Publié par Thierry Ferjeux Michaud-Nérard le 23 octobre 2020

Michel Onfray, Penser l’Islam, Grasset 2016 : “Les eaux de la religion s’écoulent et laissent derrière elles des marécages ou des étangs“. Nietzsche, Considérations inactuelles III.

Petit est le nombre de ceux qui réfléchissent“. Coran, XL.58.

Le Point m’ayant sollicité pour un numéro spécial à paraître après l’attentat du Bataclan du vendredi 13 novembre, à Paris, voici (des extraits de) la version rédigée :

— Après l’annonce des attentats cette nuit à Paris, vous avez écrit sur votre compte Twitter : Droite et gauche qui ont internationalement semé la guerre contre l’islam politique récoltent nationalement la guerre de l’islam politique. N’avez-vous pas l’impression de faire le procès de la victime plutôt que celui du coupable ?

Le travail du journaliste est de commenter ce qui advient, le travail du philosophe est de mettre en perspective ce qui est avec les conditions qui ont rendu possible ce qui advient. Le chef de l’État parle d’acte de guerre. Les Républicains et le Parti socialiste aussi. Tout le monde semble convenir qu’il s’agit d’actes de guerre. C’est déjà un progrès ! Il y a peu, on parlait encore d’actes commis par des déséquilibrés, des loups solitaires. Dès lors qu’il s’agit de guerre, il faut la penser. Le journalisme télé a moins le souci de penser la guerre que de mettre en scène le spectacle de la terreur et de le commenter en se contentant de dire ce que chacun voit à l’écran. Le philosophe se demande d’où elle vient. Qui l’a déclarée ? Quand ? Pourquoi ?

Quels sont les belligérants ? Quelles sont leurs raisons ? Il faut dès lors sortir du temps court du journaliste qui vit d’émotion pour entrer dans le temps long des philosophes qui vit de réflexion.

Ce qui a eu lieu le vendredi 13 novembre est un acte de guerre, qui répond à d’autres actes de guerre dont le moment initial est la décision de détruire l’Irak de Saddam Hussein. La France fait partie de la coalition occidentale qui a déclaré la guerre à des pays musulmans : Irak, Afghanistan, Mali, Libye.

— Faire porter la responsabilité à l’État français qui est engagé militairement en Syrie, n’est-ce pas une manière de dédouaner les terroristes ?

Non. C’est se demander ce que signifie faire la guerre à un peuple qui est celui de la communauté musulmane planétaire, l’oumma. La France est-elle à ce point naïve qu’elle imagine pouvoir déclarer la guerre à des pays musulmans sans que ceux-ci ripostent ? Le premier agresseur est occidental, il s’agit de George W. Bush qui attaque l’Irak en 2003, en rétorsion de l’attaque du 11 Septembre 2001 de Ben Laden.

— Considérez-vous vraiment les terroristes comme des militants de l’islam politique ?

Comme quoi sinon ? Comme des fameux loups solitaires, d’inévitables déséquilibrés qui, tous, crient des slogans de l’islam radical au moment de leurs forfaits, mais qui n’auraient rien à voir avec l’islam ? Tous sont fichés comme relevant de la mouvance islamique radicale, mais il ne s’agirait pas d’islam politique ?

Pareille dénégation signifierait un aveuglement coupable, dangereusement coupable. Il s’agit bien de la frange radicale et politique de l’islam salafiste. Commençons par nommer les protagonistes correctement.

Leur radicalisation obéit-elle à un choix rationnel ?

Bien sûr. C’est une guerre menée par l’islam politique avec autant d’intelligence que l’Occident mène la sienne, mais avec moins d’armes ou avec d’autres armes que les nôtres, des couteaux, des kalachnikovs à 500 euros. Ils ont leurs théologiens, leurs idéologues, leurs stratèges, leurs tacticiens, leurs informaticiens, leurs banquiers, leurs intendants militaires. Ils ont leurs soldats, aguerris et déterminés, invisibles mais présents sur toute la planète. Plusieurs milliers, dit-on, en France. Ils ont des plans. Ils disposent d’une vision de l’Histoire, ce que nous sommes incapables d’avoir, tout à notre matérialisme trivial qui obéit aux combines électorales, aux mafias de l’argent, au cynisme économique, à la tyrannie de l’instant médiatique.

Le califat a clairement livré ses intentions. Mais notre dénégation est coupable.

