Publié par Gaia - Dreuz le 24 août 2020

Source : Lorientlejour

Selon « Der Spiegel », « le propriétaire du cargo qui a déposé la cargaison au port de Beyrouth a des connexions avec une banque proche du Hezbollah ».

Depuis ce funeste 4 août 2020 qui a vu une grande partie de la capitale libanaise soufflée par l’explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, stockées depuis plus de six ans au port de Beyrouth sans la moindre précaution, toujours aucune réponse aux innombrables questions qui se posent. Dix-neuf jours après le drame qui a fait quelque 200 morts, 6 500 blessés et 300 000 sans-abris, on ne connaît toujours pas le destinataire du stock acheminé par un cargo battant pavillon moldave, le Rhosus, au port de Beyrouth le 20 novembre 2013. Ni même l’histoire réelle du navire abandonné, qui selon la version officielle était en transit à Beyrouth. Rien non plus concernant ce fameux hangar 12 où était stocké le nitrate d’ammonium dans la zone réservée aux enchères, ce qu’il contenait réellement, les raisons pour lesquelles l’agent explosif y était emmagasiné. Pas plus que les raisons pour lesquelles les responsables, qui étaient au courant (de leur aveu même) de l’existence de ce composé explosif, n’ont pris aucune mesure pour protéger la population. Dans un pays où règne une corruption endémique, où l’accès à l’information est semé d’embûches et souvent entravé par des administrations au fonctionnement opaque, l’on peut légitimement se demander si l’enquête aboutira à des réponses claires un jour et à l’identification des responsables du drame, et ce au plus haut niveau.

Passe-droits et omerta

Au port de Beyrouth, l’omerta règne en maître. Même les personnes qui y travaillent depuis des décennies affirment n’avoir rien vu ou entendu sur l’existence de ce qui finalement était une véritable bombe à retardement au hangar numéro 12, connu pour contenir des matières inflammables. Sauf des rumeurs et des bribes de conversations parfois, sur des pots-de-vin, des dessous de table, des disputes sur l’importance d’une commission ou d’un privilège, des passe-droits accordés à de nombreuses parties, dont le Hezbollah. « Il est de notoriété publique que beaucoup de conteneurs ne passent pas par la douane. Et comme l’affaire est taboue, nul n’en parlera ou ne révélera la moindre information », estime le cadre d’une entreprise opérant au port, sans citer nommément le parti chiite. Il précise à ce propos que « lorsqu’il s’agit d’une affaire illégale, seuls les concernés sont au courant ».

« Je n’ai jamais entendu parler de cette affaire de nitrate d’ammonium, car je ne trempe pas dans les magouilles politiques, renchérit un agent de dédouanement au port de Beyrouth. J’entends par contre des rumeurs sur des passe-droits accordés à différentes parties politiques, et pas seulement au Hezbollah. » « Chacun y trouve son compte », ajoute-t-il.

C’est dans cette nébuleuse que s’inscrit l’affaire du nitrate d’ammonium stocké au port de Beyrouth. Un composé à double usage – à la fois ingrédient pour les engrais agricoles et puissant agent explosif, essentiel dans les carrières –, particulièrement prisé des groupes terroristes, des milices et des armées, qui l’exploitent à des fins militaires. Et ce d’autant qu’il est facile d’accès.

Depuis les années 90, le nom du Hezbollah et le nitrate d’ammonium apparaissent régulièrement associés, et ce en différentes régions du monde. Vu la grande dangerosité du produit et les explosions destructrices qu’il a occasionnées dans nombre de pays, son usage est aujourd’hui réglementé et hautement sécurisé dans différents pays. Au point que des représentants du parti chiite ont été arrêtés à l’étranger pour possession illégale de quantités plus ou moins importantes de ce produit. Ce qui a contribué, entre autres, à pousser des pays européens, notamment le Royaume-Uni (février 2019), les Pays-Bas (avril 2020), l’Allemagne (avril 2020) et la Lituanie (août 2020) à interdire toute activité du Hezbollah sur leur territoire et à qualifier le parti de terroriste, sans distinction entre ses branches armée et politique. Sans compter le Canada, les États-Unis et une partie de l’Amérique du Sud.

Chypre, Koweït, Allemagne… et ailleurs

Les affaires mêlant Hezbollah et nitrate d’ammonium sont répertoriées par les organismes de recherche, la presse internationale et certains services de renseignements. Selon le site dni.gov du renseignement américain, qui recense quelque « 40 interventions terroristes du Hezbollah » dans le monde de 1983 à 2017, des membres du parti ont été arrêtés en différentes occasions dans le monde en possession de nitrate d’ammonium, entre autres matières illicites, pour mener des « attaques ».

