Publié par Abbé Alain René Arbez le 19 avril 2020

Jérôme Gygax est un brillant chercheur en histoire et en géopolitique, docteur en relations internationales de l’Institut de Hautes Etudes internationales et du Développement de Genève. Son article sur l’islam, paru dans la Revue BILAN il y a peu, laisse toutefois émerger beaucoup d’interrogations sur l’objectivité de ses arguments et sur le sens de sa démarche plus idéologique qu’historique.

L’impression d’ensemble qui se dégage de cette synthèse unilatérale est une volonté de victimiser l’islam et de prendre en faute les Occidentaux, dans un déni de l’histoire factuelle de cette religion venue d’Arabie et de son agressivité hégémonique originelle.

Son propos commence – en réaction aux multiples attentats – par la dénonciation de « ceux qui font le raccourci en incriminant l’islam et non l’islamisme ». Ignorant ainsi que d’éminents analystes comme le Père Boulad, jésuite égyptien, et beaucoup d’autres ecclésiastiques orientaux sur le terrain, montrent sans détour que l’islamisme, c’est l’islam. Car entre les deux acceptions n’existe aucune différence de nature mais seulement de degré.

Ensuite, Jérôme Gygax estime que le mot « jihad » signifie effort sur soi-même et non pas guerre sainte contre les mécréants. Or, là encore, un spécialiste comme le professeur Sami Aldeeb Abou Salieh, juriste et traducteur du coran (et d’autres historiens) démontre qu’au fil des siècles et depuis les origines, le jihad a toujours été le 6ème pilier de l’islam, exigé de tous les musulmans. Car l’espace non encore islamisé s’appelle le Dar al Kufr, domaine de la mécréance, et il doit de ce fait être assaini par l’intervention des musulmans qui sont le bras armé d’Allah. Certes, il est évident que tous les musulmans ne sont pas des fanatiques prêts à attaquer leurs voisins, mais il est essentiel de prendre en compte ce qui depuis les débuts de l’islam en a motivé une part non négligeable dans des actions individuelles et collectives inacceptables, sans oublier le statut de dhimmi imposé aux populations juives et chrétiennes en régime islamique.

Jérôme Gygax pense qu’il y a confusion dans l’esprit des Occidentaux en raison de ce qu’il nomme des « mythes » sur la radicalisation, lesquels seraient issus de la « théorie du choc des civilisations », invention selon lui pour justifier la présence des USA au Proche Orient.

Le chercheur déclare que « les sociétés musulmanes ont subi durant des siècles et de manière frontale le choc de l’Occident impérialiste ». Alors que les faits historiques prouvent que l’islam est dès ses débuts une doctrine de guerre hégémonique s’accompagnant d’injonctions et de rituels religieux autoritaires. Pour lui, le « traumatisme du monde islamique remonte à la chute du califat en 1924 ». Pourtant, chacun sait que Mustafa Kemal qui l’a aboli pour qu’apparaisse une Turquie moderne était lui-même un musulman. Mais Jérôme Gygax trouve que « la dissolution tardive de l’identité ottomane plaçait les peuples de la région dans une humiliante dépendance vis-à-vis des puissances occidentales ». Pas un mot sur les génocides des chrétiens assyriens et arméniens…Ainsi, non seulement il passe sous silence le génocide, mais il réfute la tragédie des conversions forcées, qui seraient selon lui une interprétation malveillante de l’attrait irrésistible des populations envers leurs conquérants…

Omettant les siècles d’invasions islamiques successives, l’essentiel de sa critique se tourne ensuite vers l’émergence de l’Arabie Saoudite, désireuse de restaurer « l’idéal islamique blessé ». L’origine des Frères musulmans étant selon J. Gygax une initiative logiquement vouée à redonner un visage à « l’âge d’or du califat perdu ». Mais il implique aussi dans ce processus une stratégie américaine imposée au monde musulman autour de l’enjeu pétrolier. Pour le chercheur, la religion aurait eu un « rôle secondaire » dans cette étape géopolitique, et il signale que « nombre d’intellectuels musulmans ont appelé à repenser la place et le statut du coran ».

Pourtant, il apparaît que ces intellectuels sont toujours restés marginaux, et on se souvient du sort réservé au théologien réformateur Mohamed Taha, exécuté au Soudan pour avoir remis en cause la sacralité des sourates belliqueuses. A ce sujet, J. Gygax considère que judaïsme et islam sont identiques concernant le pouvoir. Pour lui, « le judaïsme a, tout comme l’islam, une conception théocratique et archaïque ». Il précise que « tout comme l’ancien testament des juifs, le coran s’est transmis oralement…et acheva de se transformer en ouvrant des possibilités interprétatives ». Cette affirmation sur la possibilité « d’interpréter » est totalement contraire à la réalité historique et théologique ; car si les Ecrits juifs et ensuite chrétiens se veulent l’œuvre d’êtres humains inspirés par Dieu, le coran est en revanche la parole d’Allah en direct, qu’on ne peut donc ni contester ni interpréter mais seulement commenter. Dans cette vision fondamentaliste, remettre en cause la formulation d’un mot, d’une phrase, est considéré comme blasphématoire et condamnable.