Leur dénier le droit de dire qu’ils sont un État islamique, faire d’eux des barbares, les qualifier de terroristes (ils tuent des victimes innocentes avec des kalachnikovs ou des couteaux), tout ça fait que nous sous-estimons en tout point leur nature véritable qui n’est pas à mépriser.

— Dans un communiqué de revendication Daesh parle des victimes du Bataclan comme de centaines d’idolâtres dans une fête de perversité. Ces gens-là ne haïssent-ils pas avant tout ce que nous sommes ?

C’est en effet une guerre de civilisation. Mais le politiquement correct français interdit qu’on le dise depuis que Samuel Huntington en a fait l’analyse en 1993. La civilisation islamique à laquelle renvoie l’État islamique est puritaine. La France dispose d’une identité nationale qu’on voit d’autant plus quand l’identité islamique la met en lumière dans le contrepoint historique du moment.

Mais il est idéologiquement criminel de renvoyer à l’identité française. Il n’a pas été question, pendant longtemps, de dire qu’il y avait un mode de vie occidental et qu’il n’était pas le mode de vie islamique.

Les thuriféraires du multiculturalisme avouent qu’il y a plusieurs cultures et parmi celles-ci, certaines qui défendent le rock dans des soirées festives, alors que d’autres font de ce même événement une fête de la perversité. Les cultures se valent-elles toutes ? Oui, disent les tenants du politiquement correct.

J’ai pour ma part tendance à croire supérieure une civilisation qui permet qu’on la critique à une autre qui interdit qu’on le fasse et qui punit de mort toute réserve à son endroit.

— Voyez-vous dans cet événement la réalisation de la prophétie de Camus dans La Peste :

La peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse” ?

En effet, La Peste se conclut sur cette invitation à prendre garde au réveil de toutes les pestes, de toutes les idéologies qui exterminent ceux qui les refusent. À l’époque, les défenseurs de la peste du moment, les totalitarismes rouge et brun, dont Sartre, le lui reprochaient. Les défenseurs de la peste du jour, héritiers du logiciel sartrien, affichent un pareil aveuglement devant cette vérité exprimée par Camus : la peste revient, en effet. Mais les premiers rats sont visibles depuis longtemps dans la cité…

Ceux qui ont annoncé leur présence ont été crucifiés en même temps que la maladie se répandait !

La France devrait cesser cette politique néo-coloniale et islamophobe alignée sur les États-Unis.

Elle devrait retirer ses troupes d’occupation dans tous les endroits concernés.

Au nom de quoi leur interdisons-nous le droit à se déterminer comme ils le souhaitent et selon leurs raisons ? Pour ne pas aborder cette question, on préfère dire qu’on agit contre le terrorisme…

— Les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher ont été suivis d’un mouvement d’unité nationale. En sera-t-il de même après la tragédie de cette nuit ? Craignez-vous une guerre civile ?

Je ne crois pas que la petite politique proposée par Hollande soit de nature à peser sur l’Histoire. Il nous faudrait une grande politique dont il n’est pas capable, dont il n’a jamais été capable et dont il ne sera pas capable. État d’urgence, drapeaux en berne, minutes de silence, fermeture des lieux publics, mouvements de menton médiatiques, numéro vert, crêpe sur les drapeaux, voilà qui fait une petite politique à court terme, mais sûrement pas la grande politique dont la France a désormais besoin.

— Pensez-vous que cette tragédie va créer un malaise avec la communauté musulmane en France ?

Hélas oui, je le crains. Je le crains d’autant plus que nombre d’individus ont intérêt à faire s’effondrer le système démocratique en France, de l’extrême gauche à l’extrême droite, la vraie (pas le RN), et que monter les Français contre l’ensemble de la communauté musulmane s’avère facile et de rapport direct.

— Sommes-nous vraiment en guerre ?

Oui, depuis plus longtemps que le vendredi 13 novembre… S’il fallait une date, rappelons-nous l’abattage du membre du GIA algérien, auteur de l’attentat dans le RER à la station Saint-Michel et autres opérations commandos, Khaled Kelkal, le 29 septembre 1995. Si l’on abordait le problème, on allait vers la catastrophe. Nous y sommes. Car la pire réponse à la violence est la violence.

— Face à cette situation, le peuple français a-t-il assez d’anticorps pour résister sans se déchirer ?