« En août 2015, trois agents du parti libanais sont arrêtés au Koweït pour avoir stocké 18,75 tonnes de nitrate d’ammonium, des armes, des grenades et d’autres explosifs », relève le site, précisant que l’infrastructure montée pour l’attaque a été démantelée. En mai de la même année, c’est à Chypre qu’une cellule du Hezbollah est démantelée et ses membres arrêtés avec 420 paquets de nitrate d’ammonium, révèle le même site. Au total, plus de 8 tonnes du composé susceptible de servir à la fabrication de bombes sont découvertes lors de cette opération. Les autorités chypriotes, elles, n’ont pas exclu la préparation d’une « attaque contre des cibles israéliennes sur l’île, dont les plages attirent des milliers de touristes israéliens chaque année », indiquait alors Politis, troisième plus grand journal de Chypre. De son côté, le quotidien israélien Haaretz, se basant sur des informations des milieux de la défense israélienne, estimait que « l’île de Chypre devait servir de point d’exportation d’une série d’attaques en Europe ». « Les cibles devaient inclure des sites juifs, notamment des synagogues, de même que des cibles occidentales. Le Hezbollah était le prestataire de ce plan terroriste, mais c’était l’Iran qui finançait et entraînait », affirmait le Haaretz.

Les renseignements américains remontent plus loin dans le temps. « En janvier 2012, en Thaïlande », même scénario, du nitrate d’ammonium est saisi parmi d’autres explosifs. Une cellule du Hezbollah est arrêtée. En mars 1994, lors d’une « attaque ratée contre l’ambassade israélienne à Bangkok, une tonne de nitrate d’ammonium est découverte », aux côtés « d’explosifs de type C-4 ». Le parti chiite est encore montré du doigt.

Selon le Washington Post du 6 août, le nitrate d’ammonium était également « l’explosif de choix de complots terroristes liés au Hezbollah en Allemagne, au Royaume-Uni et en Bulgarie ». À l’issue de saisies de nitrate d’ammonium et de l’arrestation d’activistes libanais du Hezbollah en Allemagne en avril 2020, les services allemands de renseignements annoncent à la presse que ce composé était stocké dans des « emballages de glace » avec d’autres produits. Le quotidien britannique The Daily Telegraph révèle en 2019 une affaire identique à Londres, remontant à l’automne 2015. « Des milliers de pains de glace contenant trois tonnes de nitrate d’ammonium et liés à quatre membres du Hezbollah sont alors découverts par la police et les services de renseignements sur base d’informations fournies par le Mossad israélien », indique le journal. Si un homme est arrêté lors d’une série de perquisitions dans le nord-ouest de Londres, il est ensuite relâché, aucune charge n’étant finalement retenue contre lui. Le quotidien britannique évoque à ce titre une « opération de renseignements secrète » qui ne visait pas à aboutir à des poursuites pénales.

Plus récemment, en décembre 2019, la cour fédérale de New York a condamné à 40 ans de prison un agent du Hezbollah, un Libanais naturalisé Américain, Ali Kourani, accusé d’avoir été « recruté, entraîné et déployé par l’Organisation du jihad islamique du Hezbollah pour planifier et exécuter des actes de terrorisme dans la région new-yorkaise ». Le procureur fédéral de Manhattan, Geoffrey Berman, avait alors précisé, dans un communiqué, que Kourani avait passé « des années à surveiller des infrastructures critiques de la ville, édifices fédéraux, aéroports internationaux, crèches ». Le Washington Post précisait aussi que l’homme de 35 ans avait « tenté d’acquérir des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium d’un fabricant chinois »…

Des preuves circonstancielles

Dans ce contexte, certains se posent des questions quant à un éventuel lien entre le Hezbollah et le stock d’ammonium à l’origine du drame du 4 août. Au point que le 7 août, le secrétaire général du parti a dû s’exprimer sur le sujet, lors d’une intervention télévisée, niant « totalement, catégoriquement, qu’il y ait quoi que ce soit (au parti) dans le port, ni entrepôt d’armes, ni entrepôt de missiles, ni matières explosives, ni bombe, ni balle, ni nitrate » d’ammonium. « Nous ne contrôlons pas le port de Beyrouth. Nous ne savons pas ce qui s’y trouve. Le port de Beyrouth ne relève pas de notre responsabilité », avait insisté Hassan Nasrallah, avant d’ajouter : « Nous connaissons mieux le port de Haïfa (dans le nord d’Israël) que celui de Beyrouth. » Et de mettre en garde contre « les accusations qui poussent le Liban vers la guerre civile ».