Le désir manifeste chez l’auteur de mettre en parallèle révélation biblique et tradition islamique est un classique de l’interreligieux complaisant, non dénué d’arrière-pensées. Mais cela mène sur des chemins sans issue. Dans le judaïsme et dans le christianisme qui en est issu, la religion et la politique sont soigneusement séparées, tandis que dans l’islam la religion est politique et la politique est religion. Pour J. Gygax, la problématique de la dimension radicale de l’islam est récente : c’est la responsabilité de l’Arabie saoudite d’avoir « instrumentalisé la tradition » sous prétexte d’un « retour aux sources ».

Pour le chercheur, prendre en compte ces « déviations interprétatives » dans l’histoire politique de l’islam impose de ne pas réduire la situation à une sorte d’incompatibilité entre foi et raison. Or nous savons que là réside le grand dilemme de l’islam face à la modernité, si bien analysé par le pape Benoît XVI dans sa conférence de Ratisbonne qui a mis le doigt là où ça fait mal, vu les réactions tumultueuses que son propos avaient suscité dans la rue musulmane. J. Gygax s’en prend donc à ceux qui « nient la place de l’islam en Occident », s’appuyant sur la figure d’Averroës « grand savant musulman » qui aurait même selon lui influencé le christianisme.

La vérité est là encore bien différente. Averroës était imprégné de philosophie grecque, ce qui a déclenché la fureur et sa condamnation de la part des autorités islamiques de l’époque, et ce sont les intellectuels chrétiens qui ont pris parti pour ses idées sur la raison du fait qu’elles reprenaient la pensée d’Aristote déjà bien connue au sein de l’Eglise. (Mais il serait utile de garder aussi en mémoire le fait qu’Averroës – présenté comme un grand humaniste – avait écrit en tant que personnalité juridique (cadi) aux émirs et sultans, pour leur demander de réprimer plus fermement les chrétiens sujets de seconde zone dans leurs régimes).

J. Gygax en déduit de façon bien complaisante que « l’islam étant une religion sans Eglise, cela laisse le champ ouvert à des interprétations riches et variées de ses écrits sacrés ». On a cependant vu ce qu’a provoqué la fermeture des portes de l’ijtihad et le refus de la raison dans la démarche de foi en islam.

Puis Jérome Gygax reprend le couplet de « l’humiliation » cher aux musulmans, alors que, dit-il, ces victimes de la malveillance occidentale appartiennent à « une civilisation autre fois phare intellectuel du monde ». Il y a sans doute ici une allusion au soi-disant apport de la connaissance islamique, dont on sait aujourd’hui qu’elle résultait essentiellement soit du pillage des sciences provenant de pays conquis(Mésopotamie et Inde), soit du travail des juifs et des chrétiens enrôlés par les conquérants comme traducteurs, philosophes et médecins.

J. Gygax constate que dans les événements jihadistes, les musulmans radicalisés constituent une frange de l’islam et il serait inacceptable selon lui, d’en déduire que c’est l’islam qui est violent, puisque, affirme-t-il, « les actions violentes sont unanimement condamnées par les prélats de toutes les confessions religieuse ». Ce chercheur se tient-il au courant des déclarations continuelles de représentants de l’islam appelant à éliminer les juifs et les chrétiens, dont la fatiha, première sourate du coran (récitée de multiples fois chaque jour), rappelle qu’ils sont tous sous la colère d’Allah ? Mais il insiste en estimant que ce serait vraiment « erroné de prétendre que les islamistes sont des radicaux dont le seul motif serait la haine de l’Occident »…et « contre lesquels les Etats Unis et leurs alliés saoudiens voire israéliens seraient, avec leur puissance militaire, le meilleur des remparts »…

Et d’accuser les médias qui servent de « caisse de résonance des préjugés ambiants » et dénonçant également ces « pseudo-analyses et leurs représentations biaisées de l’islam, amplifiées par les discours xénophobes et néo-populistes »…Tout cela, poursuit l’auteur, alors que « les communautés musulmanes d’Europe et d’ailleurs sont pour leur grande majorité ouvertes au dialogue et prêtes à s’engager dans l’espace public ».

Abordant le « nationalisme arabe », Jérôme Gygax se dit convaincu qu’il y  a eu « une double trahison : premièrement, celle de l’implantation de l’Etat juif sur des terres promises autrefois aux Arabes et l’abandon douloureux de l’idée ancrée dans le principe d’autodétermination des peuples ». Quelles preuves historiques de cette promesse des terres de cette région aux seuls Arabes ?

Les négociations sur le sort de la Palestine mandataire ont abouti à la création de la Transjordanie (3/4 du territoire) et le témoignage de Mgr Moubarak, archevêque de Beyrouth en 1947, montre clairement qu’il était bel et bien question d’instaurer côte à côte un foyer juif (Israël) et un foyer chrétien (le Liban). La quête de « l’unité arabe » invoquée comme cause majeure par J. Gygax autoriserait-elle à effacer de l’histoire le fait que les juifs avaient droit à retrouver une part significative de leur patrie ancestrale pluriséculaire, d’où les conquêtes, particulièrement celles de l’islam, les avait chassés ? Et quid du sort des chrétiens dans ces terres islamisées ?

Toutes ces considérations ont pour but, selon le docteur en relations internationales Jérôme Gygax, de faciliter « le débat sur la place de l’islam dans nos sociétés ». Etant entendu pour lui que tout ce qui fait obstacle à ce projet n’est que le pur produit de « mythes et de préjugés » incombant aux seuls Occidentaux.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.

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