Publié par Gaia - Dreuz le 16 février 2020

Source : Parismatch

Porte d’Aubervilliers, au ras du périphérique, 2 000 migrants survivent dans un flot d’indifférence

Le terrain boueux, casse-gueule, se traverse en équilibriste. Couvertures, bâches, tapis, sacs de couchage retiennent tant bien que mal de la glissade. La gadoue qui les recouvre ne gêne plus les adolescents qui circulent en sandalettes, sans chaussettes. Au pied du muret qui longe la bretelle d’accès au périphérique, un amoncellement de détritus, sur 350 mètres ; des montagnes de vêtements usagés, trop humides pour être portés plusieurs jours : l’hiver les empêche de sécher. Environ 2 000 migrants survivent dans cette poubelle géante, bidonville indigne à 3 kilomètres du Sacré-Cœur. Afghans, Soudanais, Erythréens, Somaliens et, depuis peu, Iraniens et Koweïtiens. A la nuit tombée, une armée de rats vient quasiment doubler cette population. Ils pénètrent sans gêne dans les cabanes et les tentes endormies, y déposent leur urine nauséabonde.

Les cabanes, minuscules, bricolées avec des morceaux de tôle et de contreplaqué offerts par les Roms, s’alignent sur la partie haute du camp. On en compte une soixantaine, la plupart aménagées avec un soin émouvant : au sol, lino carrelé, tabourets rouillés ou fauteuils éventrés ; un seau ou une bassine d’eau ; un réchaud. Des étagères branlantes portent le strict nécessaire pour la toilette et les maigres provisions. Des bougies éclairent un morceau de verre souvent brisé, miroir de fortune. Le lit : une planche en bois et un matelas en mousse détrempé où se serrent deux, trois personnes. Ishaq, 30 ans, a quitté l’Erythrée depuis que l’Etat a entrepris de fermer une à une les églises et les écoles. Il a transformé sa cabane en chapelle. Sur sa porte en bois blanc, Ishaq a inscrit au feutre le psaume 23 de l’Ancien Testament : « L’Eternel est mon berger, je ne manquerai de rien. » A l’intérieur, une exposition des portraits froissés des évangélistes, rapportés de son pays, où il devait les cacher. « Dieu nous fait avancer dans les bons jours comme dans les mauvais », murmure-t-il dans un sourire.

On ne compte plus les tentes, collées les unes aux autres, de toutes tailles et couleurs, où s’entassent entre trois et huit personnes. Amir et Asmata, deux Afghans de 23 ans, ont négocié la leur (30 euros) à d’autres Afghans rencontrés ici le 28 décembre 2019, jour de leur arrivée. Réparateurs d’ordinateurs à Kaboul, les deux amis ont décidé de fuir leur pays en juin 2018, après avoir professé leur athéisme sur les réseaux sociaux. Ils sont hazaras, cette minorité chiite cible favorite des talibans qui les torturent ou les décapitent. Ils ont traversé l’Iran, la Turquie, franchi la Méditerranée sur un bateau « très d’occasion », où dix personnes ont trouvé la mort.

Ces camps alimentent le fantasme de l’envahissement

Amir et Asmata font partie des rares nouveaux venus en Occident. A Aubervilliers, comme ailleurs en France et en Europe, ces « primo-arrivants » représentent 25 % seulement des migrants. « Depuis la grande vague de 2015, le nombre de demandeurs d’asile est retombé au niveau normal et gérable de 2014 : 600 000 pour l’UE, constate Pierre Henry, directeur de France terre d’asile. Mais ces camps alimentent le fantasme de l’envahissement » : 75 % des occupants de la porte d’Aubervilliers sont arrivés en Europe en 2015, qu’ils sillonnent depuis quatre ans. Résultat « fâcheux et déplorable » du règlement de Dublin III, sur lequel toutes les associations tirent à boulets rouges : le pays dans lequel une demande d’asile a été formulée est celui chargé de son instruction. S’il est débouté, le demandeur peut rouvrir un dossier dans un autre pays de l’Union, mais de douze à dix-huit mois plus tard, selon les règles en vigueur. Conséquence : des mois d’errance utilisés comme arme de dissuasion pour stopper d’éventuels candidats. « On se trompe : l’espoir qui guide ces populations est plus fort que nos traités, poursuit Pierre Henry ; 250 000 êtres humains sont ainsi satellisés au sein de l’Europe. Les pays se les refilent comme une patate chaude », déplore-t-il. Ainsi, sur cette bordure de périphérique, ils sont quelques-uns à avoir été déboutés de toutes les procédures, même par la Cour nationale du droit d’asile.

Ce n’est pas une crise migratoire, c’est une crise d’accueil!

Devant leur grande tente recouverte d’une épaisse bâche imperméable bleue – un luxe, ici –, huit copains afghans partagent un poulet aux oignons, cuit sur un brasero. Ils ont fui leur pays en 2016, se sont rencontrés au hasard de leur long périple. Déboutés en Serbie, en Hongrie, en Autriche ou en Allemagne, nations qu’ils ont traversées à pied, ils font partie des « réfugiés statutaires » qui possèdent des autorisations de séjour variant de un à cinq ans. « Dublin rime avec inhumain, s’indigne Yann Manzi, cofondateur d’Utopia 56. Le labyrinthe administratif crée un mur invisible. On remet à la rue des milliers de personnes obligées de s’installer dans une clandestinité provisoire. Leurs droits fondamentaux – boire, manger, se laver – sont bafoués. L’Europe est incapable de se mettre autour d’une table pour intégrer ces 0,03 % de sa population. Ça n’est pas une crise migratoire, c’est une crise d’accueil ! »

