Publié par Michel Gurfinkiel le 6 février 2020

Un démagogue qui menaçait la République romaine ? Ou plus prosaïquement, un adversaire éliminé à travers un procès truqué ? Deux mille cent ans après sa mort, Catilina fascine toujours les historiens.

C’est le premier procès politique de l’histoire, et peut-être le plus célèbre. On y retrouve déjà tout ce qui figurera dans les autres affaires de ce type, y compris celles du XXe siècle : un accusateur brillant et acharné, un accusé prestigieux, le langage de la justice et de la vertu au service des intérêts politiques, une médiatisation habile, une procédure sommaire…

La scène est à Rome, en 63 avant l’ère chrétienne. Face à face : le consul Cicéron et le sénateur Catilina. Les Romains sont en train d’achever la conquête du monde antique. Maîtres de l’Italie, du bassin occidental de la Méditerranée, de la Grèce et de l’Asie mineure, ils se tournent désormais vers le bassin oriental de la Méditerranée. Mais la société et l’Etat sont en crise, par l’effet même de ces victoires. « Si nombreuses furent les dépouilles provenant de nations opulentes » – or, argent, œuvre d’art, main d’œuvre servile –  « que Rome était incapable de les contenir », écrit l’historien Florus. L’économie traditionnelle, fondée sur la petite propriété rurale, s’est effondrée. Et depuis une soixantaine d’années, les révolutions et les guerres civiles se succèdent.

Il y a d’abord l’affaire des Gracques, des aristocrates qui, de 133 à 121, ont tenté de sauver la petite paysannerie romaine. Puis, de 91 à 88, la Guerre Sociale, c’est-à-dire la révolte des Socii, les petits peuples italiens « associés » à Rome. Et enfin, de 73 à 71, une insurrection générale des esclaves d’Italie du Sud, conduite par l’ancien gladiateur Spartacus. La République n’a survécu qu’en se tournant vers des généraux : Marius, le conquérant de la Gaule méridionale et de la Numidie, qui substitue en 107 une armée de métier à la conscription ; Sylla, qui de 88 à 85 rétablit l’autorité romaine en Grèce et en Macédoine puis l’étend en Anatolie ; Pompée qui de 67 à 63 anéantit les pirates en Méditerranée puis s’empare de l’Anatolie orientale et de la Syrie. Tous les trois disposent de pouvoirs extraordinaires. L’un d’entre eux, l’ultra-conservateur Sylla, s’arroge même un pouvoir absolu de 82 à 79 à l’issue d’une guerre civile et de proscriptions sanglantes.

Cicéron – Marcus Tullius Cicero – a été élu consul en 63 : au moment où Pompée s’empare de la Syrie. Le fait même qu’il ait accédé à cette magistrature peut être considéré comme une indication supplémentaire de la crise qui ravage Rome. Jusque là, de telles fonctions étaient en effet généralement réservées à la nobilitas : un ensemble de « grandes familles » dont les membres siègent au Sénat de génération en génération. Or Cicéron est un « homme nouveau », une sorte de parvenu : d’origine provinciale, il appartient à l’ordre équestre, une aristocratie censitaire de second rang. A quarante-trois ans, c’est sans doute un avocat célèbre, qui a gagné des procès difficiles, notamment sur des affaires de corruption et de prévarication. Par ailleurs, il est allié par mariage à une famille noble, les Terentii. Mais Salluste, qui a sans doute été un témoin oculaire, note néanmoins : « Dans tout autre moment, l’orgueil de la noblesse se serait révolté d’un pareil choix. Elle aurait cru le consulat profané, si, même avec un mérite supérieur, un ‘homme nouveau’ l’avait obtenu. Mais à l’approche du péril, l’envie et l’orgueil se turent. »

Le péril, c’est l’adversaire de Cicéron aux élections consulaires, Lucius Sergius Catilina. Salluste lui consacre un portrait ambigu : « Issu d’une noble famille, il avait une grande force d’esprit et de corps, mais un naturel méchant et pervers. Dès son adolescence, il avait séduit une vierge de bonne famille, puis une vestale…  Les guerres intestines, les meurtres, les rapines, les émotions populaires, charmaient son âme… On l’avait vu, depuis la dictature de Sylla, se livrer tout entier à l’ambition de s’emparer du pouvoir : quant au choix des moyens, pourvu qu’il régnât seul, il ne s’en souciait guère. »

Cet étrange personnage penche-t-il vers les populares, le parti qui, à la suite des Gracques, prétend protéger le petit peuple ? Ou vers les optimates, le parti des élites ? Nul ne sait. Mais chacun redoute, dans les deux camps, un retour à la terreur pratiquée par Sylla : Catilina ne s’entoure-t-il pas d’une garde personnelle, à qui il ferait commettre maint crime « sans nécessité » ? Et ne médite-t-il pas de gagner à lui tous les mécontents, « alors que par tout l’empire les citoyens étaient écrasés de dettes, et que les soldats de Sylla, encore pleins du souvenir de leurs rapines, ne désiraient que la guerre civile », afin « d’asservir la République ? » En l’absence de Pompée, encore retenu en Syrie, ce scénario est plausible.

