En 1920, les Britanniques inventent l’Irak moderne, au profit de Fayçal al-Hashemi, un prince venu du Hedjaz. C’est avant tout l’œuvre d’une femme, l’archéologue Gertrude Bell.
L’Irak moderne est né voici cent ans, au début des années 1920. Par la volonté des Britanniques, qui l’ont arraché aux Ottomans. Mais aussi à travers les efforts et les rêves d’une archéologue, Gertrude Bell.
Ce pays a été l’un des berceaux de l’humanité et le foyer d’immenses civilisations : Sumériens, Chaldéens, Assyriens, Perses achéménides, Parthes, Perses sassanides, califat abbasside. Mais en 1900, la Mésopotamie ou « Basse Terre » (c’est le sens premier du mot arabe Iraq, emprunté au persan) n’est plus que l’arrière-cour d’un Empire ottoman qui lui-même se désagrège : un territoire pauvre, peu peuplé (deux à trois millions d’habitants), enclavé entre les montagnes et le désert. Il n’intéresse guère que les archéologues et les sociétés bibliques.
Mais les choses commencent à changer entre 1900 et 1914, avec la mise en place d’une alliance de plus en plus étroite, sinon d’un protectorat, entre l’Allemagne et l’Empire ottoman, et la construction, grâce à des investisseurs allemands, d’un train reliant Constantinople à Bagdad : la Mésopotamie devient un axe de progression des Empires centraux vers l’Orient.
Et puis il y a le pétrole. Les prospections, commencées dès 1888, ont commencé à donner des résultats. On sait que des gisements importants se situent dans le sud du pays, en prolongement des gisements persans, découverts en 1909, et dans le nord, entre Kirkouk et Mossoul (le premier forage réussi, à une profondeur de 1521 pieds, aura finalement lieu à Kirkouk en 1927).
Conformément à ses accords d’alliance avec l’Allemagne, la Sublime Porte entre en guerre contre les Britanniques, les Français et les Russes dans les derniers jours d’octobre 1914. La première réaction de Londres est d’assurer la défense de ses possessions du golfe Persique, en s’emparant du port ottoman de Bassorah. C’est l’affaire de deux semaines. Il n’est pas question, à ce moment, de conquérir la Mésopotamie elle-même.
Mais la facilité même avec laquelle l’opération a été menée conduit le commandant en chef de l’armée des Indes, Sir Beauchamp Duff, à aller plus loin, sans en référer à ses supérieurs. En mai 1915, un corps expéditionnaire prend le contrôle du Chatt el-Arab, où le Tigre et l’Euphrate finissent par se confondre avant de se jeter dans la mer. En juillet, les Britanniques ont atteint Nassiriya, et en septembre, Kut. Ensuite, tout dérape. Les fièvres, fléau éternel de ces régions marécageuses, ravagent le corps expéditionnaire, composé en majorité de troupes indiennes. Le ravitaillement est irrégulier, la logistique improvisée. Des irréguliers arabes harcèlent les envahisseurs dès que ceux-ci s’écartent des voies d’eau, principales lignes de transport et donc de pénétration.
En novembre 1915, le général Charles Townshend est encerclé à Ctésiphon, à quarante kilomètres au sud de Bagdad. Six mois plus tard, en avril 1916, il capitule. Treize mille prisonniers anglo-indiens sont conduits dans des camps de fortune, en Anatolie. Beaucoup vont y périr.
Le War Office n’a donc plus le choix. Abandonner la Mésopotamie, ce serait permettre aux Turcs et à leurs alliés allemands, déjà vainqueurs aux Dardanelles, de s’emparer de la Perse, voire de l’Asie centrale, et de menacer les Indes. Le sort de la guerre pourrait en être changé. On dépêche donc sur place un second corps expéditionnaire, beaucoup plus puissant : trois cent quarante mille hommes, de l’artillerie lourde, des avions et même des gaz asphyxiants. Cette fois, les Turcs ne sont plus de taille. La nouvelle bataille commence en décembre 1916. Quatre mois plus tard, en mars 1917, les Britanniques prennent Bagdad. Mais il leur faut un an de plus pour atteindre Mossoul, en mars 1918.
La Mésopotamie conquise, qu’en faire ? C’est ici qu’une femme intervient.