Ces derniers jours, des articles de presse sont toutefois venus susciter de nouvelles questions.

L’hebdomadaire allemand Der Spiegel, dans sa version internationale, rapportait ainsi le 21 août avoir déterminé, à l’issue d’une enquête en collaboration avec le réseau journalistique OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), que le propriétaire du Rhosus, à bord duquel se trouvait le stock de nitrate d’ammonium, « n’est pas le ressortissant russe Grechushkin mais un homme d’affaires chypriote, Charalambos Manoli, ayant des relations avec une banque utilisée par le Hezbollah au Liban ». Selon l’enquête, Manoli avait contracté un emprunt auprès de la FBME Bank en 2001 à hauteur de 4 millions de dollars. « FBME n’est pas n’importe quelle banque, peut-on encore lire. Des enquêteurs américains ont accusé l’établissement de jouer le rôle de blanchisseur d’argent pour le Hezbollah. Un autre des clients de cette banque est une compagnie syrienne jouant le rôle de façade et qui serait impliquée dans le programme d’armes chimiques du régime syrien. »

Le quotidien conservateur allemand Die Welt, se basant « sur des informations de services de renseignements occidentaux », assurait un jour plus tôt que le parti chiite libanais « a reçu d’importantes livraisons de nitrate d’ammonium étroitement liées au matériau qui a explosé Beyrouth ». Le journal évoque trois transactions financières et trois livraisons par mer, par avion et par la Syrie, en 2013 et 2014. « Ces faits n’indiquent pas directement le Hezbollah comme récipiendaire de ce matériau. Mais les services de renseignements suggèrent que le parti pro-iranien stockait d’importantes quantités de nitrate d’ammonium durant cette même période », ajoute-t-il.

Pour nombre d’analystes, « il n’y a pas d’évidence claire, mais des preuves circonstancielles » permettant de lier le parti chiite à la déflagration meurtrière du port de Beyrouth. C’est ce qu’affirme à L’Orient-Le Jour Hanine Ghaddar, agrégée supérieure de recherche à l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient. Elle souligne en revanche « les faits avérés au Koweït, à Chypre, en Allemagne » sur l’usage par le Hezbollah de ce composé pour fabriquer des explosifs. Et « ces faits ont été suivis d’arrestations » dans les pays précités. Mme Ghaddar évoque aussi « le rôle prédominant de la milice armée au port de Beyrouth comme à l’aéroport, entrepôts y compris ». « C’est de notoriété publique », affirme-t-elle, évoquant les activités de contrebande du parti pro-iranien.

L’informateur politique Mounir Rabih va dans le même sens, et « ne serait pas étonné que les 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium appartiennent au Hezbollah ». « En Allemagne, au Koweït et à Chypre, des enquêtes se sont déroulées et des éléments liés au Hezbollah ont été arrêtés », dit-il également.

Mêmes doutes, mêmes questionnements de la part de Riad Kahwagi, directeur du bureau de l’Institut d’analyse militaire du Proche-Orient et du Golfe (Inegma), basé à Dubaï. Certes, dans l’affaire de l’arrestation en Allemagne d’éléments du Hezbollah, « l’enquête n’a pas déterminé les raisons pour lesquelles ils étaient en possession de nitrate d’ammonium sans permis ». Il n’en reste pas moins que « l’affaire du nitrate d’ammonium au Liban est ambiguë et entachée de soupçons importants », estime-t-il. D’abord parce que « selon les informations révélées, ce composé présentait un pourcentage d’azote suffisamment élevé pour un usage militaire ». Une information confirmée par le quotidien allemand Der Spiegel, qui révèle « une concentration d’azote de 35 %, suffisamment élevée pour en faire un explosif ». Ensuite, « au vu des circonstances confuses de l’arrivée au port de Beyrouth du cargo transportant la marchandise, et de stockage par la suite, les questions sont si nombreuses que les doutes sont permis », estime l’analyste. D’autant que nombre de parties assurent que « le Hezbollah joue un rôle essentiel au port de Beyrouth, que rien n’y entre ou n’en sort sans qu’il ne soit au courant », ajoute-t-il.