Populares et optimates se sont donc momentanément coalisés pour faire élire Cicéron. Peut-être au terme d’un double calcul : Cicéron voudra se montrer digne de l’honneur qu’on lui accorde, et n’hésitera donc pas à éliminer Catilina ; mais une fois ce « ménage » expédié, il sera temps de s’offusquer de la « cruauté » d’un consul mal né…

Si l’on s’en tient au récit de Salluste, la principale source dont nous disposons, Catilina ourdit bel et bien un complot contre la République, que Cicéron déjoue à temps. Mais ce texte, probablement fondé sur un narratif mis au point ex post facto par ses adversaires, ne convainc pas : il présente trop d’exagérations. Catilina aurait associé un grand nombre de sénateurs et de magistrats à ses projets, avant même l’élection consulaire ; mais en même temps, il aurait prévu d’incendier Rome, et de faire assassiner les nobles par leurs propres fils. Il aurait prononcé devant les conjurés un discours quasi-communiste : « Qui peut, s’il a un cœur d’homme, voir sans indignation… un petit nombre d’hommes puissants… regorger de richesses, pendant que nous manquons des choses les plus nécessaires à la vie ! » Il aurait promis « l’abolition des dettes, la proscription des riches ». Mieux : les conjurés auraient prêté serment sur « une coupe de vin mélangé de sang humain » (Mais ici Salluste juge bon d’ajouter : « Ce fait si grave ne m’a jamais paru suffisamment prouvé »).

Non moins rocambolesque, la suite des événements : l’un des conjurés, Quintus Curius, révèle le complot à sa maîtresse, une noble dame nommée Fulvie, qui le révèle à qui de droit. D’autres conjurés tentent de rallier à leur cause un peuple gaulois, les Allobroges : mais ceux-ci exigent des engagements écrits, qu’ils s’empressent de faire parvenir au consul. Nanti de ces preuves, Cicéron peut mettre Catilina et ses affidés en accusation : il le fait au Sénat, le 7 novembre 63, non sans prétendre en outre qu’un groupe d’affidés a tenté de l’assassiner la nuit précédente. Il apostrophe son adversaire de phrases restées célèbres : « Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ?… O temps, ô mœurs, tous ces complots, le Sénat les connaît, le consul les voit – et Catilina vit encore ? » Puis prononce, trois jours de suite, un interminable réquisitoire, qu’il publiera par la suite sous le nom de Catilinaires, non sans l’avoir réécrit et embelli…

Que l’avocat Cicéron engage un procès contre Catilina et ses alliés, quoi de plus naturel ? Mais ce n’est qu’une apparence de procès, sans procédure digne de ce nom, où Cicéron est juge et partie, et où les accusés ne peut se défendre. Au point que lorsque le consul fait obtient enfin du Sénat, le 3 décembre, l’arrestation puis l’exécution séance tenante de sept prétendus conjurés de haut rang (un seul sénateur s’y oppose, Jules César), il n’ose pas ajouter Catilina lui-même à la liste.

Celui-ci s’enfuit, et gagne l’Etrurie, où quelques centaines de partisans l’attendent. Cicéron peut dès lors le traiter en rebelle et lancer à sa poursuite une armée commandée par Petreius Marcus. Une bataille à dix contre un se déroule près de Pistoria, au pied des Apennins. Catilina et ses fidèles périssent tous, les armes à la main : ce qui amène Salluste à leur rendre hommage, en contradiction avec ses propos antérieurs. Le Sénat proclame Cicéron « père de la Patrie », sur proposition de Caton d’Utique, et une garde munie de flambeaux l’escorte jusqu’à sa résidence. Mais ce triomphe ne dure pas. Les populares accusent bientôt le consul d’avoir outrepassé la loi et fait preuve d’une cruauté indue. Il doit bientôt s’éloigner de la politique active, exception faite d’un proconsulat en Cilicie en 51-50. Ménagé par César, il sera exécuté en 43 sur l’ordre de Marc-Antoine. Sommairement.

Les historiens sont partagés sur le sens véritable de l’affaire Catilina. La version présentée par Cicéron lui-même dans son réquisitoire, et par Salluste dans son récit, a longtemps été acceptée telle quelle. Mais ses incohérences étaient trop visibles pour ne pas susciter une autre lecture. Depuis le XIXe siècle, les marxistes voient en Catilina un précurseur de la lutte des classes, et dans l’action intentée par Cicéron le prototype de la « justice formelle » bourgeoise. Au XXe siècle, c’est surtout l’hypothèse d’une machination, de type quasi-stalinien, ou l’accusé est condamné d’avance, et où le dossier d’accusation est entièrement fabriqué, qui retient l’attention. « Et Catilina vit encore ? » : ces mots terribles sonnent, de la part de Cicéron, comme un aveu.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Michel Gurfinkiel .

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