Elle s’appelle Gertrude Bell, elle a été belle. Ses photos de jeunesse révèlent une sorte de Nicole Kidman au nez retroussé, aux yeux audacieux, à la bouche serrée. Née en 1868 dans une famille riche et cultivée, elle a été admise à Oxford dès l’âge de quinze ans. A vingt ans, chargée de diplômes, elle effectue son premier « Grand Tour » en Orient : Constantinople, d’abord, puis Téhéran, où elle apprend le persan et traduit en anglais les œuvres du poète médiéval Hafiz. Ses voyages ultérieurs la conduisent en Italie, en Grèce, en Roumanie, puis à nouveau en Orient : la Syrie, la Mésopotamie, le désert d’Arabie, l’Inde.
Elle passe bientôt des années entières entre Damas et Bagdad, vit sous la tente avec les Bédouins, maîtrise l’arabe littéraire et dialectal. Entre deux livres (elle en écrira plus d’une vingtaine au total, sans compter ses journaux intimes et sa correspondance, publiés après sa mort ), et des aventures amoureuses qui finissent toujours mal, elle se passionne pour l’archéologie et finit par faire en 1909 une découverte majeure en Mésopotamie : Ukhaidir, un palais de l’époque sassanide, préservé dans les sables.
Mais Gertrude Bell se pique également de politique : en liaison avec l’Arab Bureau du Caire, que dirige un autre archéologue, David Hogarth, à partir de 1914. A la fois centre de recherches militaires, think-tank géopolitique et officine d’espionnage, ce service est composé presque exclusivement de clones masculins de Gertrude : des aventuriers de très bonne famille, éduqués à Oxford et Cambridge, frottés d’orientalisme, – et dénués de préjugés religieux ou moraux.
Hogarth « adore » Miss Bell, qu’il a rencontrée sur des chantiers en Assyrie. Le capitaine Thomas Edward Lawrence, qui a fait sa connaissance en 1911 sur d’autres fouilles, ne parvient à la trouver jolie (« Encore qu’avec un voile… »), mais est subjugué par son style de « reine du désert » et sa connaissance encyclopédique de l’histoire et des coutumes des Turcs, des Persans et des Arabes. Serait-il exagéré de dire que lorsqu’il se travestira lui-même en Bédouin, ce sera un peu pour lui ressembler ? Bell, de son côté, écrit : « J’ai donc rencontré cet intéressant jeune homme, nommé Lawrence, qui sera sans doute un jour un grand voyageur. Il attendait mon apparition depuis un bon moment… »
En revanche, un autre aristocrate orientaliste ami des précédents, Sir Mark Sykes – l’home qui négocie en 1915 avec le diplomate français François Georges-Picot des accords secrets sur un éventuel partage de l’Orient ottoman -, n’a pas de mots assez durs sur cette « damnée cinglée de Miss Bell ».
Pour mettre en place la nouvelle Mésopotamie en 1918, Hogarth se tourne vers elle. Elle parlemente avec les chefs de tribus, tient salon à Bagdad pour rallier la bourgeoisie, publie un journal en arabe, arbitre les différends, rédige des décrets et des lois à la demande du haut-commissaire britannique, sir Percy Cox. Un rôle de quasi-chef d’Etat : « Al-Khatun » (« la Noble Dame »), disent les Arabes, ou « Umm al-Mumminin » (« la Mère des Fidèles »). Ou plutôt une régence : puisque le but ultime qui lui a été attribué est d’installer l’émir Fayçal, le deuxième des quatre fils du chérif Hussein, sur le trône de Bagdad.
Fayçal ou « l’Hamlet arabe » : un beau prince ténébreux, aux yeux de braise, en porte à faux entre deux civilisations, l’Orient archaïque dont il est issu et l’Occident moderne dont il a vite maîtrisé les usages, entre des aspirations morales élevées et une pratique politique retorse. Allenby le décrit ainsi, dans une lettre à sa femme : « Vous aimeriez Fayçal. C’est un homme mince, de haute taille, tendu comme un archet. Il a de très belles mains, presque féminines. Quand il parle, il remue sans cesse ses doigts, nerveusement. Mais sa volonté est inébranlable, et ses principes, droits. » Bell, qui est au tournant de la cinquantaine, lui voue une affection mi-amoureuse, mi-maternelle.