Selon Pierre Henry, « 80 % du flux migratoire concerne sept pays de l’UE. Il suffirait qu’ils s’accordent à sept sur des critères convergents. » L’Italie et l’Espagne n’enregistrent quasiment plus d’empreintes. Ils considèrent avoir pris leur part, comme l’Allemagne, qui a reçu en 2015 890 000 réfugiés, en majorité syriens. La France supprime des aides aux migrants enregistrés dans un autre pays membre. On n’accueille pas vraiment, on n’expulse pas non plus. « Pour éloigner ces populations, nous signons des accords financiers odieux avec la Turquie, l’Algérie, le Maroc et même la Libye, affirme Yann Manzi. Résultat : on fabrique des sans-papiers, des déçus qui deviennent délinquants de droit commun. Et peut-être même de futures bombes. On alimente aussi les réseaux de passeurs. » Entre 2015 et 2019, 1 362 filières ont été démantelées.

Mes interlocuteurs se sentent déshumanisés, rejetés

A l’époque de la grande vague migratoire, les permanences de psy traitaient le stress post-traumatique lié aux situations de guerre, aux dangers du voyage – dont les viols en Libye –, aux pertes de proches lors de traversées en mer. Hanaë El Bakkali, psychothérapeute pour Le Chêne et l’Hibiscus, voit désormais apparaître des états dépressifs. « Cette errance engendre la perte d’espoir et surtout d’identité, témoigne-t-elle. Mes interlocuteurs se sentent déshumanisés, rejetés. Leur désillusion se traduit par de la honte, mais aussi par beaucoup de colère. »

Afghans, Soudanais, Erythréens se débrouillent tous en allemand, en italien, en espagnol, langues des pays où ils ont transité. Ahoabta, 26 ans, a quitté en février 2016 Asmara, capitale de l’Erythrée, le pays le plus fermé de la Corne de l’Afrique. Ce ne sont ni la sécheresse ni la pénurie d’eau et de nourriture qui ont motivé son départ, mais l’armée. « Le service militaire est obligatoire, sauf que sa durée, c’est à la tête du client. Il peut durer toute une vie ! Moi, je rêve d’être avocat en France. » Il a accosté en Italie en septembre 2016, donné ses empreintes, qui figurent au fichier Eurodac consultable par toutes les administrations et polices de l’UE.

Dans le réseau des hébergeurs, priorité aux femmes et aux enfants

A 300 mètres du camp d’Aubervilliers, une dizaine de bénévoles de l’Armée du Salut servent chaque matin, en plein air, 700 petits déjeuners financés par la Ville de Paris. Pour les repas du midi et du soir, les Restos du Cœur et la Fondation de l’Armée du Salut disposent aussi d’un vaste local où passent quotidiennement 200 migrants. Ils bénéficient également de consultations médicales et juridiques. Et rechargent leur portable, jouent aux cartes ou aux dominos, roupillent sur les quatre grands canapés. Deux lave-linge et deux sécheuses tournent à plein régime. Certains vêtements sont bouillis : la gale sévit dans le camp. Durant leurs maraudes, France terre d’asile, Utopia 56 et Médecins du monde proposent également les services de personnel médical, d’interprètes, de psys et de juristes. Les migrants demandent sans cesse la signification des SMS de l’Ofpra ou du tribunal administratif qui font état de l’avancement de leurs dossiers. Pas facile de leur annoncer un refus, qui déclenche une longue procédure d’appel. Les intéressés sont censés contacter les administrations, mais les plateformes pour le faire sont payantes et saturées. Alors ils doivent se déplacer, ce qui prend la journée entière. Enfin, les diverses associations gèrent un « réseau citoyen » de 600 hébergeurs. Priorité aux femmes et aux enfants, à qui on évite de demeurer dans le camp. Les prises de territoire provoquent, çà et là, entre communautés, de violentes disputes, voire des rixes plus viriles à couteaux tirés.

Des rivalités qui cessent sitôt qu’on annonce un ravitaillement à l’entrée du camp. Ainsi, jeudi 16 janvier, des fonctionnaires du ministère de la Justice, portant des gants de protection, sont venus distribuer des kits d’hygiène et des provisions. Suivait une rutilante berline de l’ambassade des Emirats arabes unis, porteuse de 70 plateaux-repas. Midi et soir, les Restos du Cœur et La Chorba servent entre 300 et 400 repas porte de la Villette. Vendredi 17 janvier, 15 h 30. Une poignée de riverains manifestent devant l’école maternelle Charles-Hermite pour protester contre « les migrants consommateurs de crack ». Le squat de la « colline du crack », démantelé fin 2019, s’est réinstallé en face du camp. Mais ce no man’s land est peuplé en majorité de ressortissants… français.

Samedi 18 janvier, 17 heures. Ils sont onze. Une poignée de jeunes filles et de garçons de l’Ile-Saint-Denis (93) qui pénètrent gaiement dans le camp, chargés de sacs remplis de vêtements, collectés grâce aux réseaux sociaux. Ils ont créé une petite association, Espoir et Avenir. Ils se penchent vers les tentes, demandent en anglais s’il y a des femmes et des enfants, à qui ils destinent les habits. Des têtes d’enfants apparaissent, qui sourient. Les mères restent au fond de la tente. Elles ont souvent honte. Sur le muret de la bretelle du périphérique, Hussein et Oussman, deux gamins, regardent passer les voitures. Leurs rêves d’avenir ? A des années-lumière de nos soucis de retraite.

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