Publié par Michel Onfray le 11 mars 2020

Je venais de publier mon livre sur Albert Camus, L’ordre libertaire *–c’était donc en 2012.

Le secrétariat du patron du Nouvel Observateur m’avait contacté: “Monsieur Jean Daniel souhaite vous rencontrer. A quelle date pourriez-vous venir le voir à Paris?” Nous sommes convenus d’une date et d’une heure pour un rendez-vous dans son bureau.

Pourquoi n’avez vous pas parlé de moi dans ce livre ?

Voici ce qui s’y est dit :

Jean Daniel: Vous savez que j’ai été l’ami d’Albert Camus, que je l’ai donc très bien connu…

Moi: Oui, je sais, j’ai lu les biographies qui lui ont été consacrées et je ne l’ignore pas… Et puis j’ai vu votre film sur lui.

Lui: Alors pourquoi n’avez vous pas parlé de moi dans ce livre?

Moi: Parce que c’était un livre sur Camus, pas sur vous…

Lui: J’aurais pu vous apporter mon témoignage, vous apprendre des choses…

Moi: Je n’en doute pas, mais je ne crois qu’à la lecture croisée des œuvres complètes, des biographies et des correspondances générales. C’est ma méthode. D’ailleurs, vous n’avez jamais publié votre correspondance avec Camus, je crois?

Lui: …

Moi: Vous avez d’ailleurs raconté ce qu’ont été vos relations avec lui dans un certain nombre de vos livres que j’ai lus…

Lui: Oui, mais je suis sûr qu’une conversation avec moi vous aurait été utile

Moi (me répétant): Probablement, mais c’était un livre sur lui, pas sur vous…

Lui : Il n’empêche…

Moi ( souriant): Mais je vous promets que quand j’écrirai un livre sur vous, je ne parlerai pas de lui…

L’entretien n’a pas duré bien longtemps, on s’en doute. Une fois rentré chez moi j’ai vérifié dans mon livre: Jean Daniel y était cité à deux reprises, dont une fois pour un confidence qu’il me fit un autre jour, je ne l’ai vu que deux fois, c’était donc la première, sur le rapport de Camus à Proudhon  –ce qui, pour moi, n’était pas ne pas parler de lui, mais qui, pour lui, était ne pas du tout parler de lui. J’estimais pour ma part que c’était beaucoup, du moins que c’était bien assez.

Le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, a estimé qu’après Charles Aznavour et Jean d’Ormesson, il se devait d’honorer à nouveau un homme ayant œuvré à la grandeur la République française dans la cour carrée des Invalides. Johnny Hallyday n’y eut pas droit, je me demande encore pourquoi.

En voyant ces images d’un chef de l’Etat honorant la dépouille d’un journaliste dans ce lieu éminemment symbolique, je me souvenais de la soirée d’Apostrophes au cours de laquelle Bernard Pivot avait invité Alexandre Soljenitsyne –qui, contrairement à d’Ormesson, n’est hélas pas édité en Pléiade…

Jean Daniel y était invité.

Pour mémoire, puisque le temps est venu d’honorer les mémoires, Jean Daniel fut cet homme qui fit la leçon à Alexandre Soljenitsyne incarcéré huit années dans un goulag, parce qu’il ne fallait pas désespérer la gauche mitterrandienne. Cette gauche dite social-démocrate faisait alors alliance avec le Parti communiste français, un parti très stalinien, pour lequel l’auteur de L’Archipel du goulag était un agent de la CIA, un contre-révolutionnaire à la solde des Etats-Unis, un monarchiste obscurantiste, un nostalgique du tsarisme –c’était l’argumentaire que dévidait alors un certain Jean-Luc Mélenchon qui n’a d’ailleurs pas changé depuis sur ce sujet. Il y a même converti Alexis Corbières dont il est parfois dit qu’il est historien.

Jean Daniel n’avait que faire de la question du goulag, il roulait juste contre Giscard d’Estaing et pour François Mitterrand. Peu importent les millions de morts des camps de concentration soviétiques: il fallait que le vichyste de la Francisque et le factieux du faux attentat de l’Observatoire, le thuriféraire de la peine de mort infligée aux militants du FLN en Algérie et l’ami de René Bousquet qui fut l’homme de la rafle du Vel d’Hiv, soit élu.

