Publié par Michel Gurfinkiel le 22 février 2020

En Chine, les catastrophes naturelles ou sanitaires ont un sens : elles impliquent que l’empereur ou la dynastie ne sont plus en mesure de régner. Sauf « rectification » et amende honorable.

Le 17 juin 2019, un internaute du nom de Zhang était appréhendé par la police à Chongqing, la grande ville du centre de la Chine. Son crime ? Avoir publié sur les réseaux sociaux un montage relatif au tremblement de terre qui venait de se produire non loin, dans le Sichuan : à une photo prise sur le site de la catastrophe, il avait ajouté l’image, démesurément grossie, d’un serpent.

Dans un autre pays, cela aurait tenu du gag. Mais en Chine, un tel reptile évoque le Dragon, l’être mythique dont les convulsions provoquent les séismes, notamment dans les périodes où la légitimité du gouvernement – le tianming« Mandat du Ciel » – est remise en question. Derrière le photomontage, on pouvait donc suspecter, selon la police, une intention politique. Zhang a été inculpé de diffusion de rumeurs pouvant porter atteindre à l’ordre public.

Le séisme du Sichuan n’était cependant que le début d’une longue série noire. Il y a eu les pluies torrentielles de juillet 2019, dans plusieurs provinces, qui ont touché 25 millions d’habitants et nécessité l’évacuation de 1,3 million de personnes ; le typhon Lekima, en août, qui a ravagé le Zhejiang, au sud de Shanghai, et entrainé d’autres évacuations à grande échelle ; l’effondrement d’un pont à grande circulation en octobre, dans le Jiangsu…

Et puis surtout, il y a eu les épidémies.

La fièvre porcine, d’abord, un fléau venu d’Afrique, qui a tué près de la moitié des 440 millions de porcs que le pays comptait deux ans plus tôt. Le porc est pour les Chinois la viande par excellence : leur consommation annuelle est de 30 kilogrammes par personne. Symbole de prospérité, il figure obligatoirement au menu du Nouvel An, au milieu de l’hiver. Les autorités ont tenté de suppléer à sa soudaine raréfaction en important de la viande porcine européenne, américaine ou brésilienne. Sans pouvoir empêcher une forte hausse des prix, de l’ordre de 125 %.

La peste bubonique, elle, frappe les humains. Plusieurs cas ont été signalés en 2019 dans le nord-est du pays, entrainant un état d’urgence dans plusieurs provinces. Mais bientôt, une troisième épidémie déferle : le coronavirus 2019-nCov, pneumonie aigue, douleurs intestinales, forte létalité. En janvier 2020, une zone regroupant quelque soixante millions d’habitants, autour de la ville de Wuhan, était soumise à une stricte quarantaine. Plus encore, le pays tout entier – terrible humiliation – subissait une sorte de quarantaine internationale, à la suite de la suspension de la plupart des vols long-courriers.

Désormais, l’idée d’un effritement du Mandat du Ciel était dans tous les esprits. Même et surtout au gouvernement.

Pour les « Classiques » chinois (une sorte de Bible mi-religieuse, mi encyclopédique, qui va du I Ching, ou Livre des Permutations, au Dao De Jing, ou Livre de la Voie et de la Vertu, et des Livres des Rites aux « commentaires » de Confucius et des autres grands philosophes), le Monde forme un Tout : chacun de ses éléments est intimement liée aux autres.

Mais ce Tout passe par des vicissitudes. A certains moments, l’harmonie règne entre les éléments : c’est le règne de la tranquillité cosmique, de la paix intérieure et extérieure, de la prospérité, de la santé ; à d’autres moments, elle fait défaut : c’est le temps des catastrophes, du chaos, de la guerre, de la misère, de la maladie. L’homme est la clé de ces changements : s’il pratique les « rites » et les « cérémonies » appropriés, s’il se conduite de manière vertueuse, l’harmonie est assurée ; s’il néglige les rites, les cérémonies et la vertu, elle s’évanouit.

La tâche première de l’Etat est d’assurer l’harmonie – et le bien commun. Une dynastie, une élite, n’accède au pouvoir que dans ce but. Tant qu’elle s’acquitte de sa mission – le Mandat céleste -, elle reste en place. Quand elle ne s’en acquitte plus, une autre dynastie apparaît. Dans cette logique, la légitimité politique se prouve par le succès et le bonheur. Inversement, l’insuccès ou le malheur indiquent que la dynastie actuelle a cessé d’être légitime, et doit s’effacer devant son héritière.

