres sont très incertains et varient énormément).
  • Février 1988, pogrom de Sumgait — 26 à 32.
  • Novembre 1988, pogrom de Kirovabad — 10-12 (officiel). 130 (non officiel).
  • Janvier 1990, pogrom de Baku — 90.
  • 10 avril 1992, massacre de Maraga — 40 à 100.

Conclusion

En géopolitique, disais-je en introduction, s’imaginer qu’il y a le camp des gentils contre celui des méchants ne permet jamais de comprendre le moindre événement. Nombre de conflits opposent un camp criminel contre un autre. La démarche qui consiste à chercher qui a tort et qui a raison est naturelle. Elle n’est pas nécessairement mauvaise… mais elle est difficile.

En revanche, considérer a priori et de manière superficielle, comme le premier journaliste venu, que le plus faible est toujours la victime et que le plus fort a forcément tort, c’est la certitude de se tromper.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Jean-Patrick Grumberg pour Dreuz.info.

  1. un.org/ga
  2. un.org/ga
  3. wikitravel.org/en/Agdam
  4. latimes.com/archives/
  5. jpost.com/The-genocide-of-Azerbaijanis-in-Khojaly
  6. dailysabah.com
  7. nytimes.com
  8. washingtonpost.com
  9. latimes.com

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