Il y a chez les Français une ferveur sans objet. Faute d’un grand projet politique auquel il aspirerait volontiers et auquel il adhérerait si on le lui proposait, le peuple est contraint à des palinodies : ressasser des slogans infantilisants, assister à des manifestations sans revendications, allumer des bougies à poser sur les fenêtres, déposer des fleurs, écrire des poèmes, faire des photos (des selfies) des lieux du drame. N’aurions-nous plus rien d’autre à faire et à proposer au peuple que (se soumettre et) prier ? Les anticorps sont à disposition, mais il manque une occasion historique pour cristalliser cette force qui ne demande qu’une forme.

Le prie-Dieu ne saurait être l’horizon indépassable de la politique internationale de la France.

— Faites-vous confiance à François Hollande pour surmonter cette nouvelle épreuve ?

Pas du tout…

Le tweet a généré d’abondantes réactions négatives. Sous la chape de plomb médiatique qui pèse en Occident, comme jadis le poids de la police politique dans les dictatures, la compassion fait la loi.

Les allumeurs de bougies, les photographes d’eux-mêmes, les dociles aux slogans, ne conçoivent pas qu’on puisse opter pour autre chose que pour leur geste auquel je n’ai rien à redire.

D’aucuns parmi eux n’imaginent pas qu’on puisse vouloir faire son métier de philosophe. Chacun s’autorisant de soi désormais pour donner son avis, il devient fautif, pour celui qui pense l’événement…

Faudra-t-il demander l’autorisation de penser quand le pouvoir médiatique exige la compassion ? De même, il m’aurait fallu songer aux familles des victimes. Certes, entendu… Mais, d’abord, je crains que ces pauvres familles éplorées aient bien autre chose à faire sur le moment que de parcourir la twittosphère et de s’indigner, parmi des millions de tweets, de tel ou tel d’entre eux, fût-ce le mien. Ensuite, c’est mépriser ces familles que de croire qu’elles ne voudraient que des bougies, des fleurs, des poèmes et des selfies.

Elles peuvent aussi vouloir comprendre pourquoi ces choses-là ont eu lieu comme elles ont eu lieu et quelles sont les causes (la politique d’immigration) dont l’effet ravage leur vie. La compassion interdit souvent de penser, alors que penser n’interdit pas la compassion. Sauf qu’on peut opter pour une compassion retenue, privée, intime, et ne pas tenir pour digne cet affichage de larmes, de cris, de pleurs, de sanglots, en présence des caméras et des photographes. L’affichage de la compassion n’est pas preuve de compassion, mais il est toujours preuve d’affichage. Après La Rochefoucauld et les moralistes français, Nietzsche nous a appris à nous méfier de la compassion : elle est souvent l’une des modalités de l’amour de soi :

Dieu qu’on se sent grand quand on se fait petit ! Dieu qu’on est orgueilleux quand on affiche sa modestie ! Dieu qu’on est égoïste quand on fait un spectacle de son amour des autres !”

Je laisse de côté l’incapacité d’un grand nombre de journalistes et des quidams à leur suite à lire ce qui est écrit par désir de voir ce qu’ils voudraient que j’écrive. Laissons là le narcissisme de notre époque qui fait de l’exhibition de son pathos une valeur supérieure à l’exercice de la pensée. Après avoir été présenté comme un islamophobe par la presse de gauche qui voit la victime dans le bourreau et le bourreau dans la victime, après avoir été copieusement embrené par la même presse, Libération et Le Monde en tête, présenté comme faisant le jeu du Front national (eux qui tiennent superbement ce rôle depuis 1983…), je suis présenté comme un complice de l’État islamique ! Un islamophobe faisant le jeu du FN complice de l’État islamique, il faut qu’il s’agisse soit d’une pathologie mentale de ma part, soit d’une pathologie mentale de la leur…

De quoi serais-je coupable ? D’avoir fait de l’État islamique un État islamique. Car cet État n’en est pas un, dit-on ! De même qu’il n’est pas islamique. (De quoi parle-t-on), donc, si ce n’est d’un territoire dans lequel règnent une idéologie, un droit : la charia, une armée, une police, un drapeau, une devise, une monnaie : fulus de cuivre, dirhams d’argent et dinars d’or ? Il n’y a pas d’État islamique, dit l’État français, mais Daesh. Bien. Mais qu’est-ce que Daesh ? L’acronyme d’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), littéralement “État islamique en Irak et dans le Cham”, en anglais ISIS, ce que signifie l’acronyme arabe Daesh. L’État islamique n’existe pas, il n’est ni un État ni islamique, mais il existe Daesh qui dit, mais dans la langue arabe, qu’il existe un État islamique, qu’il est un État et qu’il est islamique.