Est-ce que son “ami” Albert Camus, l’auteur, comme chacun sait, de L’homme révolté* qui, dès 1952, dénonçait les camps soviétiques, aurait trouvé tout cela très camusien? Je n’en suis pas bien sûr…

Ce 11 avril 1975, l’émission d’Apostrophes a pour titre: “Soljenitsyne en direct”. Jean Daniel est, nous est-il dit dans la biographie de l’auteur russe [1], “tendu comme un arc”*. D’Ormesson est, selon Soljenitsyne, “distrait, pas mobilisé pour le débat” -rien d’étonnant: il n’était pas au centre de la conversation… Il y a là également Georges Nivat, Pierre Daix, Gilles Lapouge. Jean Daniel prend Bernard Pivot à partie dès les premières minutes de l’émission : il regrette en effet que des intellectuels du Parti communiste français n’aient pas été invités… “Vous m’avez fait beaucoup de peine avec cette question”, dit Soljenitsyne à Jean Daniel, qui ne se départit pas d’un sourire d’homme satisfait. Ce journaliste aurait-il demandé, sur un plateau où Pivot eut invité Primo Levi, qu’il eut fallu également inviter Maurice Bardèche ou Robert Brasillach s’il eut été encore vivant?

Soljenitsyne parle de 7.000 prisonniers politiques internés dans des asiles psychiatriques simplement parce qu’ils pensent librement. En guise de prétendue réponse, le camusien d’occasion (qui a fait des émules depuis en matière de camusiens d’occasion…) convoque “le combat pour les libertés des Vietnamiens, des Portugais”! Il rudoie Soljenitsyne comme un instituteur son écolier: Jean Daniel estime qu’il manque d’information sur ce sujet et va jusqu’à lui dire qu’il se trompe en n’acceptant pas de mettre le Portugal sur le même plan que l’Union soviétique!  

Une fois encore convoqué à un tribunal politique, mais cette fois-ci c’est celui des germanopratins [2], Soljenitsyne doit donc se défendre en affirmant qu’il est contre tout colonialisme – pendant ce temps, c’est toujours ça de gagné pour Jean Daniel, on ne parle pas du Goulag et du système soviétique soutenu par les amis de ses amis mitterrandiens. Le romancier russe ajoute que le communisme se trouve derrière ce que Jean Daniel présente comme une libération du Vietnam… Il ajoute: “Si le communisme était une libération, les vieillards ne partiraient pas emportant leurs enfants sur leur dos et les vielles femmes tremblantes, courir les routes.”

Alexandre Soljenitsyne avait échappé à la guerre, au goulag, au cancer, il lui fallait encore, en Occident, batailler contre ceux qui estiment que cent millions de morts, pourvu qu’ils soient trucidés au nom du marxisme-léninisme, c’est une broutille.

Jean Daniel camusien? Allons-donc… C’est une fable pour les mondains de Paris si prompts à confisquer puis détourner la pensée libertaire de Camus au profit de leur bouillie libérale. Ce journaliste n’avait qu’une seule ligne: son caprice porté par un immense narcissisme.

On comprend que ce président de la République qui partage avec lui cet idéal réduit à sa personne ait souhaité l’honorer dans ce monument de la nation normalement destiné à célébrer les grands hommes ayant glorifié la France. Pas bien sûr qu’en 1974 la grandeur se soit trouvée ailleurs que chez Soljenitsyne. On sait en revanche où se  nichait la petitesse. C’est désormais celle-ci qu’on honore.

© Michel Onfray

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[1] SoljenitsyneSept vies en un siècle, de Bertrand Le Meignen (Acte Sud, 2011)

[2] BHL écrit une série d’articles dans Le Quotidien de Paris (30 avril, 28 et 31 mai 1974). Il y dit que l’URSS est  “un pays tout à fait comme les autres… ni tout à fait rose ni tout à fait noir”. Il écrit également que Soljenitsyne n’est “pas un grand écrivain”, que c’est “un mythomane”, un “gaffeur”, et, sachant de quoi il parle, un “show-biz man” qui colporte les ragots qu’on trouve dans la gazettes, qu’il fait partie des “quelques pitres qui nous arrivent périodiquement, romanciers du XIX° siècle égarés au XX°”. Quatre ans plus tard, dans La Barbarie à visage humain (Grasset, 1977), BHL dit de Soljenitsyne qu’il est “le Shakespeare de notre temps, le seul qui sache montrer les monstres, contraigne à voir l’horreur, force à fixer le Mal. Notre Dante aussi bien, car il a, du Poète, ce fabuleux pouvoir de mettre en images et en mythes ce qui se dérobe par nature à l’analyse et au concept. Il fallait une Divine Comédie pour représenter l’enfer moderne du Goulag dont il trace, d’un livre à l’autre, l’atroce photographie”…

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