Le drame intime de Fayçal, c’est qu’il a évincé son père Hussein, chérif de la Mecque, son père, et son frère aîné Abdallah, moins occidentalisé que lui, pour devenir le « roi des Arabes » par la grâce des Britanniques. Et qu’il a le sentiment que le ciel l’a châtié. Il lui faut près de deux ans de tractations, de l’hiver 1918 au printemps 1920, pour être accepté par un Congrès national arabe réuni à Damas. A peine y est-il parvenu que les Français occupent cette ville et l’en expulsent sans trop de ménagement. Il ne lui reste plus que l’Irak, région qu’il tient pour « sauvage », et où la population, restée en fait fidèle à la Turquie, ne veut pas de lui.
Getrude Bell s’ingénie à calmer ses doutes et ses remords. Elle prend le thé avec lui tous les jours, l’emmène excursionner au milieu de ruines babyloniennes, tente d’éduquer ses femmes (« Impossible… des brutes… ») ou du moins ses filles, choisit le mobilier de son palais. Elle rédige à son intention, jour après jour, des synthèses de la presse européenne et arabe, résume les dépêches officielles britanniques : War Office, Foreign Office, India Office, Colonial Office. Et surtout, mettant à son service l’énorme prestige qu’elle a acquis auprès des tribus, elle le fait finalement élire roi en bonne et dûe forme, le 11 juillet 1921, dans le cadre d’un « gouvernement constitutionnel, représentatif et démocratique ».
Pays en trompe l’œil ? Le nouveau roi a ses autos, ses avions, sa garde à cheval aux uniformes victoriens. Mais Vita Sackville-West, amie de Gertrude Bell et de Virginia Woolf, décrit ainsi l’Irak en 1925 : « Le train traverse le désert en ligne droite. Un désert jaune, hideux et aussi plat que la mer, rompu seulement par quelques plaques de sel lépreuses ou le squelette d’un chameau… A une des gares, un panneau indique : Changement pour Babylone. A part cela, il n’y a rien… Bagdad est un fouillis poussiéreux de bâtiments minables, reliés par des rues atroces… »
Gertrude Bell, épuisée, meurt en 1926 d’une surdose de barbituriques. Fayçal ne lui survit que six ans. La monarchie hachémite irakienne, vite ternie par des coups d’Etat, des massacres de chrétiens, l’expulsion des juifs en 1951, des affaires de corruption, est renversée le 14 juillet 1958 : le roi Fayçal II, petit-fils de Fayçal Ier, est liquidé à la mitrailleuse dans les jardins de son palais, avec la plupart de ses parents immédiats. La République, depuis soixante-deux ans, aura été pire, en dépit ou à cause de ses richesses pétrolières : de la dictature de Kassem à l’hubris de Saddam Hussein, et de celle-ci à une quasi-colonisation iranienne.
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Michel Gurfinkiel .
“en bonne et dûe forme”
en bonne et due forme.
Pas d’accent circonflexe sur dû au féminin, ni au pluriel : dus.
Merci !
Article remarquable qui permet une meilleure compréhension de la situation !
A l’époque le territoire qui est devenu l’État d’Israël était qualifié de terre sans peuple pour peuple sans terre.
A l’époque la ville de Jérusalem était habité par une majorité de Juifs, ensuite des Chrétiens et une minorité de Musulmans.
Par la suite, le développement économique suscité par le retour de Juifs (le sionisme) entraîné une immigration de travailleurs arabes venus de contrées avoisinantes.
Sur ce territoire … les descendants de ces travailleurs immigrés n’ont absolument PAS plus de droit que les descendants des pionniers Juifs.
C’est une peu comme les descendants des pionniers Boers en Afrique du Sud, où dans la région du Cap de Bonne Espérance , il n’y avait pas d’habitants au XVIIème siècle…. ce n’est QUE suite au développement économique créé par les premiers pionniers que le territoire s’est peuplé…. et MAINTENANT … on déclare les descendants de ces pionniers comme étant des colonisateurs tandis que les descendants des travailleurs immigrés sont présentés comme les habitants légitimes de cette région.