Autre question jugée « troublante » par les trois analystes, « les doutes qui planent sur la quantité de nitrate d’ammonium qui aurait effectivement explosé, et qui serait de 300 tonnes seulement ». « Des experts assurent que si les 2 750 tonnes avaient explosé, les destructions auraient été bien plus importantes », souligne Hanine Ghaddar. « Du nitrate d’ammonium serait donc sorti du port de Beyrouth. Si cela est avéré, il est légitime de se demander où il a été acheminé », poursuit Riad Kahwagi. « Il est aussi légitime de se demander, renchérit Mounir Rabih, si une partie de cet agent explosif n’a pas été envoyée en Syrie, pour servir les intérêts du président syrien Bachar el-Assad contre son peuple. » D’où « la nécessité d’une enquête internationale qui déterminera les responsabilités », insistent les analystes. Une enquête internationale jusqu’à présent rejetée par les autorités libanaises.

Impossible aujourd’hui de vérifier auprès de la direction de l’orientation de l’armée libanaise le bien-fondé des doutes concernant le stock de nitrate d’ammonium. « L’enquête est en cours, l’armée ne peut donc faire aucune déclaration », déclare une source militaire informée. Elle se contente de rappeler que « le manifeste du cargo fait état de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium ».

Évidemment, Israël n’est pas en reste dans les accusations lancées contre le Hezbollah et ses liens avec le port de Beyrouth. L’année dernière, l’ambassadeur israélien à l’ONU, Danny Danon, avait affirmé que « le port de Beyrouth est devenu celui du Hezbollah » et que « dans les années 2018-2019, des produits à double usage étaient introduits en contrebande au Liban afin de faire progresser les capacités de roquettes et de missiles du Hezbollah ». Des accusations rejetées par les autorités libanaises.

Un composé primitif

D’autres analystes se montrent toutefois plus prudents en ce qui concerne un lien entre le Hezbollah et le stock d’ammonium du port. Le directeur de communication du Centre Carnegie du Moyen-Orient, Mohanad Hage Ali, tient ainsi à rappeler que l’ensemble des organisations terroristes utilisent le nitrate d’ammonium, parmi lesquelles el-Qaëda. Quant aux soupçons contre le Hezbollah, il se montre très sceptique. « Pourquoi le Hezbollah s’exposerait en stockant du nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth ? » demande-t-il. Le chercheur ajoute que le nitrate d’ammonium est un explosif basique. « Le Hezbollah dispose de technologies bien plus récentes, qu’il s’agisse d’explosifs ou de fusées. Il n’a que faire de ce composé primitif au Liban », assure-t-il, estimant que « le parti pourrait, en revanche, être tenu responsable de stocker son arsenal dans des zones résidentielles ». Il reconnaît néanmoins que pour les opérations menées à l’étranger par des organisations ou des milices, parmi lesquelles « l’appareil sécuritaire affilié au Hezbollah à l’étranger », le nitrate d’ammonium est un produit prisé. « Il est impossible de se procurer des explosifs à l’étranger pour des opérations sécuritaires, affirme-t-il. Seul le nitrate d’ammonium, vendu en tant qu’engrais, est facile à acheter. » Quoi qu’il en soit, M. Hage Ali ne peut s’empêcher de relever le « timing louche » de l’explosion, à quelques jours du verdict du Tribunal spécial pour le Liban.

S’il « ignore l’existence de la moindre relation » entre le nitrate d’ammonium stocké au port de Beyrouth et le Hezbollah, Kassem Kassir, analyste politique spécialiste des mouvements islamistes, rappelle à L’Orient-Le Jour que « le Hezbollah a officiellement démenti toute implication au port de Beyrouth, concernant le nitrate d’ammonium ou sur tout autre plan ». « D’autres parties pourraient être impliquées dans l’affaire, d’où la nécessité d’attendre les résultats de l’enquête officielle », note le spécialiste connu pour être proche du parti chiite, qui affirme néanmoins s’exprimer « à titre personnel et non pas au nom du Hezbollah ».

Quant aux arrestations d’éléments du parti chiite dans le monde, liées à l’achat ou à la possession de nitrate d’ammonium, l’expert soutient que « de manière générale, le Hezbollah ne commente pas les arrestations de ses membres à l’étranger ». « Mais au Koweït, le parti a démenti toute implication avec ce qui s’est déroulé », assure-t-il. « Le parti de Dieu n’a en revanche pas commenté les arrestations à Chypre ou en Allemagne », précise-t-il. M. Kassir n’en rappelle pas moins que « le nitrate d’ammonium est un composé facile à acheter car il est utilisé dans l’agriculture, les carrières et l’industrie ». Il soutient aussi que l’utilisation de cette substance « en tant qu’explosif est avérée au sein de toutes les organisations sécuritaires et militaires à travers le monde, même les armées régulières ».

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