Publié par Pierre Lurçat le 26 mars 2020
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Yudi Edelstein

La terre entière est emplie de droit”

Aharon Barak

Sur fond de crise mondiale du Coronavirus, une crise politique et institutionnelle sans précédent se déroule en Israël. La démission dramatique du président de la Knesset, Yuli Edelstein, après la décision non moins dramatique de la Cour suprême d’intervenir dans le fonctionnement interne de la Knesset, ont porté à son paroxysme le processus entamé depuis trois décennies, par lequel la Cour suprême – organe non élu chargé de veiller au respect des lois votées par la Knesset – s’est érigé en premier pouvoir, au mépris des lois et des règles de séparation du pouvoir. “La Cour suprême détruit la Knesset!” a déclaré Edelstein, et cette déclaration n’était pas exagérée du tout. 

Le débat public israélien semble aujourd’hui se résumer à un affrontement entre ceux qui croient encore que l’avenir politique d’Israël doit se décider dans les urnes, et ceux qui pensent qu’il doit être tranché par le procureur de l’Etat et par les autres membres de l’establishment judiciaire. Ou, pour dire les choses en d’autres termes, entre ceux qui croient encore que la démocratie représente le pouvoir du peuple, et ceux qui prétendent ‘remplacer le peuple’ (comme l’avait déclaré sans la moindre ironie Gideon Levy dans les colonnes du quotidien Ha’aretz, après les avant-dernières élections) pour confier le pouvoir aux “élites éclairées”, mieux à même selon eux de décider de l’avenir de notre pays (1).

Pour comprendre comment le droit en général, et la Cour suprême en particulier, ont acquis la place qu’ils occupent aujourd’hui dans la vie publique et politique israélienne, il faut se pencher sur la figure de celui qui a – de l’avis de ses partisans comme de ses contempteurs – rempli le rôle le plus important au cours des trois dernières décennies pour modeler le visage des institutions et de la démocratie israélienne tout entière. Je veux parler du juge Aharon Barak, qui fut le huitième et le plus influent président de la Cour suprême et le père de la “Révolution constitutionnelle”. Dans les lignes qui suivent, je voudrais m’attacher à un aspect bien particulier de la doctrine juridique et de la philosophie d’Aharon Barak : sa dimension “religieuse”.

Si cette expression peut sembler étonnante a priori, elle ne surprendra pas les observateurs attentifs de la vie politique israélienne, qui connaissent le zèle quasi-religieux animant certains militants de la lutte contre la “coercition religieuse” (expression qui recouvre souvent toute manifestation publique du caractère juif de l’État d’Israël). Celui-ci s’inscrit dans un phénomène plus général, que le philosophe russe Boulgakov avait décrit au sujet des révolutionnaires russes d’origine juive, notant qu’ils étaient mus par une ferveur presque mystique et qu’ils avaient trouvé dans l’idéologie marxiste un substitut au judaïsme, qu’ils avaient abandonné et trahi (2).

Selon Menahem Elon – qui fut le principal adversaire de Barak au sein de la Cour suprême –  et selon d’autres juristes israéliens éminents, il ne fait aucun doute que le juge Aharon Barak est animé par un esprit révolutionnaire, quasiment religieux. “Barak pense que ‘la terre entière est emplie de droit. Il n’existe pas à ses yeux de vide juridique, et toute action que nous menons comporte selon lui un aspect juridique. Cette conception correspond à une vision du monde religieuse, et non à une conception juridique. L’expression employée par Barak, “Toute la terre est emplie de droit” est calquée sur l’expression tirée de la prière juive, “Toute la terre est emplie de Sa gloire”. Selon Barak, le système judiciaire présente un caractère religieux, qui intègre toute l’expérience humaine…” (3) 

Aharon Barak – le “grand-prêtre” des élites laïques israéliennes

Le jugement porté par Menahem Elon rejoint celui de Menahem Mautner, ancien doyen de la faculté de droit de Tel-Aviv. Dans son livre Le déclin du  formalisme et l’essor des valeurs dans le droit israélien (4), Mautner établit une comparaison en apparence étonnante entre le droit en Israël aujourd’hui et l’église dans la société catholique autrefois. “Le droit dans les sociétés laïcisées, écrit-il, remplit la même fonction que remplissait l’église dans les sociétés religieuses”. Selon Mautner, le conflit culturel interne à Israël n’est plus ainsi, comme on le décrit souvent, un conflit entre les tenants du “fondamentalisme religieux” et les partisans d’une démocratie laïque et éclairée. Il est devenu, ces dernières décennies, un conflit entre deux fondamentalismes : un “fondamentalisme religieux” et un “fondamentalisme juridique” laïc (5).

De quoi s’agit-il précisément, et comment comprendre cette expression de “fondamentalisme juridique” dans la bouche de Mautner, qui se définit lui-même comme un membre des élites laïques libérales (au sens américain du mot liberal) ? En quoi ce concept permet-il de mieux saisir les enjeux du conflit actuel entre la Cour suprême et la Knesset, ou plus précisément entre les partisans de “l’activisme judiciaire” (concept qu’il nous faudra définir et préciser) et ses opposants? 

La conception du droit d’Aharon Barak : un totalitarisme juridique

Pour comprendre les enjeux de la conception du droit que le juge Barak a insufflée dans le système judiciaire israélien, désignée communément comme “activisme judiciaire”, il faut analyser sa conception du rôle du juge. Selon sa biographe Naomi Levitsky, “dès son entrée en fonction (comme juge à la Cour suprême), le juge Barak a considéré la Cour suprême comme le gardien des murailles du pouvoir, et non pas seulement comme un organe ayant pour fonction de trancher des litiges entre deux parties”. Comme il l’a précisé dans un livre d’entretiens, paru après son départ à la retraite (6), le juge Barak considère que le président de la Cour suprême a notamment pour fonction de “protéger le système judiciaire” contre les pouvoirs législatif et exécutif. Cette conception est étroitement liée à l’idée qu’il se fait du pouvoir, explique Levitsky, car “à ses yeux, le pouvoir ne détient aucune légitimité propre, sinon celle qu’il tire du peuple et de la loi. Les compétences du pouvoir sont définies et limitées par la loi” (7).

La Cour suprême d’Israël

Cette définition, prise à la lettre, pourrait sembler anodine et banale. En réalité, cependant, Barak soumet entièrement la légitimité (et l’activité) du pouvoir (exécutif ou législatif) à la loi, que seuls les juges sont à même d’interpréter. A ce titre, les juges sont bien l’autorité suprême, devant laquelle doivent s’incliner tant les dirigeants élus du peuple que les législateurs. Ainsi,  le juge Barak n’est pas seulement intervenu pour protéger le pouvoir judiciaire contre les pouvoirs exécutif et législatif. En réalité, sa politique d’interventionnisme judiciaire a contraint la Knesset et le gouvernement à se défendre contre la suprématie de la Cour suprême dans la vie politique et publique. (A SUIVRE)

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Pierre Lurçat pour Dreuz.info.

NB J’ai abordé récemment au micro de Richard Darmon le processus par lequel la Cour suprême d’Israël est devenue le “premier pouvoir” et s’est arrogée des compétences exhorbitantes, y compris celle d’annuler toute loi de la Knesset et toute décision du gouvernement ou d’un autre organe élu. Histoire d’un véritable putsh judiciaire.

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