Publié par Daniel Pipes le 2 mars 2021

À chaque fois qu’on reparle de Lothrop Stoddard (1883-1950), c’est pour évoquer ce raciste de premier plan qui eut une influence majeure mais néfaste dans le domaine naissant des relations internationales, fit office de théoricien du Ku Klux Klan, et contribua à l’élaboration du concept nazi d’Untermensch (sous-homme).

Il faut néanmoins savoir que Stoddard bénéficia d’une grande et belle notoriété au cours des années 1920. Titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université de Harvard et grand voyageur, il fut loué par le président américain Warren Harding et fut indirectement mentionné par F. Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique.

En 1921, Stoddard écrivit aussi une étude prémonitoire intitulée The New World of Islam (Le Nouveau Monde de l’Islam), englobant 250 millions de musulmans « du Maroc à la Chine et du Turkestan au Congo ». En dépit de son racisme débridé, Stoddard identifia de façon impressionnante les tendances à l’œuvre dans l’Islam. Comme Ian Frazier l’observait dans le New Yorker, « quoi qu’il en soit de sa philosophie et de ses méthodes, ses supputations se sont parfois révélées exactes ».

Son livre eut un impact considérable sur l’opinion publique, y compris sur des personnalités telles que le stratège allemand Karl Haushofer, le panislamiste libanais Chekib Arslan, le savant indien S. Khuda Bukhsh et le président indonésien Soekarno. Ainsi, malgré l’infamie qui entache à juste titre la réputation de Stoddard, son ouvrage, à l’heure de son centenaire, mérite d’être analysé.

Stoddard influença la pensée du premier président indonésien, Soekarno (1901-70), figurant ici en 1960 entre l’Égyptien Gamal Abdel Nasser (à gauche) et l’Indien Jawaharlal Nehru.

Stoddard écrivait à une époque où le pouvoir et la richesse du monde musulman étaient au plus bas : les 150 ans d’expansion territoriale occidentale, de 1764 à 1919, venaient de prendre fin et environ 95% des musulmans étaient assujettis à un pouvoir non musulman. Les mouvements d’indépendance ne faisaient que commencer et le pétrole du Moyen-Orient n’avait pas encore été découvert. C’était aussi l’époque où, en conséquence de la catastrophe que fut la Première Guerre mondiale et la remise en question fondamentale que celle-ci suscita, l’Europe entamait, quant à son prestige et son influence, un siècle de déclin brutal.

Dans son livre, Stoddard parle de l’expansion initiale de l’Islam comme de « l’événement peut-être le plus étonnant de l’histoire de l’humanité. » En accord avec ses conceptions racistes, il en magnifie les progrès tant que les Arabes sont à la manœuvre mais en condamne l’arriération sous le règne de Turcs « stupides ». Alors que « les Sarrasins raffinés et faciles à vivre cédaient la place aux Turcs fanatiques et brutaux, … les réactionnaires chauvins » prirent le relais. Le monde musulman « tomba dans la pire des décrépitudes » au XVIIIe siècle. « La vie était apparemment sortie de l’Islam, ne laissant derrière elle que la gangue desséchée d’un rituel sans âme et de superstitions dégradantes. »

Pendant ce temps, l’Europe explorait les océans, établissait son hégémonie économique et exploitait son pouvoir de « maîtresse du monde » pour se livrer à des « politiques impérialistes imprudentes ». Ses conquêtes de terres à majorité musulmane provoquèrent des « flots de rage et de désespoir » face à l’Occident. Par la suite, cette réaction façonna ce nouveau monde de l’Islam dont Stoddard fit le titre de son livre. Le « grand renouveau mahométan » commença dans l’Arabie du XVIIIe siècle avec les Wahhabites. Il entraîna un « ferment profond » et un « bouillonnement de nouvelles idées, de nouvelles impulsions, de nouvelles aspirations. Une transformation gigantesque est en cours et ses conséquences affecteront l’humanité entière. » En 1921, ce processus était bien engagé : « Le monde de l’Islam, mentalement et spirituellement en sommeil depuis près de mille ans, est à nouveau agité, à nouveau en marche. »

Cette marche consiste en partie en la modernisation – soit la transplantation « des idées et des méthodes occidentales » dans les pays à majorité musulmane – en partie en l’expansion – « partout sauf en Europe, l’Islam a repris sa marche prodigieuse tout le long de ses lointaines frontières » – et en partie en la poursuite de l’ambition panislamique d’unifier les musulmans sous un seul dirigeant, le calife.

L’influence occidentale créa un profond tumulte : « Les pères ne comprennent pas les fils, les fils méprisent leurs pères. » Stoddard anticipa avec précision le fait que « la prochaine génération (peut-être la prochaine décennie) pourrait voir la plupart des pays du Proche et du Moyen-Orient conquérir leur autonomie voire leur indépendance ».

Dates des indépendances des pays du Moyen-Orient.

Les perspectives qu’il présente sont contradictoires. Écrivant juste au moment où l’ère libérale de l’Islam commence à s’essouffler inexorablement, il annonce avec un optimisme excessif le probable « triomphe final des libéraux ». Par contre, il prévoit avec plus de précision que ce qu’il appelle le nationalisme panislamique (et ce que nous appelons aujourd’hui l’islamisme) « deviendra un facteur majeur dont il faudra sérieusement tenir compte » en raison de sa vision profondément anti-occidentale.

C’est ainsi que l’infâme Stoddard décela les contours de ce qui allait advenir et que Bernard Lewis allait reconnaître 55 ans plus tard, en 1976. Si Stoddard fut capable d’une telle prescience, c’est parce que, à une époque où triomphaient le matérialisme philosophique et le déterminisme économique, il prenait les idées au sérieux, y compris les idées religieuses. Il avait très bien saisi cette force permanente que constitue l’Islam.

Son ouvrage demeure une excellente leçon pour les analystes d’aujourd’hui. Il ne faut pas tenter de réduire la causalité aux intérêts matériels. Les croyances et les passions comptent au moins tout autant. Voyons comment votre analyse et la mienne résisteront jusqu’en 2121.

Daniel Pipes

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