Mais le Ciel (la forme suprême du Tout cosmique) est pour ainsi dire économe en matière de Mandat et de dynasties : il donne le plus longtemps possible aux gouvernants la possibilité de « rectifier leurs actions » et donc de perdurer, en leur envoyant des avertissements, sous forme de présages. « A l’époque Han, l’une des missions des magistrats locaux et des ministres était de porter à la connaissance de l’empereur tous les présages et tous les événements qui sortaient de l’ordre naturel… », note le sinologue américain William Theodore de Bary. « Cette démarche était prise au sérieux, comme en attestent les nombreux édits où non seulement le souverain demande aux hauts fonctionnaires et à ses sujets de l’informer des phénomènes anormaux mais aussi les exhorte à lui dire sans détour quelles sont les erreurs qui lui valent de telles mises en garde ».

Selon les Classiques, le concept de Mandat céleste aurait été formulé vers l’an 1000 avant l’ère chrétienne, pour justifier le passage de la dynastie Shan (1600-1069) à la dynastie Zhou (1046-256). Ce qui est certain, c’est qu’il a été invoqué ensuite à chaque changement de dynastie ou de régime : par les Han quand ils se substituent la puissante mais éphémère dynastie Qin, en 206 avant l’ère chrétienne ; par les Song quand ils réunifient la Chine en 960 de notre ère ; par les conquérants mongols, quand ils règnent sur le pays en tant que dynastie Yuan de 1271 à 1368 ; par les Ming, qui chassent les Yuan ; par les Qing mandchous, enfin, de 1644 à 1912. Si un événement catastrophique ne provoque pas mécaniquement une transition d’un Mandat céleste à un autre, toutes les transitions ont été accélérées par une catastrophe : le tremblement de terre de 1335, qui détruit la capitale mongole de Khanbalik (l’actuel Pékin), conduit à l’effondrement des Yuan ; la famine de 1630, qui ravage la Chine du Nord, mène à la chute des Ming et à la conquête Qing.

Pendant près de deux cents ans, la dynastie mandchoue peut se targuer d’un Mandat céleste explicite. Sous sa direction, l’Empire chinois atteint en effet son apogée : la population triple, de 140 à 435 millions d’habitants ; son produit intérieur brut triple également, et dépasse celui de l’Europe occidentale vers 1820 ; la suzeraineté chinoise s’étend à la Corée, au Vietnam, à la Mongolie, au Tibet, à la Sibérie orientale et aux deux Turkestan.

Mais à partir de la guerre de l’Opium, en 1840, le déclin est aussi brutal qu’inexorable. Vaincue par les Occidentaux et les Japonais, la Chine subit une semi-colonisation ; des famines répétées et des épidémies de peste ou de choléra se soldent par près de 100 millions de morts ; la crue du Fleuve jaune, en 1877, dévaste le nord du pays ; les rebelles Taiping, de 1850 à 1864, instaurent une dynastie rivale dans le sud. Sans l’énergie de l’impératrice Ci Xi, souveraine de fait de 1861 à 1908, les Qing auraient sans doute été écartés dès ce moment. En 1911, l’empereur-enfant Pu Yi est déposé au lendemain d’une ultime catastrophe : une épidémie de peste bubonique qui fait 70 000 morts entre Pékin et le fleuve Amour.

En théorie, le système politique traditionnel disparait alors, au profit d’une République. En réalité, il ne fait que se transformer, des partis politiques – Kuo Mintang nationaliste puis parti communiste – jouant désormais le rôle des dynasties. Mao Zedong, à partir de 1949, se comporte en empereur, quels que soient ses titres ou fonctions officiels. Tout comme Deng Xiaoping, qui lui succède en 1976, puis les trois présidents ultérieurs, Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Ping.

Au sein même du nouveau système, les « règnes » semblent, eux aussi, régulés par le Ciel. Mao s’était vanté d’assurer une meilleure prévision des séismes en se fondant sur de vieilles pratiques paysannes, telles que l’observation des animaux et des insectes. Mais en juillet 1976, personne en Chine se sait anticiper le tremblement de terre de Tangshan, l’un des plus meurtriers de l’histoire chinoise et mondiale : 240 000 morts. En septembre, Mao meurt. Quelques jours plus tard, sa veuve et ses alliés sont écartés du pouvoir au profit de Deng. C’est un changement radical au sein de la dynastie rouge, sinon un changement de dynastie. La Chine, en quarante-cinq ans, va passer du tiers-monde, voire même, pour une partie importante de son territoire, du XVe siècle, à un statut de rival économique, technologique et militaire des Etats-Unis.

Xi Ping, délaissant la prudence de Deng, Jiang et Hu, était tenté par l’instauration d’un régime à la fois ultra-nationaliste et ultra-autoritaire, fondé sur l’intelligence artificielle et les algorithmes. Le Ciel est-il d’accord ? Les événements, interprétés selon la culture chinoise, ne le laissent guère penser. Mais le cinquième empereur rouge dispose sans doute encore d’un répit, s’il décide d’entendre les avertissements et de « rectifier » sa politique.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Michel Gurfinkiel .

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