J’ai souvent lu, aujourd’hui encore, terroristes présumés pour parler de tueurs avérés. L’État français a décidé qu’il fallait l’utiliser et que quiconque ne l’utiliserait pas ferait le jeu des terroristes… Or, terroriste est dans l’Histoire un mot qu’utilisent les pouvoirs en place pour disqualifier les combattants d’en face. Rabelais faisait dire à Pantagruel : “Si les signes vous fâchent, ô quand vous fâcheront les choses signifiées !”

L’État islamique dispose de soldats, qu’on le veuille ou non, prêts à mourir pour leur État. Et parmi eux, dans la communauté déterritorialisée, des citoyens français et d’autres francophones – 20 %, ai-je lu.

Il n’y a pas dix mille façons de faire la guerre sur terre depuis que l’humanité existe : il s’agit de faire couler le sang de l’ennemi et toute guerre totale fait de celui qui vit sur le territoire attaqué un ennemi, quoi qu’il fasse, dise ou pense. On sait que ce terrorisme islamique fait des victimes musulmanes, les terroristes le savent, mais ça n’est pas leur problème. L’État français avec ses communicants et ses réseaux médiatiques avait décidé, jadis, que quiconque parlait de guerre pour caractériser la situation était jugé complice.

Annoncer que nous étions en guerre ou que nous allions vers un état de guerre, c’était la précipiter, sinon la créer. La pensée magique consistant à rendre responsable et coupable de la mort le messager qui annonce le décès a transformé en pestiférés sinon en néo-fascistes nombre d’intellectuels qui faisaient leur métier. D’autres font remarquer que les terroristes ne sont pas les représentants de l’islam politique.

On aura du mal à faire croire que les terroristes ne représentent pas l’une des modalités de l’islam politique. Cette façon de procéder veut faire croire que le terrorisme n’a rien à voir avec l’islam politique.

Pas d’amalgame… C’est toujours la même logique de dénégation : l’État islamique n’est pas un État et il n’est pas islamique, les terroristes ne sont pas des terroristes. Mais il faut dire terroristes, parler de l’islam politique, ce serait dire que les terroristes incarnent tout l’islam politique. Penser est devenu compliqué quand les mots ne veulent plus rien dire… Seul l’imbécile a besoin que la guerre soit faite pour comprendre qu’il aurait mieux valu tout faire pour ne pas avoir à la faire. A-ton tout fait ? Non. Je crois même qu’on a tout fait pour la faire, sans jamais avoir essayé quoi que ce soit qui ait pu empêcher qu’elle ait lieu.

La guerre est désormais acquise : la France, hier pauvre, au bord du dépôt de bilan, à deux doigts de la faillite, incapable d’augmenter le SMIC d’un seul euro, dette oblige, a miraculeusement trouvé l’argent pour faire une guerre sans fin. Comme c’était prévisible, le président de la République a choisi de répondre aux attentats du vendredi 13 novembre par plus de bombardements. De la même manière que le Goulag soviétique était la preuve qu’il fallait encore plus de marxisme-léninisme pour l’abolir, augmenter la politique qui conduit au terrorisme est présenté comme la réponse adéquate pour obtenir la fin du terrorisme.

On bombarde l’État islamique. Mais les terroristes sont à Saint-Denis ou dans un quartier de Molenbeek. Entre 500 et 1 000 ou plus sont en France et sont français. Que va-t-on bombarder pour anéantir cette armée secrète ? Un quartier de Saint-Denis ? Une ville de Belgique ? La cité de Lunel, près de Montpellier, où une vingtaine de jeunes, dans une commune de 26 000 habitants, sont partis faire le djihad ?

Il faudrait faire le gendarme et intervenir militairement, non culturellement, pour rétablir l’ordre en France que nous estimons troublé. Le pouvoir en place a donc décidé que c’était la guerre. Manuel Valls a affirmé qu’il était prêt à examiner toutes les solutions : restaurer le contrôle aux frontières, expulser les imams radicalisés, déchoir de la nationalité française ceux qui bafouent les valeurs de la France, placer en détention les 4 000 personnes fichées pour terrorisme sur le territoire national… Ben voyons ! TAKAYCROIRE !

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Thierry-Ferjeux Michaud-Nérard pour Dreuz.info.

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