Il est temps de rétablir la vérité et de sortir de ce racisme “anti-pionnier” …
Si, il y avait des habitants dans la région du Cap au XVIIe siècle, quand les Hollandais ont fondé la première colonie. Ces habitants étaient le peuple Khoïsan, partagé entre les San (Boshimans ou Bushmen, chasseurs/cueilleurs) et les Khoïkhoï (Hottentots, peuple pastoral). Par contre, les Bantous n’étaient pas arrivés dans la région, les peuples bantous d’Afrique australe, Xhosas et Zoulous par exemple, s’étaient arrêtés dans leur expansion depuis le nord à la Fish River, simplement parce que leurs cultures tropicales de mil et de sorgho ne convenaient pas au climat méditerranéen plus sec qu’on trouve au-delà.
La population Khoïsan est estimée à 50 000 dans la région du Cap à l’arrivée des Européens (voir Reader, ‘Africa, a biography of the continent’, Vintage Books, 1999).
La meilleure preuve que l’endroit était déjà peuplé est donné par les premiers arrivants, anglais et hollandais :
Ainsi, un agent de la Compagnie des Indes britanniques écrit en 1611 à ses supérieurs :
“L’endroit est propice à la défense, un petit nombre pouvant affronter d’éventuels attaquants. Mais les natifs semblent très courtois et avenants. Ils ne nous ont donné aucun souci durant le temps que nous étions là.”
Plus tard, à la fin du XVIIe, quand des conflits ont éclaté entre Hollandais et Hottentots, Jan Van Riebeeck, le gouverneur de la colonie du Cap, fondée en 1652, écrit dans son journal, à propos des plaintes des seconds, arguant de leur situation de premiers arrivants :
“Qui donc, nous dirent-ils, devrait céder, selon la justice la plus évidente, le propriétaire naturel ou l’envahisseur étranger ? Ils insistaient tellement sur ce point que nous leur dîmes qu’ils avaient perdu leurs terres dans la guerre, et ne pouvaient s’attendre à la retrouver.”
Cité par Kevin Shillington, ‘History of Africa’, Palgrave Macmillan, 2012).
la meilleure preuve … est donnée, pardon.
Une grand merci pour l’information, particulièrement précise .. je l’ignorais…
La question est : les descendants sont-ils responsables des actes commis par leurs ancêtres ?
Peut-on reprocher aux Italiens la conquête de la Gaulle par César…. avec les méfaits et bienfaits qui se sont produits ?
Avec de tels raisonnements …. on entre dans l’absurde …. j’estime que le passé n’a pas à interférer dans le présent !
La connaissance et la compréhension du passé sont indispensables dans la mesure ou elles servent de leçon (à suivre ou à ne pas suivre) au présent .
Il en est de même pour les religions qui n’ont pas a interférer dans la liberté des êtres humains !
Finalement l’Allemagne est toujours “en cheville” avec tout peuple qui peut l’aider à dominer et ce, quelles que soient les conséquences terribles.
Mme Merkel, en fait, ne fait que suivre le chemin tracé, qui lui permet d’écraser les peuples européens plus faibles économiquement et militairement, dans cette “Union Européenne” forcée. Et c’est toujours elle qui en premier a “ouvert les portes de l’Europe” à une immigration totalement incontrôlée et presque sauvage ou barbare, venant justement comme par hasard du Moyen-Orient, si cher aux différents chefs allemands !!!
NIOU,
Tristement vrai, votre constat est absolument fondé !!!
Marçu Gisèle, oui hélas………….
Bonne Année 2020, que santé, bonheur, joie et espérance emplissent votre coeur et celui de toutes les personnes que vous chérissez
PHIPHI, comme vous avez raison, RENDONS A CHAQUE TRAITRE CE QUI LUI EST DU ! Les uns pour les anciennes trahisons et l’autre pour les trahisons actuelles.
Bonne Année 2020 qu’elle vous apporte joie, paix et sérénité ainsi qu’à toutes les personnes proches de votre coeur
Bravo à Michel Gurfinkiel pour cet article brillant dont le contenu m’est familier. Je connais bien Gertrude Bell puisque je lui ai consacré un livre “L’Amazone du Désert” publié aux Editions Pygmalion en 2005.
Je regrette qu’il n’y ait pas eu un film avec Nicole Kidmann à qui Gertrude devait sûrement ressembler.
J’ai adoré ce personnage de femme, intrépide, courageuse, cultivée, d’une parfaite éducation, qui avait tout compris des problèmes du Proche-Orient à venir dont les Grandes Puissances avaient semé les graines dans leurs accords mal ficelés de 1918.