Publié par Abbé Alain René Arbez le 10 août 2020

On constate trop souvent que certains chrétiens imaginent le dialogue avec des juifs un peu comme on discuterait avec des membres de toute autre religion non biblique telles que l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, les mouvements ésotériques, etc.

Un certain nombre d’entre eux ont bien une vague intuition qu’il y a un lien très particulier entre christianisme et judaïsme, mais beaucoup ont visiblement perdu le fil conducteur en raison des fractures et blessures gravissimes des siècles passés. De longues périodes d’hostilité et d’amnésie ont dramatiquement creusé le fossé entre les uns et les autres. Dans le meilleur des cas, ces chrétiens en majorité pressentent que l’on peut beaucoup ressourcer la foi chrétienne dans le judaïsme, mais très peu conçoivent de concrétiser ce lien en s’intéressant aux juifs d’aujourd’hui et à leurs riches traditions spécifiques.

Après le séisme de la shoah, l’Eglise a dû reconsidérer sa relation au judaïsme et aux juifs, d’abord dans la repentance pour ses complaisances criminelles avec l’antisémitisme, puis dans la reformulation de sa dépendance envers l’expérience spirituelle d’Israël, en dehors de laquelle le christianisme perd toute signification.

A la suite du Concile Vatican II, surtout de la déclaration Nostra Aetate, un nouvel élan a permis d’enclencher une lecture différente du Nouveau Testament. Le déicide et la substitution ont été définitivement abrogés. La prise en compte d’une épître aux Romains ainsi reconsidérée apporte un regard neuf sur le refus des juifs de reconnaître en Jésus le Messie d’Israël, ce choix inhérent à la liberté n’étant plus disqualifiant mais digne de respect. La voie chrétienne ne se permettra plus de démoniser la voie juive, comme si la disqualification d’Israël pouvait servir la valorisation du christianisme. L’effort constructif à contre-courant de ce passé fratricide a été activement poursuivi par le pape Jean Paul II durant 28 ans, puis par son successeur Benoît XVI, et tacitement reconduit par le pape François.

D’autre part, depuis des décennies, d’éminents intellectuels juifs ont montré leur désir de rapatrier Yeshua Ben Myriam Ben Yossef appelé « Jésus » sur le terrain midrashique. Benoît XVI cite abondamment le rabbin Jacob Neusner dans son livre sur Jésus. Malgré ces avancées, rien n’autorise les chrétiens à culpabiliser encore les juifs de ne pas voir en l’un des leurs le Fils de Dieu rédempteur du monde. Il faut relire à ce sujet l’épître aux Romains. Paul l’affirme : tout Israël sera sauvé !

La relecture conciliaire post-shoah est nourrie des recherches exégétiques les plus pointues sur la judéité de Jésus, mais elle inclut en même temps dans le plan de Dieu le droit à la non reconnaissance messianique de Jésus par les juifs. Cette approche nouvelle ne déclare plus que le christianisme « accomplirait » l’imperfection du judaïsme : il serait intellectuellement malhonnête de prétendre qu’un juif accompli serait un juif devenu chrétien ! Les amis évangéliques devraient y réfléchir.

L’Eglise respecte la voie de salut des juifs selon l’alliance version première, et elle est convaincue de ce que les juifs sont les « frères aînés » des chrétiens, comme aimait l’exprimer Jean Paul II, dont la formule sur « l’alliance avec Israël jamais révoquée » (1980) a ouvert des perspectives prometteuses.

De plus, Jean Paul II a valorisé cette judéité de Jésus en rappelant avec force qu’elle n’est pas accidentelle ou fortuite. « Ce n’est ni un fait de nature ni un fait de culture. C’est un fait surnaturel. » Le pape avertit : couper Jésus de son enracinement juif, c’est en faire une sorte de « météore tombé par hasard dans l’histoire humaine. C’est rendre son mystère et son message incompréhensibles ».

Il est un fait que Jésus et ses coéquipiers ( talmidim ) n’ont agi que dans le cadre de la religion d’Israël. Le pape François l’a redit récemment avec humour : Jésus n’était pas catholique ! En effet, Jésus ne désirait pas fonder une nouvelle religion. L’enseignement des apôtres s’est alimenté aux doctrines pharisiennes et a développé une éthique centrée sur la personne et la communauté, sans jamais oublier la centralité de la Parole de Dieu. Les premières liturgies étaient d’ailleurs toutes des liturgies juives traditionnelles adaptées au mouvement de Jésus.

Des spécialistes du 1er siècle estiment que pour les premiers membres de cette mouvance de sensibilité pharisienne, le rabbi charismatique représentait une « Torah vivante », une incarnation particulièrement parlante de l’alliance dans les situations quotidiennes et face à l’avenir du monde.

Au fond, cela revient à dire que le christianisme et le judaïsme sont deux religions sœurs issues du même tronc hébraïque dont elles sont issues. Les lignes forces de ce qui serait plus tard le christianisme se sont précisées à l’intérieur du judaïsme pluriel d’alors, qui lui-même s’est redéfini et unifié vers 90 ap. JC au rassemblement de Yavné en fonction du cadre rabbinique. Les disciples de Jésus ont été comptés parmi les « minîm » (dissidents) exclus de la position ainsi définie. Le shemone esre en porte la trace.

C’est pourquoi le cardinal Martini a pu considérer la relation difficile entre judaïsme et christianisme comme un schisme tragique qui portait en germe les autres fractures qui suivraient. Selon lui, la séparation entre la Synagogue et la communauté messianique de Jésus annonçait les ruptures successives entre Eglise catholique et orthodoxe, puis avec la Réforme protestante.

De ce fait, la seule garantie de vrais progrès dans l’œcuménisme entre chrétiens réside dans la refondation des relations entre chrétiens et juifs, autour de l’alliance avec Israël, et du salut universel évoqué par les Saintes Ecritures. Un travail significatif a déjà été entrepris mais beaucoup reste à approfondir.

Cette réalité rejoint le constat historique du professeur Daniel Boyarin, théologien juif de l’Université de Berkeley, qui affirme : « le résultat final de la révolution sociale dans le judaïsme du Second Temple, ce sont deux religions nouvelles qui apparaissent sous le nom de judaïsme rabbinique et de christianisme ». Son ouvrage, remarquablement éloquent sur la question, s’intitule justement : « La partition du judaïsme et du christianisme » (édition du Cerf, coll. Patrimoines – judaïsme). L’auteur y démontre combien les frontières spirituelles entre les deux traditions étaient moins rigides qu’on a bien voulu le dire de part et d’autre.

Il reste vrai que, malgré l’héritage vivant si substantiel dont ils partagent tant d’éléments communs, judaïsme et christianisme sont deux communautés religieuses distinctes, avec leurs identités historiques propres ; mais ce qui les relie en profondeur au nom de l’alliance est encore loin d’avoir été entièrement mis en valeur. Les tabous et les craintes demeurent et ralentissent les mises à jour indispensables.

Avec les éléments historiques et théologiques dont disposent les deux communautés, les partages de convictions devraient pouvoir désormais passer à la vitesse supérieure dans un esprit de fraternité et de compréhension spirituelle réciproque. Des valeurs communes en sont l’enjeu.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.

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